Études de Théologie Moderne

III. Schleiermacher

Nous arrivons — non plus seulement aux initiateurs philosophiques qui ont influé sur la théologie — mais à l’initiateur théologique lui-même, au père de la théologie moderne, à l’un des plus grands génies théologiques de tous les temps. Son œuvre peut se caractériser en un seul mot : donner à la religion sa base, son origine et sa fonction propre dans l’homme et dans l’humanité, et par conséquent fonder la théologie comme science indépendante et distincte de la philosophie.

Mais cette œuvre elle-même, malgré ce qu’elle a d’indépendant et de distinctif, malgré son originalité, n’est pas sortie du cœur et du cerveau de Schleiermacher comme un coup de pistolet. Elle est en relation intime avec l’époque où vivait son auteur, en relation plus intime encore avec la vie personnelle de celui qui l’a produite. De telle sorte que si le kantisme, si l’hégélianisme peuvent à la rigueur être compris et étudiés en dehors de la biographie de Kant et de Hegel, la théologie de Schleiermacher fait tellement corps avec lui-même qu’il est impossible de l’apprécier en dehors de l’histoire de sa vie.

Une courte esquisse biographique s’impose donc nécessairement ici.

Frédéric-Daniel Schleiermacher est né à Breslau le 21 novembre 1768. Son père, aumônier des troupes prussiennes, appartenait à cette génération tourmentée, pleine des souvenirs du piétisme, mais fortement séduite par le rationalisme alors tout puissant, et qui oscillait de l’un à l’autre, non pas tant en les combinant qu’en se soumettant tour à tour à leur influence contrairee. C’est ainsi que le père de Schleiermacher passa par des phases religieuses très diverses et très opposées, tantôt tellement atteint par le rationalisme qu’il confessa avoir prêché sept années consécutives un Evangile auquel il ne croyait plusf, tantôt tellement gagné par l’étroitesse du piétisme que lorsque son fils lui révéla les premiers doutes qui l’agitaient, il ne sut y voir autre chose que le fruit de l’orgueil et des convoitises du monde.

e – Cela est évident, même chez Herder. On sentait l’insuffisance des deux tendances, mais on était incapable de les juger et de s’en affranchir. Le point d’appui manquait encore.

f – Et voici comment il s’en excuse. Le rationalisme lui a appris que Jésus s’est accommodé aux idées juives ; en s’accommodant lui-même à celles de l’Église, il ne fait donc que suivre l’exemple de Jésus.

Afin de mettre le jeune Frédéric à l’abri de la démoralisation et de la corruption morale qui régnaient partout et surtout dans les écoles, il l’envoya faire ses études chez les frères moraves de Niesky (1783-1785), puis au séminaire, morave aussi, de Barby (1785-1787). Fidèle reflet de son père, Schleiermacher avait eu des doutes religieux dès sa petite enfance. Ils cédèrent d’abord au contact de la piété vivante et affectueuse de la communauté morave. Mais ils ne tardèrent pas à reparaître de nouveau. Ils portaient sur tous les points alors contestés par L’Aufklärung : la corruption originelle de l’homme, la condamnation éternelle, les souffrances expiatoires du Christ, le surnaturel, etc. Et comme il arrive en ces cas l’atmosphère religieuse surchauffée que respirait le jeune homme, ce qu’il pouvait y avoir d’artificiel, de conventionnel et d’exagéré dans la foi sincère pourtant de ceux qui l’entouraient, agit en sens inverse de celui qu’avait espéré son père. La religion lui apparut comme une captivité ; le doute, la négation même, comme une délivrance. L’individualité de Schleiermacher était trop puissante pour vivre en serre chaude ; elle avait besoin du plein air, et de s’y développer librement. Schleiermacher le sentait instinctivement. Il demanda la permission de quitter le séminaire morave et de poursuivre ses études à l’université de Halle, où il se rendit enfin, malgré les appréhensions et les sombres prophéties paternelles.

On pourrait croire, d’après cela, que Schleiermacher oubliât ou repoussât complètement l’influence religieuse morave. Il n’en est rien. Il en gardait beaucoup, entre autres la conception fondamentale de sa théologie : que la religion est une piété, c’est-à-dire un sentiment. L’impression qu’il avait reçue là devait être ineffaçableg. Tant il est vrai qu’aucune réaction n’est absolue ; que l’on accepte toujours une partie de ce que l’on rejette ; que rien n’est sans fruit, pas même les discussions les plus stériles en apparence — un grand encouragement pour nous, Messieurs, dont la discussion absorbe la moitié de la vie — ou encore (comme l’a dit M. Ch. Wagner) que l’adversaire n’est pas un ennemi, mais un collaborateur. Schleiermacher lui-même ne se fit pas faute d’en convenir plus tard. Il disait que son passage parmi les frères moraves avait été le moment décisif de sa vie, et qu’en dehors de ce séjour il ne pouvait concevoir ce qu’il serait devenu. Plus d’une fois il exprima le désir de pouvoir rentrer dans cette existence si calme, si pure, si laborieuse et si féconde en comparaison de celle, vaine, bruyante et agitée, qu’il était obligé de vivre à Berlin. Et dès son premier ouvrage, il parlait ainsi de son enfance : « La piété (Frömmigkeit) fut le sein maternel dans l’obscur sanctuaire duquel s’est nourri mon être ; en elle pénétrait déjà mon esprit bien avant que s’ouvrissent devant moi les perspectives de la science et de la vie réelle ».

g – Comme pour Kant, mais plus pour lui que pour Kant. Nous n’aurons pas de peine à nous en convaincre en retrouvant dans sa théologie les traces des deux principes moraves fondamentaux : celui de l’union directe du croyant avec Dieu par Christ, — et celui de la communion intime des croyants entre eux, si bien qu’ils ne font plus qu’une même âme et qu’un seul esprit. Ces deux principes, dont le premier individualise l’homme, et dont le second le solidarise, sont à la base du système postérieur de Schleiermacher.

A Halle, Schleiermacher fut transporté dans une tout autre atmosphère, celle de L’Aufklärung. La philosophie de Wolf et la critique historique de Semler y florissaient encore, bien qu’alors déjà l’influence kantienne commençât d’y devenir prépondérante. Mais le nouvel étudiant en théologie n’était pas de nature à se livrer passivement à l’influence ambiante. Il eut vite fait de découvrir l’insuffisance intellectuelle autant que religieuse de l’Aufklärung, et s’il étudia Kant au point de s’assimiler le système, il resta réfractaire à son principe et à sa philosophie générale. A cette époque déjà, il était puissamment attiré par la pensée grecque, surtout par Platon, et inaugura la traduction magnifique qu’il en devait publier plus tard.

Ses études terminées, il fut trois ans précepteur dans une famille patricienne (1790-1793), puis professeur dans un orphelinat de Berlin, puis suffragant de campagne à Landsberg, puis de nouveau prédicateur à Berlin, puis professeur extraordinaire à Halle (1804-1807), puis enfin professeur de théologie à Berlin (à la nouvelle Université qui venait de s’y fonder). Il y demeura jusqu’à sa mort, survenue le 12 février 1834, attirant autour de lui un auditoire croissant, avec Hegel, son rival et son adversaire, l’un des hommes les plus écoutés et des plus influents de l’Allemagne théologique.

Son essor intellectuel, la prise de possession de son génie date de son premier séjour à Berlin où il entra d’emblée dans la société semi-littéraire et semi-religieuse qui y brillait alors et dans laquelle se concentrait le courant romantique. On put croire un moment qu’il se laisserait entraîner par ce courant, et non par ce qu’il avait de meilleur, mais au contraire par ce qu’il avait de plus passionné et de plus romantiquement romantique. C’est ainsi qu’il fit paraître, en 1801 (sous le voile de l’anonyme) une sorte d’apologie de la Lucinde de Schlegel, un roman qui était lui-même l’apologie d’une conception esthético-émotionnelle de la vie frisant l’immoralité. Il faut signaler aussi dans le même sens, c’est-à-dire dans le sens d’une espèce d’obscurcissement moral, son amour illégitime, bien que platonique, pour Éléonore Grunow, la femme d’un pasteur berlinois. Ceci, non pour ternir en quoi que ce soit sa réputation, mais pour montrer à quel point furent profondes les diverses influences qui agirent sur lui et à quel point il fut en contact avec l’esprit nouveau qui bouillonnait au commencement du siècle.

Dans le même temps où il se laissait porter par le romantisme, Schleiermacher étudiait Spinoza, qui exerçait sur lui une action considérable et dont il ne se libéra dans la suite que lentement et tardivement. Ce qui le gagnait à Spinoza, c’était exactement ce qui manquait au criticisme kantien : la tendance religieuse foncière, le sentiment de l’infini, l’abandon mystique aux lois éternelles de l’univers. Cet abandon, cette acceptation mystique, n’était-ce pas là le centre et le point de départ spécifique de la religion ? Tout son développement ultérieur ne sera désormais que la reprise, l’élaboration, la justification et l’application de cette idée.

Il la possède déjà en 1799, lorsqu’il étonne l’Allemagne par ses Discours sur la religion, sur lesquels nous reviendrons tout à l’heure. C’est encore la même idée qui reparaît dans les Monologues par lesquels il saluait l’ouverture du siècle, et qui forment en morale la contre-partie de ce que sont en religion les Discours. En 1803, il écrivit un livre important, mais dont le but négatif et le caractère philosophique nous permettront de nous dépréoccuper : l’Esquisse d’une critique de la morale telle qu’elle a été traitée jusqu’ici. En 1806, il publia La fête de Noël, un petit dialogue où la signification de la naissance du Christ est exposée, mais sans aboutir encore à une conclusion plus précise que celle-ci : « Le sentiment est tout », et c’est dans le sentiment d’adoration que se résolvent les contraires. En 1808, il épousa Henriette von Willich, la veuve d’un de ses anciens amis. Sa brève Encyclopédie des sciences théologiques montre qu’alors déjà il avait élaboré les grands traits de son système ; c’est dans cette brochure qu’il révèle pour la première fois son génie systématique. En 1821, enfin, parurent les deux volumes de sa Dogmatique (dont la seconde édition porte la date de 1831). C’est là l’œuvre de sa maturité ; c’est le livre de Schleiermacher, celui qui a fait époque, et dont je dirais presque qu’il est nécessaire de l’étudier si l’on veut, non seulement comprendre tout le mouvement théologique subséquent, mais même se rendre compte de ce qu’est et de ce que doit être une dogmatique véritable.

Au reste, pendant les vingt-cinq ans de son professorat berlinois, Schleiermacher ne professa pas la dogmatique uniquement. C’est un privilège de l’organisation universitaire en Allemagne, que les professeurs n’y sont pas astreints à un programme fixe. Il enseigna la morale, l’histoire ecclésiastique, la pédagogie, la psychologie, la dialectique, la vie de Jésus, etc., sans parler de ses nombreuses et intéressantes prédications. Tout cela a été recueilli et publié après sa mort d’après ses manuscrits et d’après des notes d’étudiants.

Le récit que nous a laissé sa veuve, de sa dernière maladie et de sa mort, est du plus haut intérêt. Il prouve (ce que déjà laissait entrevoir la succession de ses œuvres, et en particulier la différence entre la première et la seconde édition de sa Glaubenslehre) que Schleiermacher progressa jusqu’à la fin, non seulement dans la maîtrise théologique, mais surtout dans la profondeur et l’intensité de la vie chrétienne. Sa mort ne fut pas une de ces morts triomphantes auxquelles nous fait assister quelquefois le christianisme, et dont il a seul le secret ; mais ce fut une mort paisible et grave. Il l’accepta sans murmure, sans impatience et sans effroi et resta jusqu’au bout plongé dans une sorte de contemplation sérieuse et recueillie du monde invisible. Son dernier acte fut la célébration de la Cène ; et sa dernière parole, après celle de l’institution qu’il prononça lui-même, fut celle-ci : « Dans cet amour et dans cette communion (la communion de Jésus-Christ) nous sommes et nous demeurons unis. » Peu auparavant, il en avait prononcé d’autres qui m’ont toujours frappé : « Ich bin doch eigentlich in einem Zustand, der zwischen Bewusstsein und Bewusstlosigkeit schwankt, aber in meinem Innern verlebe ich die göttlichsten Momente ; … ich muss die tiefsten speculativen Gedanken denken und sie sind mir völlig eins mit den innigsten religiösen Empfindungen. » Elles sont en quelque sorte la consécration pratique et suprême de sa théologie.

*

Le premier ouvrage de Schleiermacher fut aussi celui qui eut le plus grand retentissement général. Plus religieux que théologique, et plus apologétique encore que religieux, il manifeste cependant les bases sur lesquelles l’auteur devait construire ultérieurement son système. Surtout il inaugura dans l’Allemagne entière une nouvelle attitude des esprits, qui devait être féconde même pour la théologie qui ne se réclame pas directement de Schleiermacher. C’est à ce double point de vue que nous l’examinerons. Les Discours sur la religion décidèrent de la victoire sur le rationalisme plus encore que la philosophie de Hegel. Pour comprendre l’influence qu’ils exercèrent, il ne faut pas mesurer leur contenu à la plénitude de l’Évangile, mais à la pauvreté de l’univers religieux dans lequel on avait vécu. Il ne faut pas non plus s’attacher à leur forme, qui est la forme poétique et rhétorique du temps (origines du romantisme ; que l’on songe à Bernardin de Saint-Pierre et à Chateaubriand) et dont nous goûtons difficilement l’emphase, mais qui, précisément parce qu’elle était celle de l’époque, était la plus favorable et la mieux faite pour être comprise. Tout ce qui nous paraît aujourd’hui gonflé, prétentieux ou déclamatoire semblait alors l’expression naturelle d’une haute inspiration. Et, de fait, c’est par cette inspiration que l’ouvrage devait surtout agir et qu’il nous captive encore. On a pu dire du ton des Discours que l’auteur y parle comme s’il voulait communiquer à ses lecteurs une inspiration dont il affirme cependant qu’elle n’est pas transmissible, mais que chacun doit la trouver en soi-même.

A vrai dire, il y a une grande analogie entre les Discours de Schleiermacher et les derniers ouvrages de Herder, en particulier celui sur Religion und Lehrmeinung, antérieur de deux ans seulement.. Peut-être même y a-t-il plus qu’une analogie, peut-être y a-t-il dépendance ; peut-être Schleiermacher a-t-il beaucoup reçu de Herder, actuellement trop méconnu. La tendance générale des deux auteurs est la même : tous deux protestent contre l’identification de la religion et de la doctrine, de la religion et de l’Église ; tous deux font ressortir le caractère intime de la vie religieuse, l’immédiateté de l’impression religieuse, et l’indépendance de l’individualité religieuse. Des deux parts, c’est la même réaction contre le moralisme kantien, contre la théorie kantienne de la religion, contre l’individualisme abstrait du kantisme, et le retour vers un réalisme plus objectif.

Seulement — et c’est ici que se fait jour la différence, — tandis que Herder opère ce retour dans le sens de l’histoire et de la réhabilitation des droits de l’histoire, Schleiermacher l’opère dans le sens de la mystique et du sentiment subjectif. Et cette différence, qui n’est pas à l’avantage de Schleiermacher — au moins sous la forme excessive où elle se fait jour dans les Discours, — explique précisément son succès. Il parle à ses contemporains, dans la sphère religieuse, le langage que ceux-ci commençaient d’entendre dans la littérature, et plus généralement dans le romantisme. Tandis que la pondération de Herder le dessert, l’exagération de Schleiermacher le sert. Elle lui donne prise sur ce qu’il y avait alors de plus sensible et de plus vivant dans la pensée allemande. Ses défauts et ses qualités, tout concourt à faire de lui ce qu’il fut en effet : l’interprète du christianisme auprès d’un monde qui ne le connaissait plus, et l’instrument approprié d’une rénovation religieuse féconde. Là où Herder parle d’une intuition ou révélation divine générale, inséparable de l’activité intellectuelle et morale et coïncidant avec le développement historique de l’humanité, Schleiermacher sépare au contraire cette intuition ou cette révélation divine de toute activité intellectuelle ou morale, de toute contingence historique. Il la place dans le sentiment intime de chaque sujet individuel, dans un sentiment qui n’a rien à voir avec son activité extérieure, ni avec les catégories de sa représentation mentale, dans le sentiment spécifique de l’absolue dépendance. Pour tous deux la religion est essentiellement une chose du cœur, mais tandis que chez Herder l’attitude ou l’affection du cœur se complète par celle de l’être qui la partage tout entier ; chez Schleiermacher elle s’en distingue, elle s’en sépare, elle se replie sur soi, craignant par dessus tout le contact profane de la raison et de l’activité extérieure.

C’est par là que Schleiermacher se rattache étroitement au romantisme, avec son culte du moi, son adoration pour l’intimité subjective (bonne ou mauvaise, mais toujours sainte parce que toujours intime) de la personne humaine. Jacobi, Schlegel, Novalis, avaient déjà parlé dans ce sens. Novalis avait dit que tout sentiment absolu (quel qu’il soit) était religieux parce qu’absolu. Le point de départ de Schleiermacher n’est donc pas si original qu’il le semble ; mais il le devint par la puissance avec laquelle il fut adopté et mis en œuvre.

Pour en donner une idée, voici un exemple entre mille de la manière à la fois hautaine, dédaigneuse et géniale dont en usait l’auteur à l’égard de la classe cultivée à laquelle il s’adressait : « Vous rejetez les enseignements et les dogmes de la religion ! Qu’à cela ne tienne ! Seulement ne croyez pas vous être ainsi débarrassés de la religion. Ne vous figurez pas qu’ils en constituent l’essence. La religion n’en a pas besoin. C’est la réflexion seule qui en a besoin, et qui les crée parce qu’elle en a besoin… Vous repoussez les miracles, la révélation, l’inspiration ! A merveille ! Nous ne sommes plus des enfants qui se plaisent aux contes de fées. Bon courage ! Répudiez tout ce que l’on tient communément pour tel. Et je vous montrerai, moi, d’autres miracles, d’autres révélations, une autre inspiration. Tout est miracle de ce qui touche en quelque manière à l’univers, à l’infini ; et tout le fini touche à tout l’infini, comme son symbole et son emblème. Toute communion originale et profonde de l’homme avec l’univers n’est-elle donc pas une révélation ? Tout sentiment immédiat n’est-il pas une inspiration ? La religion à laquelle je vous conduis ne réclame pas la croyance aveugle, elle ne demande à la science aucun sacrifice ; elle est toute naturelle, toute conforme à la nature, et en même temps elle est toute surnaturelle, elle est tout action delà grâce divine… Vous croyez à un Dieu personnel et à une immortalité personnelle ! Ah ! je le vois, vous n’êtes encore que des écoliers dans L’Aufklärung ! Pour moi, je n’ai plus besoin de ces croyances, depuis longtemps je vous ai dépassés. Mon Dieu c’est l’Univers, la vivante unité spirituelle de tout ce qui est, qu’appréhende mon sentiment et qui me fait conscient de ma propre infinité. Et je vous mets au défi d’atteindre Dieu autrement que par ce sentiment ! Là est la possession et la vraie connaissance de Dieu. La religion véritable n’a rien à faire avec un Dieu supra et extra-cosmique ; l’essence de la religion, c’est la divinité immanente répandue dans le monde… Quant à votre petite immortalité personnelle, hors de l’espace et hors du temps, en vérité, quelle immortalité est-ce là ? Celui-là seul qui s’abandonne tout entier à Dieu, l’éternité vivante, celui-là seul sait ce que c’est que l’immortalité : au sein du fini communier avec l’infini ; dans chaque instant qui passe réaliser l’éternel, voilà l’immortalité religieuse véritable. C’est pourquoi je vous dis : tendez d’abord à vous effacer vous-même, sacrifiez d’abord votre personnalité éphémère, visez à devenir quelque chose de plus grand que vous, en sorte qu’en vous perdant vous-même vous perdiez peu de chose. Et lorsque, travaillant de la sorte à diminuer et à grandir — à diminuer pour grandir, — vous sentirez sourdre en vous d’ineffables aspirations et qu’un Heimweh divin s’emparera de votre âme, eh bien ! alors, je vous parlerai des espérances que la mort nous apporte et je vous instruirai d’une immortalité plus haute. » — Cet unique spécimen suffit pour juger du ton et de la manière des Discours. On le sent, c’est l’œuvre d’un tout jeune homme, d’un jeune romantique. Hugo, Musset, Lamartine, des milliers d’autres en Allemagne et en France se sont exprimés de la sorte. Cependant il y a une différence — elle ne tardera pas à se faire voir ; pour le moment elle est encore indiscernable, sauf peut-être dans le besoin apologétique et parénétique, dans la hauteur superbe, dans la fervente et dédaigneuse assurance d’une conviction absolue.

Dans son second discours, Schleiermacher définit le sentiment religieux comme le sentiment spécial qui résulte du contact original (antérieur à la cou-science que l’on en prend, puisqu’on en prend conscience) du moi avec le principe de l’univers, ou avec le non-moi absolu. Dans cette sensation primitive l’objet et le sujet ne sont pas encore distincts. La sensation elle-même est encore subconsciente. En devenant consciente elle donne naissance au sentiment religieux d’un côté, à l’intuition religieuse de l’autre. Ce sentiment fondamental, siège et principe réel de la religion, est décrit comme « la communion immédiate et sainte, exempte d’erreur, de l’univers avec la raison subjective incarnée », communion qui se perpétue par « un embrassement fécond ». « Notre sentiment, dit-il encore, pour autant qu’il exprime notre être et notre vie, l’être et la vie de l’univers, et le rapport qui les unit, constitue notre piété. Cela seul est élément de la religion, mais tout cela en fait partie. Il n’y a point de sentiment (Empfindung) qui ne soit pieux (religieux), à moins qu’il ne procède d’un état morbide. » — Malgré tous les développements que donne ici l’auteur, et les images poétiques dont il revêt son idée, l’idée reste confuse. On ne voit pas très bien pourquoi le sentiment qu’il décrit serait religieux, serait même à la source de toute religion, puisque la définition qu’il en donne est valable pour tout sentiment quelconque, et englobe même la plus sensible des sensations.

A côté du sentiment religieux, Schleiermacher parle aussi d’intuitions religieuses, qui se développent concurremment au sentiment. La manière dont il en parle n’est pas non plus la clarté même (il en parle même davantage dans la première édition des Reden que dans les éditions postérieures, où elles jouent un rôle moins considérable). Il semble être obligé de le faire, moins par une nécessité interne de sa conception, que par une nécessité externe, celle de ne pas laisser le sentiment dans un état de complète indétermination et de l’éclairer, de le qualifier par quelques lueurs de la pensée. L’objet de l’intuition religieuse c’est l’univers ; non pourtant l’univers en soi, mais l’univers dans le spectacle général de la nature de la vie humaine. L’intuition religieuse ne s’attache pas aux phénomènes ou aux individus particuliers, mais aux lois, à l’harmonie universelle, à l’humanité dans son ensemble.

Dans ses relations avec le sentiment religieux, l’intuition religieuse produit les sentiments particuliers de l’humilité, de l’amour, de la reconnaissance, de la compassion, du repentir ; tous sentiments proprement religieux ; ils n’appartiennent pas à la morale, parce qu’ils poussent moins à l’activité extérieure et pratique qu’à la formation d’un état d’âme intérieur. Dans chaque religion particulière, ces sentiments sont identiques au fond, mais ils revêtent un caractère particulier, ils reçoivent en quelque sorte une architecture ou une teneur différente. C’est cette teneur différente des affections religieuses (et non la doctrine ou dogme) qui constitue l’originalité distinctive des différentes religions. Et c’est pourquoi aussi chaque religion est vraie par elle-même et pour autant qu’elle n’est pas encore engagée dans les constructions logiques de la raison raisonnante, c’est-à-dire dans les propositions doctrinales et dogmatiques. La distinction entre le vrai et le faux ne s’applique qu’à la pensée religieuse ; elle n’est pas applicable à la religion elle-même, qui est toujours vraie lorsqu’elle est intuition pure et sentiment pur. Aucune religion, comme telle, n’est étroite ou exclusive ; il n’y a d’étroit que les systèmes qu’on échafaude à son sujet. Ce ne sont pas les hommes vraiment religieux qui ont rempli le monde de disputes et de discussions religieuses, mais les théoriciens de la religion. Pour une âme pieuse tout devient également sacré, même ce qui lui est dissemblable ou hostile, même ce qui est profane et commun. La religion ne saurait être tenue pour responsable d’aucun acte fanatique, par la raison bien simple qu’elle ne pousse nullement à l’activité. Le sentiment religieux n’agit pas, en effet, directement sur l’activité. L’action ne procède pas du sentiment. Le sentiment et l’action sont deux choses distinctes qui vont de pair sans se déterminer réciproquement. « Rien ne doit être fait par religion, mais tout doit être fait avec religion. Les sentiments religieux doivent accompagner l’activité pratique comme la musique accompagne la marche des soldats. »

Les propositions doctrinales et les dogmes dont l’histoire prouve qu’ils ont toujours accompagné la religion, ne lui appartiennent pas essentiellement. Ils résultent de l’interprétation du sentiment religieux par la pensée, et de la nécessité où se trouve l’homme pieux d’exprimer, de communiquer ses sentiments. On peut être très religieux et manquer de toute notion précise sur le miracle, la révélation, ou l’inspiration, par exemple. Mais les notions s’imposent dès qu’on veut réfléchir sa piété. Elles ont donc le droit d’exister puisqu’elles sont nécessaires, mais à la condition de ne valoir que comme expression d’un état d’âme subjectif et de ne pas prétendre à la vérité métaphysique. Le miracle, c’est le nom par lequel la piété désigne ce qui arrive, ce qui se passe ; tout ce qui arrive, tout ce qui se passe est miracle à ses yeux. Le mot de révélation exprime toute communication de la vie universelle à l’homme, d’où résulte pour lui un sentiment nouveau ou une intuition spéciale. Le mot d’inspiration désigne toute vivification, toute incitation interne du sentiment religieux chez le fidèle. La prophétie est l’intuition ou le pressentiment du développement organique nécessaire des éléments actuels de l’histoire. Toutes ces expressions sont en réalité celles d’états de conscience du sujet religieux, états de conscience qui, à des degrés variables, accompagnent toujours la piété et sont toujours identiques quant à leur essence fondamentale. Et c’est précisément parce que chacun peut et doit les éprouver que la foi ne doit pas, ou ne doit que transitoirement être liée à une autorité externe. « Il s’en faut, écrit Schleiermacher, que tous ceux qui croient à un livre saint soient religieux par là-même ; ceux-là seuls sont religieux qui le comprennent d’une manière immédiate et vivante, et qui, par conséquent, sont aussi le plus capables de s’en passer ».

Il en est de même des idées de Dieu et de l’immortalité. Elles non plus ne sont ni les prémisses, ni les présuppositions nécessaires de la religion, mais les produits de la réflexion religieuse. Aussi la manière de concevoir Dieu est-elle d’importance secondaire. Que l’on personnifie l’esprit vivant de l’univers, ou qu’on le conçoive d’une manière impersonnelle, cela est, au fond, de peu de conséquence, et chacun est libre d’en faire à son gré. Ce qui importe, c’est que chacun perçoive le divin d’une manière directe et vivante, que chacun ait le sentiment de Dieu ; de toutes manières le sentiment, s’il est authentique, sera plus juste et plus vrai que la notion. — A l’égard de l’idée courante de l’immortalité, Schleiermacher se comporte plus négativement encore. Elle lui paraît, somme toute, plus impie que religieuse, parce qu’elle trahit, avec un souci anxieux de la perpétuation personnelle, un attachement mesquin aux formes physiques de l’existence terrestre. Nous avons vu déjà de quelle manière il s’exprime sur ce point.

Le troisième discours décrit, juge et condamne sévèrement l’état religieux de l’Aufklärung. Cela est connu, nous n’y revenons pas.

Le quatrième discours est relatif à l’Église et au sacerdoce ; il détermine ce qu’est et ce que devrait être la communauté religieuse. L’Église actuelle, pour Schleiermacher, n’est pas une société vraiment religieuse. Elle est composée, non de ceux qui possèdent la religion, mais de ceux qui la cherchent encore. Un seul homme est censé l’avoir ; tous les autres, par contre, sont censés la recevoir de lui. Elle est la contrefaçon et la caricature de l’Eglise véritable. Composée de mineurs spirituels, et visant à perpétuer leur minorité plutôt qu’à les émanciper, elle est nécessairement affectée de vices graves : au principe d’autorité et à la méthode doctrinaire et traditionnelle dont elle use, s’ajoutent nécessairement la superstition, l’esprit sectaire, l’attachement aux usages reçus et la séparation du clergé et des laïques. Mais tous ces maux sont portés à l’extrême et deviennent insupportables par l’ingérence de l’Etat dans la vie ecclésiastique. Laissée à elle-même, l’Église serait sortie de son imperfection. Ses membres fidèles se seraient séparés de la masse indifférente et se seraient constitués en petites communautés indépendantes autour de conducteurs librement choisis. Mais l’ingérence de l’État a transformé le ministère pastoral — qui devait être libre, spontané, prophétique et fraternel — en une administration bureaucratique dont le souci n’est pas la religion, mais le salaire et l’avancement. On y ajouta des articles de foi, on prescrivit certains rites, et le tout fut rabaissé au niveau profane d’une institution politique. Cela est intolérable : « Hinweg mit Jeder solchen Verbindung zwischen Kirche und Staat ! Das bleibt mein Catonischer Rathspruch bis an’s Ende, oder bis ich es erlebe sie wirklich zertrümmert zu sehen ! »

En contraste avec l’état ecclésiastique actuel, Schleiermacher expose celui de l’Eglise idéale, dont il affirme qu’elle se réalisera dans la suite. Elle ne sera plus l’assemblage de ceux que l’on prépare ou qui se préparent à la religion, car la religion n’aura plus besoin d’une telle préparation ; l’initiation se fera toute dans le cercle de la famille. Il n’y aura plus de pastorat ni d’enseignement officiel, plus de distinction entre clergé et laïques. Le ministère spirituel sera tout privé et personnel ; les temples seront remplacés par des chambres quelconques, tantôt ici, tantôt là, et ces réunions seront celles d’amis inspirés des mêmes dispositions. Alors et sous cette forme, qui est la vraie, !a religion fleurira et se répandra sans obstacles, sans luttes, sans divisions, dans le monde entier. Impossible de ne pas retrouver ici le souvenir vivant des communautés moraves, qualifié par une pointe de sentimentalité et d’utopie romantique.

Le cinquième et dernier discours traite des religions positives. Le sentiment religieux est une quantité incommensurable ; son existence se manifeste nécessairement sous la forme d’une pluralité de religions positives, et non sous la forme abstraite et vague d’une religion unique. Ceux qui prétendent revenir à une seule religion, soi-disant naturelle (c’était la prétention de L’Aufklärung et c’est encore celle de tous les rationalismes), ne prouvent qu’une chose, selon Schleiermacher : c’est qu’ils ne sont pas véritablement religieux ; ils préfèrent à une religion véritable ce qui a cessé d’être une religion, ce qui n’est qu’un vaste et vague syncrétisme dans lequel s’annulent et s’ensevelissent tous les éléments authentiques des religions vivantes. La « religion naturelle » est tout ce qu’il y a au monde de moins naturel ; ce n’est pas une création, c’est une décomposition religieuse. Car il est dans la nature du phénomène religieux de ne se produire qu’en s’individualisant. Jamais il ne procède d’un consensus traditionnel, toujours il jaillit d’une révélation particulière. Cette révélation contient sans doute tous les éléments religieux communs aux autres religions, mais elle les groupe à sa manière autour d’une intuition fondamentale et d’un sentiment dominant. Et ce groupement spécial fait l’originalité spéciale de chaque religion positive. En principe, il devrait y avoir — et il y a jusqu’à un certain point — autant de religions positives que d’individualités ou de tempéraments religieux. Si leur nombre est restreint, ce n’est point par excès, mais par défaut d’individualités authentiquement vivantes. Bref, dans les religions positives tout est caractéristique, concret et par conséquent individuel ; au contraire, dans la prétendue religion naturelle, tout est général, fluide et creux. La religion naturelle ressemble à une âme qui refuserait de naître parce qu’au lieu de s’incarner dans un homme, elle voudrait s’incarner dans l’humanité entière. Schleiermacher est revenu plus tard de cet individualisme excessif en le coordonnant aux besoins de solidarité sociale, dont il ne tient pas compte ici.

Schleiermacher admet que le développement des religions positives s’est effectué par le passage du type fétichiste au type polythéiste, et du type polythéiste au type monothéiste (un développement alors généralement admis, mais aujourd hui contredit par l’histoire des religions ; quant au panthéisme, il n’est pas une forme positive de la religion, il en est une théorie spéculative, que comporterait fort bien la piété si le panthéisme n’était d’ordinaire un simple masque pour le matérialisme). Il tient en médiocre estime le monothéisme juif — dont l’idée centrale est celle de la rétribution temporelle — et n’accorde en aucune façon que le christianisme en ait procédé : « Ich hasse in der Religion diese Art von historischen Beziehungen ; jegliche hat für sich ihre eigene und ewige Nothwendigkeit, und jedes Anfangen einer Religion ist ursprünglich. »

L’idée centrale du christianisme est celle de la rédemption, c’est-à-dire de la réconciliation du particulier et de l’universel, du fini et de l’infini, de Dieu et de l’homme. « La corruption et la rédemption, l’inimitié et la médiation, tels sont les éléments essentiels et indissolublement complémentaires du sentiment religieux chrétien autour desquels vient se grouper toute la substance du christianisme. » Le caractère polémique de cette religion s’explique par l’impiété générale qu’elle rencontre dans le monde, d’où résulte aussi le trait de « mélancolie » qui l’accompagne toujours (romantisme). Quant à son fondateur, ce qui constitue son privilège, ce n’est pas la pureté de sa doctrine morale (elle ne fait qu’exprimer un état de conscience morale naturellement accessible à tous les hommes) ; ce n’est pas non plus la synthèse admirable de toutes les vertus contraires qui s’harmonisent dans son caractère. Non, ce qu’il y a de vraiment divin en Christ, c’est l’indescriptible puissance avec laquelle il a senti que tout ce qui est fini a besoin de la consécration de l’infini pour s’unir à la divinité, c’est la claire intuition qu’il a eue de la nécessité d’une médiation, d’une réconciliation, d’une rédemption religieuse pour l’homme profane, c’est-à-dire captif de son existence physique. La conscience de la supériorité de ses rapports avec Dieu, de l’immédiateté de son union avec Dieu, de la réalité de sa vie en Dieu ; la conscience aussi d’en pouvoir témoigner avec assez de force pour la reproduire chez les autres, voilà ce qui constitue l’originalité distinctive de Jésus, son caractère messianique et, pour tout dire, sa divinité. — Mais Schleiermacher ajoute que jamais Jésus ne s’est donné pour le médiateur unique (?), qu’il n’a jamais réclamé que l’on adoptât ses idées parce qu’on adoptait sa personne, et qu’il n’a jamais présenté ses propres sentiments et ses propres intuitions comme couvrant et épuisant tout le champ de la vie religieuse (?). De même ses premiers disciples n’ont marqué aucune limite aux possibilités infinies de la révélation spirituelle. La Bible donc n’empêche aucun livre de devenir Bible à son tour. Il est vrai que le christianisme est éternel en ce sens qu’en aucun temps, l’humanité ne pourra se passer de médiateur et de rédempteur. Mais le christianisme n’est pas exclusif d’autres formes de la vie religieuse ; il se refuse à les dominer ou à les concentrer toutes en lui-même ; il en accueillerait volontiers d’autres plus fraîches, plus vivantes, plus modernes, et peut-être qu’une âme vraiment prophétique pourrait déjà discerner et prévoir la forme du sentiment nouveau qui deviendra médiateur entre l’humanité future et son Dieu. On reconnaît sans doute ici, soit une concession inconsciente à l’Aufklärung, soit plutôt une illusion de jeunesse romantique. Schleiermacher, de même que tous ses contemporains, se sent à l’ouverture d’une ère nouvelle de l’humanité et en partage les chimériques espérances de progrès indéfini. — Plus tard, il restreignit considérablement les affirmations précédentes. Ce développement de la religion en dehors du christianisme, il le ramena à un progrès interne du christianisme lui-même, et il réattribua à Jésus-Christ son rôle de médiateur unique, absolu et définitif.

Il est difficile, il est presque impossible actuellement de s’expliquer l’influence prodigieuse qu’exerça ce livre en Allemagne. Cela ne se comprend que par les rapports intimes qui existaient alors entre les besoins de la pensée religieuse et la réponse, exactement correspondante à ces besoins, que produisit Schleiermacher. Pris en eux-mêmes, et indépendamment de leurs précédents historiques, les Discours n’ont rien de spécifiquement chrétien. Les disciples les plus enthousiastes du maître, tel que Lücke, par exemple, convinrent plus tard que c’était plutôt une apologie de la religion en général que de la religion chrétienne, une prédication pour ceux du dehors plutôt que pour ceux du dedans. Ce qu’il y a de sûr, c’est que le Schleiermacher de la Dogmatique n’aurait pas écrit ses Discours de la même manière. Les temps avaient rapidement changé. Dans la préface de la troisième édition (1821) il remarque lui-même que « les hommes auxquels il s’était adressé en 1799 n’existaient plus, et que si l’entreprise était à refaire, on aurait à défendre le christianisme moins contre le rationalisme que contre une certaine piété extrapieuse (Frömmeinde und Buchstabenknechte, unwissend und lieblos verdammende Aber-und Uebergläubige). Mais ce n’était pas seulement l’esprit général qui avait changé, c’était l’auteur lui-même. Cela se remarque aux notes nombreuses qu’il met au pied de son propre texte et par lesquelles il cherche vainement à réduire les différences fondamentales qui existent entre sa conception précédente et sa conception actuelle du christianisme.

A première vue, on serait tenté de prendre les Discours tels que nous venons de les analyser sommairement, pour une manifestation romantique, exaltée, vigoureuse, de pur panthéisme. Plusieurs critiques et plusieurs théologiens l’ont fait et le font encore. Et l’on ne saurait dire que Schleiermacher ne donne lieu à ce reproche, tant par le fond même de sa penséeh que par le célèbre hommage qu’il rend à Spinoza, « le saint Spinoza, qui fondit sa vie dans celle de l’infini. In heiliger Unschuld und tiefer Demuth spiegelte er sich in der ewigen Welt, und sah zu, wie auch Er ihr liebenswüdigster Spiegel war ; voller Religion war Er und voll heiligen Geistes ».

h – Identification de l’univers avec Dieu ; identification du sentiment religieux avec le sentiment immédiat et synthétique de l’univers.

Et cependant ne prendre les Discours que par ce côté-là, n’y voir qu’un panthéisme rajeuni, vivifié, exalté par l’inspiration romantique, c’est renoncer à comprendre l’influence et la qualité de l’influence qu’ils exercèrent en fait, et qui fut de tout autre nature et de tout autre portée. Comme exemples de cette influence, et parmi des centaines d’autres, je me borne à citer les noms de deux théologiens qui ne se rangèrent pas au nombre des disciples de Schleiermacher, dont l’un fut même hostile à sa théologie, et qui tous deux lui attribuèrent les origines de leur vie religieuse : Marheineke (droite hégélienne) et Claus Harms (orthodoxie accentuée). « Je posai le livre, écrit Harms,… et soudain je reconnus que j’étais affranchi de tout esthétisme et de tout rationalisme religieux, que c’en était fait de tout propre-faire et de tout propre-savoir dans l’œuvre du salut, et je vis, comme à la lueur d’un éclair, la nécessité d’une rédemption divine… Qu’on taxe ce phénomène de mythe, de fantasmagorie, et qu’on me tienne moi-même pour un mystique, je n’y puis rien changer. C’est de ce moment-là que date ma naissance à la vie chrétienne, ou, pour parler plus exactement, la mort de mon ancien moii. »

i – Claus Harms, Lehensbeschreibung, 1851, p. 68.

Il y avait donc dans les Discours, dans Schleiermacher lui-même, quelque chose de plus et quelque chose de mieux que ce qu’une analyse et même une lecture actuelle y fait découvrir, un élément indéfinissable, impondérable, mais vivant et vivifiant, précisément la réalité même et le mystère de la vie religieuse, qui va se développer plus tard et que nous chercherons à saisir dans la Dogmatique.

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Au nombre des critiques les plus légitimes que l’on adressa aux Discours, il en est une qui frappe immédiatement : l’absence de tout rapport entre la religion et la morale, la négation même de la morale par la religion (déterminisme absolu du sentiment religieux, entièrement et passivement déterminé par le contact de l’univers). A ce reproche auquel il fut sensible, Schleiermacher répondit par les Monologues (1800), un petit livre du même genre que les Discours, inspiré du même esprit, mais dont la forme se ressent de l’étude des ouvrages de Platon, à laquelle le jeune maître de Halle se livrait ardemment. Selon l’opinion générale des critiques, les Monologues sont inférieurs aux Discours. Ce n’est pas mon avis ; l’impression personnelle que j’en ai eue, étant étudiant, a été très forte. Tout ce que je concéderai, c’est que l’auteur, qui est un génie religieux, beaucoup plus qu’un génie moral, se meut ici sur un terrain moins familier et moins étendu.

Aussi bien il serait exagéré de prétendre que Schleiermacher ait répondu par les Monologues au reproche de rompre les liens qui unissent la religion et la morale. Il ne répondit qu’au reproche de sacrifier la morale à la religion, ce qui est tout autre chose. Les Monologues, en effet, sont le pendant, la contre-partie des Discours, mais non leur complément. Là c’était une religion indépendante de la morale ; ici c’est une morale indépendante de la religion. Et sous ce rapport Schleiermacher reste fidèle à lui-même : rien ne doit être fait par religion, mais tout avec religion. Le principe formel des deux ouvrages reste le même : c’est la conscience, la contemplation et la description du moi dans son originalité première. Mais tandis que tout à l’heure c’était le moi dans le sentiment religieux de sa dépendance à l’égard de l’univers (formé, déterminé par l’univers), maintenant c’est le moi dans le sentiment moral de sa liberté infinie (formant et déterminant l’univers). Tout à l’heure c’était Spinoza avec la prépondérance exclusive de l’objet sur le sujet ; maintenant c’est Fichte (celui de la première période) avec la prépondérance exclusive du sujet sur l’objet. Ces deux attitudes contraires ont ceci de commun qu’elles procèdent toutes les deux d’un même individualisme, d’un même subjectivisme fondamental (romantisme) ; mais elles cohabitent dans le moi sans y trouver une synthèse psychologique justificatrice.

Il faut ajouter déplus que la morale de Schleiermacher est antikantienne au plus haut degré. Elle ne fait pas la différence kantienne des devoirs et des penchants. Elle les absorbe réciproquement les uns dans les autres (et surtout les devoirs dans les penchants) en transformant la loi morale de l’impératif en un instinct vital sans commandements catégoriques, lequel n’a qu’à se développer complètement et normalement chez chaque individu pour réaliser l’harmonie de son être moral. Le principe de la morale des Monologues peut s’exprimer ainsi : développement personnel par une culture harmonieuse et libre des dispositions naturelles de chaque individu — et bienveillante sympathie pour toute originalité individuelle étrangère. Ce principe, il faut le reconnaître, n’a aucune valeur morale en lui-même. C’est le principe de l’évolution. Il a pour prémisse la bonté naturelle foncière de l’homme et cadre mal avec ce que l’auteur disait du péché dans ses Discours. Il vaudra ou ne vaudra pas suivant ce que vaudra l’homme qui l’applique. Mais justement parce qu’il n’est pas impératif, il laisse l’homme livré à lui-même et ne le soulève jamais plus haut que lui-même, ne le retient jamais devant une chute. Ce fut, au fond, la morale du romantisme dans tous les pays. Comme génie moral, Schleiermacher est très inférieur à Kant.

Il y aurait sur la position théologique prise par Schleiermacher dans les deux ouvrages de son début, bien des critiques à faire. Il y en aurait deux surtout qui sont d’une singulière gravité. La principale porterait sur les origines de la vie religieuse et sur le mode du phénomène qui la détermine ; elle est trop importante pour que nous l’effleurions ici, nous la gardons pour plus tard. L’autre porte sur l’individualisme effréné de Schleiermacher. Ce qui lui manque évidemment dans cette période, c’est la conscience de la solidarité spécifique de l’individu à l’égard de la race, et de la race elle-même à l’égard de ses antécédents historiques, ainsi que le sentiment de l’obligation qu’a l’individu de participer à la fin suprême de l’humanité. Il y a là, sans contredit, une lacune considérable, une exaltation outrancière du moi, dont Schleiermacher va se corriger peu à peu (dans la mesure exacte où il s’élèvera au-dessus du romantisme pur et simple) par l’application du second principe morave : celui de l’importance collective de l’Église comme communauté des fidèles. Il n’était pas inutile de caractériser ce point de départ, afin de mieux apprécier les progrès ultérieurs.

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Deux mots en passant, d’un petit livre qui nous intéresse surtout parce qu’il est le premier indice de la position que prend Schleiermacher vis-à-vis de la personne de Christ. Si le Banquet de Platon avait pour objet la glorification de Socrate, on peut dire que les dialogues de la Weihnachtsfeier (1806) ont pour objet la glorification de Jésus. Et certainement il y a là plus qu’une analogie de hasard, il y a une analogie voulue. Elle saute aux yeux si l’on se rappelle que l’auteur s’occupait alors activement de la traduction des œuvres de Platon.

Schleiermacher personnifie les diverses attitudes que l’on peut prendre vis-à-vis du Christ : l’attitude naïve de l’enfant, l’attitude contemplative et plutôt sentimentale de la femme, l’attitude d’un théologien critique et rationaliste, celle d’un théologien raisonneur et scientifique, celle enfin d’un théologien spéculatif. De conclusion formelle, il n’y en a point. On ne voit même pas bien auquel de ces points de vue se rattache l’auteur, peut-être à tous les cinq. Tout en revient au sentiment. Et le dernier mot de l’ouvrage est que toute explication quelconque de la personne de Jésus demeure insuffisante, pèche par quelque endroit, mais que tous les contraires se résolvent dans la contemplation recueillie d’une pieuse adoration.

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La Kurze Darstellung des theologischen Studiums (1810) nous retiendra plus longtemps. Si jusqu’ici nous avons assisté surtout à l’élaboration préparatoire de la pensée religieuse et dogmatique de Schleiermacher, cette esquisse célèbre nous fait assister à sa mise en œuvre formelle. C’est en quelque sorte une encyclopédie des disciplines théologiques du point de vue spécial où se place l’auteur. Elle jette une vive lumière sur sa conception religieuse elle-même, et révèle du même coup son génie constructif et systématique. Sous ce double rapport, il vaut la peine de nous y arrêter.

Schleiermacher y définit la théologie : une science positive, dont les différentes parties sont réunies entre elles par leur participation à une foi déterminée, laquelle est, au cas spécial, la foi chrétienne, c’est-à-dire le sentiment religieux en tant que chrétienj. Par science positive, il entend un organisme scientifique dont le principe de groupement n’est pas théorique mais pratique (dont les éléments sont groupés en vue d’une activité et d’un but pratique), d’où il résulte que l’étude de la théologie n’est pas faite pour tous, mais pour ceux-là seuls qui se destinent à la direction pratique de l’Églisek. Et il ajoute que si l’on faisait abstraction de ce but pratique, la théologie comme organisme cesserait d’être. Elle se dissoudrait et chacune de ses parties (ou disciplines) ferait retour à la discipline scientifique spéciale à laquelle elle appartient par son contenul.

j – Supériorité sur son temps, où la théologie se confondait avec la philosophie, parce que la foi chrétienne était ramenée à la foi religieuse en général.

k – Encore une supériorité de Schleiermacher sur les théologiens de son temps, auxquels les préoccupations pratiques, le soin et les intérêts de l’Église étaient parfaitement étrangers. L’individualisme romantique est déjà surmonté.

l – Ici nous faisons une réserve et notons une contradiction ; une contradiction : car si la foi chrétienne est distincte de la foi religieuse en général, comment les diverses manifestations intellectuelles de cette foi peuvent-elles faire retour à la science en général ? Nous reviendrons plus tard sur ce point.

La théologie ainsi comprise se divise en trois grands groupes : la théologie philosophique, la théologie historique et la théologie pratique.

La tâche de la théologie philosophique est d’établir théoriquement le rapport empirique qui existe : 1° entre la piété ou le sentiment religieux et les diverses autres manifestations de l’esprit humain ; 2° entre la piété dans son essence et la piété qualifiée par le christianisme ; 3° entre la piété chrétienne de la confession à laquelle appartient le théologien, et celle des autres confessions. Or le but de la théologie philosophique étant pratique, c’est-à-dire visant à la perpétuation d’une forme de piété et d’une forme d’Église (confession) donnée, elle se divisera naturellement en apologétique et en polémique. L’apologétique est tournée du côté extérieur. Elle fait valoir la raison suffisante de la piété chrétienne (de la piété confessionnelle donnée) vis-à-vis de la pensée profane et cherche à réduire les objections de cette dernière. La polémique est tournée du côté intérieur. Elle défend la piété chrétienne (ou la piété confessionnelle) contre les manifestations anormales et morbides internes qui la menacent.

La théologie historique a pour objet la description de la piété — et par conséquent aussi de la société — chrétienne telle qu’elle se manifeste à chaque moment de son existence historique, depuis ses origines jusqu’à nos jours, et en tant que chacun de ces moments est en relation normale avec le principe chrétien. A ce titre elle forme la contre-épreuve positive de la théologie philosophique. Le champ de la théologie historique est immense. Il renferme presque tout ce que nous appelons aujourd’hui théologie. D’abord la théologie exégétique (isagogique et exégèse proprement dite), c’est-à-dire l’explication des textes ou documents qui expriment la forme originale et normale de la piété chrétienne. Ensuite l’histoire ecclésiastique (histoire intérieure ou des dogmes — histoire extérieure ou de l’Église). Enfin la dogmatique et la morale, deux disciplines inséparables, et qui appartiennent à la théologie historique en ce sens qu’elles sont la description de la piété chrétienne actuelle de l’Église (ou d’une Église donnée dans un temps donné), l’une, la dogmatique, décrivant ce que Schleiermacher appelle la piété au repos ou contemplative ; l’autre, la morale, ce que Schleiermacher appelle la piété en mouvement ou en action. Par où il faut entendre, je pense, que la dogmatique est l’expression du sentiment religieux dans ses rapports avec l’intuition religieuse ; tandis que la morale est l’expression du sentiment religieux dans ses rapports avec l’activité religieuse. — De toute manière le dualisme entre religion et morale est surmonté. Ce n’est plus la conception exclusive des Discours et des Monologues. Il y faut joindre la statistique et la symbolique, sur lesquelles l’auteur s’est d’ailleurs peu étendu.

La théologie pratique présuppose la théologie philosophique et la théologie historique, et vise uniquement à mettre en œuvre leurs résultats combinés. C’est un art plus qu’une science. Elle se divise en une théorie du gouvernement de l’Église (ecclésiologie, droit ecclésiastique, théologie ou prudence pastorale) et en une théorie du service de l’Eglise (liturgique, homilétique).

On ne peut qu’admirer la clarté, la rigueur, l’organisme interne de cette construction théologique, qui répond exactement au but poursuivi par toute théologie véritable : faire de la science chrétienne un tout complet et distinct de ce qui est science ou philosophie profane. A cet égard et parce qu’il incarne le besoin central et suprême de la théologie, Schleiermacher n’est pas un théologien seulement, mais le théologien, celui auquel il faut revenir. Il y a beaucoup à apprendre de lui, particulièrement à l’heure actuelle où le chantier de nos études est livré à l’arbitraire le plus absolu, comme s’il n’importait pour construire que d’entasser des matériaux. Des pierres jetées au hasard n’ont jamais fait une cathédrale ; ce qui constitue l’édifice, c’est son style, c’est l’ordre idéal dans lequel les matériaux sont pratiquement rangés, chaque bloc occupant une place qu’il ne peut échanger contre aucune autre sans de graves perturbations. Il en va de même en théologie. La nôtre (surtout à Genève) n’est qu’un amas confus, d’où rien ne sort et où l’on ne se retrouve pas. Cela est profondément anormal. S’il y a une vérité, il doit y avoir aussi un organisme de la vérité. Le but de la théologie, comme de toute science, doit être de le reproduire. La théologie ne sera vraie, ne sera la théologie que dans la mesure où elle le reproduira. Schleiermacher a cherché à le reproduire ; c’est pourquoi il faut nous mettre à son école, non pour le copier, mais pour nous inspirer de son inspiration.

Et ce qu’il y a de remarquable chez lui, c’est que le fil conducteur, le style en quelque sorte de sa théologie est pratique. Tout y est conçu au point de vue pratique, tout tend et aboutit à l’Église, au pastorat. Et c’est là de nouveau un immense avantage. En suivant cet exemple, la théologie redeviendrait du coup plus actuelle, plus vivante, plus féconde ; je me frappe la poitrine, tout le premier.

Sur ce point cependant une réserve s’impose. S’il est incontestable que la théologie a tout intérêt à grouper ses disciplines spéciales autour d’une fin pratique, s’il est vrai qu’elle atteint sa destination la plus haute en préparant d’utiles serviteurs à l’Eglise, la ramener cependant tout entière à ce seul but serait, à notre sens, faire tort à l’esprit humain, auquel un univers théorique a toujours été indispensable et qui agira même d’autant mieux qu’il vivra dans un univers théorique plus complet. (La connaissance pure dans le domaine théologique, comme dans tous les autres, fait partie de ce « superflu nécessaire » sans lequel la vie devient impossible.) Ce serait faire tort surtout à l’objet de la théologie. Prétendre, comme le prétend Schleiermacher, qu’en dehors de leur but pratique les diverses disciplines théologiques font retour aux disciplines scientifiques correspondantes, c’est non seulement se mettre en contradiction avec soi-même (comme nous l’avons vu), c’est encore nier le caractère distinctif de la religion chrétienne, et par conséquent le caractère distinctif, l’originalité propre de l’objet même de la théologie ; c’est méconnaître ou nier implicitement que la religion chrétienne soit la religion absolue. Or, à tort ou à raison, et en tous cas pour des raisons que nous ne pouvons donner ici (que nous donnerons dans notre Apologétique), nous tenons la religion chrétienne pour la religion absolue, et nous trouvons dans cette absoluité même la raison suffisante de l’unité des différentes disciplines théologiques et du caractère spécifique de la théologie chrétienne (indépendamment de toute intention pratique).

Une remarque encore, à propos de la place que Schleiermacher assigne à la dogmatique et à la morale. Que l’exégèse et la critique rentrent dans les disciplines historiques, nous en tombons d’accord (seuls les partisans de la théopneustie et de la dogmatique biblique, c’est-à-dire les partisans de la Bible-loi ou de la Bible-catéchisme, pourraient y contredire ; si la Bible n’est que le document d’une histoire, son étude ressortit naturellement et nécessairement à la théologie historique). Mais que la dogmatique et la morale y ressortissent également, c’est ce dont nous doutons fort. La morale n’est-elle pas, plutôt que la description de l’être, la description du devoir être chrétien ? Et la dogmatique, bien que conditionnée par l’histoire, ne vise-t-elle pas précisément à échapper à l’histoire, c’est-à-dire à décrire la vérité chrétienne en elle-même ? et pour y réussir ne prend-elle pas son point de départ dans un élément supérieur à l’histoire : la vie, la conscience ou l’expérience chrétienne — vie, conscience, expérience qui ne sont rien si elles ne sont éternellesm ? Je pose donc ici un point d’interrogation. Si nous répondions dans le sens que je viens d’indiquer, nous bouleverserions toute l’ordonnance de l’encyclopédie de Schleiermacher, ce qui prouverait qu’elle n’est point parfaite, mais ne prouverait nullement qu’elle soit sans valeur.

m – Pour Schleiermacher lui-même, ce point de départ n’est-il pas le sentiment d’absolue dépendance, lequel n’est pas historique non plus ?

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Passons maintenant à l’examen de sa Dogmatique, dont le titre complet est celui-ci : Der christliche Glaube nach den Grundsätzen der evangelischen Kirche im Zusammenhange dargestellt.

La Dogmatique de Schleiermacher prend son point de départ dans les Discours et n’est que le développement systématique de ce qu’il y avait indiqué comme le phénomène religieux spécifique. Mais au lieu de descriptions poétiques et oratoires, nous avons ici une tentative sérieuse et scientifique de fixer et de définir l’essence de la religion. Suivre l’auteur sur ce terrain n’est pas très aisé, et cependant cela est nécessaire, car c’est là, savoir dans la notion de la religion, que se concentre toute la valeur de sa théologie. Tout le reste en dépend ; il faut comprendre ce point pour comprendre le reste ; il le faut d’autant plus que ce sera le seul point sur lequel portera plus tard notre critique. Je m’efforcerai, non d’être bref, mais d’être clair. Et pour cela je me propose de répéter trois fois la même chose, d’abord dans une esquisse du développement psychologique chez l’enfant, ensuite dans une analyse de psychologie introspective, enfin dans une formule plus brève.

Développement psychologique : Le premier stade de la conscience enfantine est le sentiment de l’existence. Mais ce sentiment reste d’abord vague et confus ; l’enfant n’y distingue pas encore ce qui vient de lui et ce qui vient du monde. La sui-conscience se développe précisément par la distinction de plus en plus nette qu’appréhende l’être humain, du non-moi qui agit sur le moi, et du moi qui agit sur le non-moi. Quand la distinction est parfaite, quand l’homme est pleinement conscient de l’action exercée sur lui par le non-moi (individus humains et monde physique) d’une part, et de l’autre, de la réaction opérée par lui-même sur le non-moi, la conscience sensible (ce mot pris dans le sens le plus étendu, et exclusion faite de la seule conscience religieuse) est arrivée à son plus haut développement.

Ce développement, toutefois, ne saurait être l’état suprême où la conscience doive et puisse atteindre. En effet, les sentiments dont elle est composée sont relatifs : dépendance relative à l’égard du monde, qui ne détermine pas entièrement le moi puisque le moi réagit sur le monde ; indépendance ou liberté relative du moi, qui ne détermine pas entièrement le monde mais le suppose au contraire. De plus, cet état de conscience laisse l’homme dans le dualisme : c’est un va-et-vient continu entre le moi et le non-moi, une lutte sans repos, une opposition sans synthèse. Il faut donc s’élever plus haut, si possible. L’harmonie sera-t-elle obtenue par le sentiment de l’absolue liberté, comme le voulait Kant ? Mais son système ne statuait-il pas justement un dualisme perpétuel entre l’être et le devoir ? L’homme ne peut posséder le sentiment d’une liberté absolue ; il ne peut agir sans poser hors de lui-même un objet à son activité, lequel objet agit sur lui à son tour et le fait retomber dans l’opposition même qu’il aspire à vaincre (plus simplement : il n’agit pas, il réagit, il n’agit que sur la base d’une détermination antérieure. L’opposition n’est surmontée, la synthèse ne se réalise que si l’homme, saisissant dans sa conscience le monde fini tout entier dont il fait partie, se pose avec lui en face de la cause absolue qui l’a produit. Dès lors tout dualisme a disparu, toute réaction s’évanouit pour ne laisser place qu’au rapport avec Dieu, c’est-à-dire au sentiment d’absolue dépendance. C’est là le degré le plus élevé auquel puisse atteindre la conscience humaine, celui où l’homme se saisit dans l’intimité de son être et du même coup possède Dieu d’une manière immédiate. Cette conscience de sa propre personne comme être fini, et de Dieu comme de la cause infinie dont il dépend absolument, constitue le point commun à toutes les manifestations de la piété, la source identique de toutes les religions. Le sentiment d’absolue dépendance forme donc le phénomène religieux essentiel, primitif et permanent.

Ce que nous venons de dire va nous aider beaucoup à saisir la pensée dernière de Schleiermacher. Peut-être cela pourrait-il suffire. Il est un point cependant sur lequel nous ne lui avons pas encore rendu justice. Nous avons montré quel serait, par hypothèse, l’état de conscience suprême de l’homme ; nous n’avons pas montré que cet état existe actuellement et réellement en tout homme. A cet égard ce qui va suivre complète ce qui précède.

Analyse introspective : Nous avons vu que la vie de l’homme et par conséquent la conscience humaine se trouve constituée par deux éléments distincts : une action du non-moi sur le moi, une réaction du moi sur le non-moi. Dans le premier phénomène le moi est passif ; dans le second il est actif. Cette passivité du moi à l’égard de l’action du non-moi produit le sentiment. Au contraire, l’activité du moi sur le non-moi donne lieu au faire et au savoir (car si le savoir résulte originellement d’une impression externe, comme le sentiment lui-même, néanmoins le savoir est lui aussi une activité du moi à l’égard de cette impression, activité dont le propre est précisément de transformer l’impression ressentie, d’abord en perception, puis en représentation, puis en idée ou notion). Le sentiment se distingue donc entièrement du faire et du savoir en ce que le moi y est exclusivement passif, tandis qu’il est actif (inégalement, il est vrai, plus dans le faire que dans le savoir) dans le savoir et le faire. L’unité psychologique du moi n’est d’ailleurs absorbée par aucun de ces états de conscience. Ils y sont tous trois contenus ; et tous trois simultanément, bien qu’en des proportions diverses, en expriment l’aspect total (le moi au repos, ou le moi en mouvement).

Si maintenant l’on cherchait l’essence de la religion dans l’un ou l’autre de ces trois états de conscience, il en faudrait nécessairement exclure le savoir et le faire. — Supposez que l’essence de la religion soit dans le savoir : il arriverait que l’homme le plus pieux serait le plus grand dogmaticien, ou même tout simplement le plus grand érudit, ce qui est absurde et contraire à l’expérience. Et si l’on objecte que ce n’est pas tant la connaissance que la persuasion, la conviction ou la certitude qui fait l’essence de la religion, Schleiermacher répond que de deux choses l’une : ou bien la persuasion, la conviction, la certitude est d’ordre intellectuel et alors elle revient au savoir ; ou bien elle est d’ordre affectif et alors ce n’est plus de savoir qu’il s’agit, mais de sentiment. — Supposez que l’essence de la religion soit dans le faire, c’est-à-dire dans l’activité pure du sujet : il en résulterait que l’homme le plus actif serait aussi le plus pieux ; que l’action la plus énergique (indépendamment de toute autre qualification et cette action fût-elle un crime) serait aussi la plus religieuse ! Et si l’on objecte que c’est l’intention qui fait la valeur religieuse de l’action, Schleiermacher en tombe d’accord, mais il vous prie de remarquer que ce n’est plus de l’action en elle-même qu’il s’agit alors, mais de son mobile affectif, c’est-à-dire du sentiment qui l’a dictée. — Le siège de la religion n’est donc ni dans la faculté de connaître ni dans la faculté d’agir, mais dans celle de sentir. En un mot (et déjà les Discours arrivaient à cette formule) : « La religion est un sentiment et la piété d’un homme se mesure à la profondeur de son sentiment ».

Mais encore de quel sentiment s’agit-il ? Et tous les sentiments sont-ils pieux ? Évidemment pas. Quand Schleiermacher parle du sentiment comme du siège de la religion, il vise un sentiment distinct et spécifique. Pour isoler et définir ce sentiment, poursuivons notre analyse.

Schleiermacher pose en fait qu’il n’y a aucun état de conscience simple, où nous aurions conscience de nous-même purement et dans l’identité immuable de notre être. Tout état de conscience présente un double phénomène : un phénomène de « position propre » (sich selbst setzen) et un phénomène de « position par quelqu’un ou quelque chose d’autre » (sich selbst nicht so gesetzt haben) ; ou encore un « êtren » (sein) et un « être devenu » (irgendwie geworden sein). Ce dernier moment implique l’existence d’un objet distinct du sujet et par lequel est qualifiée la conscience du sujet (sans lequel le sujet aurait autrement conscience de lui-même qu’il ne l’a en effet). Ces deux moments sont corrélatifs et complémentaires ; ils correspondent à la réceptivité et à l’activité du sujet. — Le premier, celui qui implique l’existence d’un objet extérieur au sujet, par lequel le sujet est déterminé comme il l’est, par lequel il est devenu ce qu’il est, comporte plusieurs degrés ; mais à tous ses degrés il a ceci d’identique, c’est qu’il constitue un sentiment général de dépendance. — Le second, celui par lequel le sujet se pose lui-même, comporte lui aussi une infinité de degrés ; mais il a ceci d’identique, c’est qu’il constitue un sentiment général de liberté. La conscience que nous avons de nous-même comme êtres cosmiques (dans nos rapports avec l’univers) se compose d’une série alternante de sentiments de dépendance et de sentiments de liberté. Mais aucun de ces sentiments n’est absolu, non seulement parce qu’aucune de leurs causes respectives n’est absolue (ni le moi, ni le non-moi), mais encore parce qu’ils se conditionnent et se limitent réciproquement et continuellement l’un par l’autre. — Aucun de ces sentiments n’est encore celui qu’entend Schleiermacher lorsqu’il parle du sentiment sur lequel repose la piété. Le monde est incapable de produire en nous aucun sentiment religieux, parce qu’il est incapable de produire sur nous aucun sentiment de dépendance absolue. Le monde ne saurait être ni l’objet ni la cause de notre piété.

n – 1.

Or, si d’une part la piété existe (ce qui est un fait d’expérience) ; si de l’autre la piété est un sentiment (et elle ne peut être qu’un sentiment), il faut donc qu’il y ait quelque part un objet absolu, susceptible de nous procurer le sentiment d’absolue dépendance sur lequel repose la piété ; un objet qui conditionne aussi absolument le sentiment de notre libertéo que celui de notre dépendance. Puisque l’effet existe, il faut que la cause existe. Aussi bien possédons-nous ce sentiment dans la conscience profonde que nous avons d’avoir été posé dans l’être, d’y avoir été posé absolument, de telle sorte que ce que nous sommes, soit comme réceptivité, soit comme liberté, nous ne le sommes point par nous-même, mais nous le sommes par quelqu’un ou par quelque chose d’autre que nous, de supérieur et d’antérieur à nous, d’absolument supérieur et d’absolument antérieur à nous. C’est là le sentiment religieux spécifique parce que c’est le sentiment pur de notre dépendance absolue. A vrai dire il n’existe jamais isolément, mais il coexiste à chaque instant aux sentiments relatifs que font naître en nous les impressions variables que nous recevons du monde et l’action variable que nous exerçons sur lui. Bien que susceptible de les pénétrer au point de les rendre à leur tour religieux, bien que rarement saisissable en sa puretép, il ne se dissout pas en eux cependant. Simultané quant à la conscience que nous avons de nos sentiments en général, il leur est antécédent quant au rapport de réceptivité pure qu’il suppose, car l’homme n’est rien que position pure, qu’absolue dépendance à l’égard de l’Absolu.

o – A l’égard duquel nous n’éprouvions ni ne puissions éprouver aucun sentiment de liberté.

p – Cela n’arrive que par moments et lorsque l’existence du monde cesse en quelque sorte d’être consciente pour nous.

Tel est le sentiment spécifiquement religieux. Il n’est pas produit de la réflexion ; il précède la réflexion ; il est une donnée immédiate de la conscience, parce qu’il est un rapport réel (sens réaliste) de Dieu à l’homme. Et de même que l’homme est constitué dans son être par ce rapport, de même la conscience que l’homme a de son être trouve son unité dans la conscience qu’il a de ce sentiment. Sans lui, ni la vie, ni la conscience ne seraient unes, elles se résoudraient en une suite d’actes ou d’impressions que n’unirait aucun lien. Il est en quelque sorte le fil nécessaire et continu auquel se rattache chaque état successif de conscience cosmique. Ici la supériorité sur l’analyse psychologique précédente est manifeste. Schleiermacher prouve ou cherche à prouver que hors le sentiment, il n’y aurait pas d’unité de conscience, l’homme serait un être discontinu. En d’autres termes, la conscience sensible implique la conscience religieuse ; sans la seconde, la première n’existerait pas. A ce titre, le sentiment religieux est perpétuellement conjoint aux états de réceptivité et d’activité relative que suscite en nous le contact du monde, mais il s’en distingue en ce qu’il est absolu, expression d’une passivité ou d’une nécessité première, antérieure à toute liberté. Il consiste en effet à se laisser déterminer absolument par la cause transcendantale de tout ce qui existe, et par conséquent de son propre être, y compris la spontanéité de son propre être. Le sentiment, à cette profondeur, est donc par lui-même religieux, parce que l’homme y saisit, dans la conscience immédiate de lui-même, la cause de son être, c’est-à-dire Dieu en lui. Comme tel, le sentiment est unique, immuable et toujours identique à lui-même. On ne peut parler de plusieurs sentiments d’absolue dépendance ; on ne peut parler de plus ou de moins dans le sentiment d’absolue dépendance ; il n’y en a qu’un et il est absolu. Il n’y a pour lui qu’une alternative : il est, ou il n’est pas. Or il est.

Formule simple : Dans notre relation avec l’univers, notre état de conscience oscille constamment entre un sentiment de dépendance relative et un sentiment de liberté relative, et cela suivant que dominent en un moment donné nos états d’activité ou de passivité. Mais si nous nous élevons au-dessus de la relativité de ces états de conscience, incessamment variables, pour parvenir jusqu’à l’unité permanente de la sui-conscience parfaite, nous percevons alors un sentiment de dépendance absolue qui est proprement la conscience que nous avons de Dieu. La raison suffisante de ce sentiment d’absolue dépendance, dans lequel s’éteignent toutes les relations de dépendance ou d’activité partielles que nous soutenons avec le monde, ne peut être, en effet, que le principe inconditionnel qui préside aux rapports intra-cosmiques. Ce principe inconditionnel est l’Absolu ou Dieu. La raison suffisante du sentiment d’absolue dépendance est donc Dieu ; et ce sentiment lui-même est la conscience de Dieu.

Conclusion : La psychologie de Schleiermacher est donc la contre-partie exacte de celle de Kant. Elle fait de l’homme, non d’abord et surtout un être moral, mais d’abord et surtout un être religieux. A cet égard elle nous paraît plus vraie que celle de Kant, et s’il fallait choisir entre celle de Kant telle quelle, et celle de Schleiermacher telle quelle, c’est en définitive pour la seconde que nous nous prononcerions. Mais heureusement nous ne sommes pas dans cette alternative. Si vous vous souvenez, Messieurs, de la critique que nous avons adressée à la psychologie kantienne, et des corrections que nous y avons apportées, la possibilité d’une synthèse organique entre les deux conceptions rivales doit vous être d’ores et déjà apparue ; et j’ai l’espoir que la critique ultérieure que nous ferons de la psychologie de Schleiermacher en achèvera la démonstration.

*

Mais revenons à notre auteur et voyons comment la dogmatique chrétienne va sortir du sentiment d’absolue dépendanceq. Et d’abord quel est le Dieu qui nous est ainsi donné par un contact intime et une expérience fondamentale (contact et expérience qui suppriment du même coup, et selon nous avec raison, toutes les preuves apologétiques relatives à l’existence de Dieu) ?

q – Ici je serai aussi bref que possible ; je m’en rapporte à la thèse de M. Ch, Martin (Étude sur les fondements de la Dogmatique de Schleiermacher, 1869), qui est suffisante pour compléter ma propre esquisse.

Dieu nous est donné par le sentiment ; mais il ne nous est pas donné en lui-même, dans son essence ; il nous est donné dans ses rapports avec le monde et avec nous. Le sentiment ne nous enseigne rien sur sa nature, il nous le fait seulement connaître comme la causalité absolue dont dépendent l’homme et le monde. La piété n’a donc aucun profit religieux à tirer des notions divines que la réflexion (c’est-à-dire la philosophie) pourrait puiser dans l’étude du monde. Ces notions sont possibles sans doute et légitimes, mais elles n’ajoutent rien au sentiment d’absolue dépendance. Elles le supposent, elles ne valent que par lui ; elles ne peuvent donc rien lui donner. C’est là une distinction entre la théologie et la philosophie à laquelle Schleiermacher cherche à être rigoureusement fidèle. (Y a-t-il réussi ? Les uns disent oui, les autres non.) Ce qui ne veut pas dire qu’il condamne la philosophie. Il l’a lui-même pratiquée et sa Dialectique est un maître exemple de ses capacités philosophiques.

Et ce qui est vrai de la philosophie, l’est aussi de la révélation chrétienne : elle ne nous fournit, ni ne saurait nous fournir aucune connaissance de Dieu en soi. La révélation n’est pas intellectuelle, elle ne s’opère que sur la base du sentiment ; elle entraîne une modification du sentiment et s’exprime par un état de conscience religieux. Aussi les termes par lesquels le croyant cherche à manifester ce que Dieu est pour lui restent-ils purement subjectifs. Ils doivent servir, non à connaître Dieu en soi, ce qui est impossible, mais à rendre plus sensible et plus concret le rapport que soutient le fidèle avec Dieu. Ce rapport est unique, c’est celui de la causalité absolue ; il n’y en a point d’autre ; lui seul répond et suffit au sentiment d’absolue dépendance. Mais il se diversifie, il se qualifie, il revêt un aspect différent suivant le point de vue sous lequel on l’envisage et suivant l’état de conscience du chrétien. — L’éternité et la toute-présence, par exemple, sont les noms de la causalité divine par rapport au temps et à l’espace. Ils veulent dire que cette causalité n’est enfermée ni dans la catégorie du temps (succession du fini), ni dans celle de l’espace (coexistence du fini). Attribuer à Dieu l’éternité prise comme une simple négation du temps et sans rapport avec sa causalité, serait prononcer un mot dépourvu de sens ; l’éternité de Dieu signifie que ce qu’il veut et ce qu’il fait, il le veut et le fait absolument. De même la toute-présence ne signifie pas que Dieu remplisse tout l’espace, mais que tout ce qui existe existe par lui, et que rien n’existe sans lui ou en dehors de son activité. De même encore la toute-puissance et la toute-science ne dévoilent aucune différence et aucune distinction dans la substance divine ; ce sont des manières diverses d’exprimer toujours et exactement la même chose : le caractère absolu de la suprême causalité. — Vis-à-vis de l’homme pécheur, ou plutôt de son état de conscience, la causalité de Dieu devient la sainteté et la justice. La sainteté et la justice ne sont rien d’autre que le sentiment de la causalité absolue se réalisant dans les lois physiques et morales de l’univers violées par l’homme. Et cela est si vrai que la rédemption accomplie chez un homme lui fait envisager cette même causalité sous le nom d’amour. L’amour divin n’est que l’impression de la dépendance absolue chez l’homme qui, non content de la subir, aspire à la réaliser. En passant de la justice à l’amour, la causalité divine n’a pas changé, elle est immuable ; seule la conscience qui la reflète a changé.

Les attributs de Dieu ne sont donc pas une connaissance objective de son être, mais une interprétation subjective de son rapport avec nous. Tout ce que nous savons de Dieu, c’est qu’il est l’unité causale absolue en face de la diversité qui se manifeste dans le monde et qu’il détermine absolument.

Le christianisme se distingue du fétichisme et du polythéisme de la manière que nous avons vue déjà dans les Discours ; mais il ne se distingue pas des autres monothéismes (judaïsme et islam) par une connaissance objective de Dieu. Il s’en distingue à un autre point de vue : par la manière dont le sentiment religieux s’allie avec les éléments de la conscience sensible. Et ici deux traits fondamentaux lui appartiennent en propre et constituent son originalité : le christianisme est une religion téléologique et une religion rédemptrice.

Dans certaines religions — comme le polythéisme grec, par exemple, ou mieux encore le monothéisme mahométan, — le sentiment religieux se porte surtout sur les éléments réceptifs de la conscience sensible. C’est l’harmonie avec l’ordre de la nature, c’est la résignation et la contemplation qui satisfont la piété et se présentent comme la volonté divine. Le mode religieux est plutôt passif. Schleiermacher appelle ces religions des religions esthétiques (contemplatives). — Dans d’autres religions — et le christianisme est entre elles toutes la plus accentuée sous ce rapport, — le sentiment religieux se porte surtout sur les éléments actifs de la conscience sensible. Ici ce n’est plus la contemplation ou la résignation passive à l’ordre de la nature, c’est la réaction de la volonté humaine, l’activité pratique de l’homme aux fins de transformer le monde et de réaliser le règne de Dieu, qui se présente comme la volonté de Dieu et revêt l’aspect religieux par excellence. Le sentiment religieux, le sentiment de dépendance absolue s’exalte dans la mesure où grandit l’activité humaine ; il condamne toute inaction, toute passivité comme une faute, parce qu’il s’éteint dans la passivité. Le christianisme est le seul des monothéismes connus qui possède pleinement ce caractère, que Schleiermacher appelle le caractère téléologique. A ce titre, le christianisme se caractérise comme le type téléologique du sentiment monothéiste de l’absolue dépendance.

Mais cette définition n’est pas complète encore. Elle distingue par exclusion, c’est-à-dire d’une manière négative, le christianisme des autres formes de la piété ; elle ne le caractérise pas positivement, dans son essence intime. Or, dans son essence intime, et après analyse de ce qui forme le point vital de l’Eglise chrétienne, le christianisme se trouve être avant tout la religion de la rédemption. Ou si l’on veut une formule : le christianisme est le sentiment de l’absolue dépendance tel qu’il est déterminé par la personne rédemptrice de Christ.

Cette thèse ou cette définition, Schleiermacher l’avait formulée déjà dans les Discours. Mais il la reprend, la développe et y insiste bien davantage dans sa Dogmatique. Il donne ici au mot de rédemption un sens beaucoup plus objectif et profond : « Qui dit rédemption, affirme-t-il, dit passage d’un état mauvais à un état meilleur, et passage opéré par la puissance d’un autre être que celui dans lequel s’opère ce changement. » — Non que le besoin de rédemption soit exclusif au christianisme et qu’il manque totalement dans les autres religions. Preuve en soit l’universalité des sacrifices expiatoires. Mais précisément ce qui n’était ailleurs qu’un besoin, vaguement ou grossièrement perçu, est dans le christianisme une réalité. Tout dans le christianisme est déterminé par un besoin de rédemption, et tout y découle de l’expérience de la rédemption. Ce qui implique qu’au point de vue de la conscience chrétienne l’homme est incapable de réaliser par lui-même sa destinée absolue ; il lui faut un rédempteur, et ce rédempteur c’est Jésus-Christ.

En relevant ainsi le caractère rédempteur du christianisme comme son caractère essentiel, Schleiermacher brisait avec toute la théologie de son époque, qui voyait en Jésus soit un faiseur de miracles (supranaturalisme), soit un parfait moraliste (rationalisme). C’est là — avec sa conception du phénomène religieux spécifique et le but pratique qu’il assignait à la théologie — une des affirmations par lesquelles il a le plus fortement agi sur ses contemporains et le plus effectivement rompu avec les tendances antérieures. Essence de la religion (= sentiment d’absolue dépendance) ; essence du christianisme (= rédemption) ; essence de la théologie (= science pratique du christianisme), tels sont peut-être les trois points capitaux et décisifs de la pensée de Schleiermacher.

Et en affirmant que le caractère essentiel du christianisme est d’être une rédemption, il ne brisait pas seulement avec la théologie de son temps, il était encore en progrès sur lui-même et sur ses affirmations précédentes. Car dans la Dogmatique, Schleiermacher reconnaît à la personne de Jésus une importance qu’il ne lui avait pas reconnue dans les Discours. Jésus-Christ n’est plus seulement un médiateur, celui qui convient à la forme spéciale du sentiment religieux dans le christianisme, mais qui cesserait de convenir à une forme religieuse différente et supérieure ; il est le médiateur suprême et définitif. Il est plus qu’un homme, plus qu’un génie religieux comme l’avait été Moïse par exemple. Le rôle de ce dernier aurait pu être rempli par un autre. Les Juifs eux-mêmes n’hésitent pas à le reconnaître. Jésus-Christ, au contraire, occupe une place à part, une place qui n’appartient et qui ne peut appartenir qu’à lui dans la conscience chrétienne. La rédemption est indissolublement liée à sa personne. Le progrès ne consistera jamais à se séparer de lui, mais au contraire à s’assimiler plus entièrement son œuvre.

Si l’on demande la preuve de cette double affirmation : que l’essence du christianisme est rédemption, et que Christ est unique et suprême rédempteur, Schleiermacher avoue n’en point avoir d’autre que l’observation et l’analyse psychologique du christianisme historique, et son expérience intime personnelle. Comme chrétien, Schleiermacher ne doute ni de l’une ni de l’autre affirmation et il est sûr que tous les chrétiens authentiques les admettent également. Mais il ne croit pas qu’elles puissent se prouver par raisons démonstratives. Voici ses propres paroles : « Aussi bien est-il impossible de démontrer à quelqu’un la nécessité de la rédemption ; celui qui voudra se rassurer par lui-même trouvera toujours un moyen d’y échapper. On ne peut pas non plus démontrer que Christ soit le seul qui puisse opérer la rédemption »… Cela est affaire de conviction personnelle, c’est-à-dire d’expérience personnelle. Dans ce domaine on ne démontre pas, on affirme : « Tout ce que le chrétien peut faire, dit-il encore, c’est de rendre témoignage de sa propre expérience et d’essayer ainsi de faire naître chez les autres le désir de la partager. » — Cette attitude, qui est aussi la nôtre, nous paraît extrêmement juste. Elle est d’accord avec une théologie qui ne veut être que descriptive, et avec les faits que décrit la théologie. Elle manifeste toute la force et toute la faiblesse du témoignage religieux, qui n’a jamais procédé autrement sans cesser aussitôt d’être religieux.

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Mais revenons à notre auteur et voyons comment la dogmatique chrétienne va sortir du sentiment d’absolue dépendancer. Et d’abord quel est le Dieu qui nous est ainsi donné par un contact intime et une expérience fondamentale (contact et expérience qui suppriment du même coup, et selon nous avec raison, toutes les preuves apologétiques relatives à l’existence de Dieu) ?

r – Ici je serai aussi bref que possible ; je m’en rapporte à la thèse de M. Ch, Martin (Étude sur les fondements de la Dogmatique de Schleiermacher, 1869), qui est suffisante pour compléter ma propre esquisse.

Dieu nous est donné par le sentiment ; mais il ne nous est pas donné en lui-même, dans son essence ; il nous est donné dans ses rapports avec le monde et avec nous. Le sentiment ne nous enseigne rien sur sa nature, il nous le fait seulement connaître comme la causalité absolue dont dépendent l’homme et le monde. La piété n’a donc aucun profit religieux à tirer des notions divines que la réflexion (c’est-à-dire la philosophie) pourrait puiser dans l’étude du monde. Ces notions sont possibles sans doute et légitimes, mais elles n’ajoutent rien au sentiment d’absolue dépendance. Elles le supposent, elles ne valent que par lui ; elles ne peuvent donc rien lui donner. C’est là une distinction entre la théologie et la philosophie à laquelle Schleiermacher cherche à être rigoureusement fidèle. (Y a-t-il réussi ? Les uns disent oui, les autres non.) Ce qui ne veut pas dire qu’il condamne la philosophie. Il l’a lui-même pratiquée et sa Dialectique est un maître exemple de ses capacités philosophiques.

Et ce qui est vrai de la philosophie, l’est aussi de la révélation chrétienne : elle ne nous fournit, ni ne saurait nous fournir aucune connaissance de Dieu en soi. La révélation n’est pas intellectuelle, elle ne s’opère que sur la base du sentiment ; elle entraîne une modification du sentiment et s’exprime par un état de conscience religieux. Aussi les termes par lesquels le croyant cherche à manifester ce que Dieu est pour lui restent-ils purement subjectifs. Ils doivent servir, non à connaître Dieu en soi, ce qui est impossible, mais à rendre plus sensible et plus concret le rapport que soutient le fidèle avec Dieu. Ce rapport est unique, c’est celui de la causalité absolue ; il n’y en a point d’autre ; lui seul répond et suffit au sentiment d’absolue dépendance. Mais il se diversifie, il se qualifie, il revêt un aspect différent suivant le point de vue sous lequel on l’envisage et suivant l’état de conscience du chrétien. — L’éternité et la toute-présence, par exemple, sont les noms de la causalité divine par rapport au temps et à l’espace. Ils veulent dire que cette causalité n’est enfermée ni dans la catégorie du temps (succession du fini), ni dans celle de l’espace (coexistence du fini). Attribuer à Dieu l’éternité prise comme une simple négation du temps et sans rapport avec sa causalité, serait prononcer un mot dépourvu de sens ; l’éternité de Dieu signifie que ce qu’il veut et ce qu’il fait, il le veut et le fait absolument. De même la toute-présence ne signifie pas que Dieu remplisse tout l’espace, mais que tout ce qui existe existe par lui, et que rien n’existe sans lui ou en dehors de son activité. De même encore la toute-puissance et la toute-science ne dévoilent aucune différence et aucune distinction dans la substance divine ; ce sont des manières diverses d’exprimer toujours et exactement la même chose : le caractère absolu de la suprême causalité. — Vis-à-vis de l’homme pécheur, ou plutôt de son état de conscience, la causalité de Dieu devient la sainteté et la justice. La sainteté et la justice ne sont rien d’autre que le sentiment de la causalité absolue se réalisant dans les lois physiques et morales de l’univers violées par l’homme. Et cela est si vrai que la rédemption accomplie chez un homme lui fait envisager cette même causalité sous le nom d’amour. L’amour divin n’est que l’impression de la dépendance absolue chez l’homme qui, non content de la subir, aspire à la réaliser. En passant de la justice à l’amour, la causalité divine n’a pas changé, elle est immuable ; seule la conscience qui la reflète a changé.

Les attributs de Dieu ne sont donc pas une connaissance objective de son être, mais une interprétation subjective de son rapport avec nous. Tout ce que nous savons de Dieu, c’est qu’il est l’unité causale absolue en face de la diversité qui se manifeste dans le monde et qu’il détermine absolument.

Le christianisme se distingue du fétichisme et du polythéisme de la manière que nous avons vue déjà dans les Discours ; mais il ne se distingue pas des autres monothéismes (judaïsme et islam) par une connaissance objective de Dieu. Il s’en distingue à un autre point de vue : par la manière dont le sentiment religieux s’allie avec les éléments de la conscience sensible. Et ici deux traits fondamentaux lui appartiennent en propre et constituent son originalité : le christianisme est une religion téléologique et une religion rédemptrice.

Dans certaines religions — comme le polythéisme grec, par exemple, ou mieux encore le monothéisme mahométan, — le sentiment religieux se porte surtout sur les éléments réceptifs de la conscience sensible. C’est l’harmonie avec l’ordre de la nature, c’est la résignation et la contemplation qui satisfont la piété et se présentent comme la volonté divine. Le mode religieux est plutôt passif. Schleiermacher appelle ces religions des religions esthétiques (contemplatives). — Dans d’autres religions — et le christianisme est entre elles toutes la plus accentuée sous ce rapport, — le sentiment religieux se porte surtout sur les éléments actifs de la conscience sensible. Ici ce n’est plus la contemplation ou la résignation passive à l’ordre de la nature, c’est la réaction de la volonté humaine, l’activité pratique de l’homme aux fins de transformer le monde et de réaliser le règne de Dieu, qui se présente comme la volonté de Dieu et revêt l’aspect religieux par excellence. Le sentiment religieux, le sentiment de dépendance absolue s’exalte dans la mesure où grandit l’activité humaine ; il condamne toute inaction, toute passivité comme une faute, parce qu’il s’éteint dans la passivité. Le christianisme est le seul des monothéismes connus qui possède pleinement ce caractère, que Schleiermacher appelle le caractère téléologique. A ce titre, le christianisme se caractérise comme le type téléologique du sentiment monothéiste de l’absolue dépendance.

Mais cette définition n’est pas complète encore. Elle distingue par exclusion, c’est-à-dire d’une manière négative, le christianisme des autres formes de la piété ; elle ne le caractérise pas positivement, dans son essence intime. Or, dans son essence intime, et après analyse de ce qui forme le point vital de l’Eglise chrétienne, le christianisme se trouve être avant tout la religion de la rédemption. Ou si l’on veut une formule : le christianisme est le sentiment de l’absolue dépendance tel qu’il est déterminé par la personne rédemptrice de Christ.

Cette thèse ou cette définition, Schleiermacher l’avait formulée déjà dans les Discours. Mais il la reprend, la développe et y insiste bien davantage dans sa Dogmatique. Il donne ici au mot de rédemption un sens beaucoup plus objectif et profond : « Qui dit rédemption, affirme-t-il, dit passage d’un état mauvais à un état meilleur, et passage opéré par la puissance d’un autre être que celui dans lequel s’opère ce changement. » — Non que le besoin de rédemption soit exclusif au christianisme et qu’il manque totalement dans les autres religions. Preuve en soit l’universalité des sacrifices expiatoires. Mais précisément ce qui n’était ailleurs qu’un besoin, vaguement ou grossièrement perçu, est dans le christianisme une réalité. Tout dans le christianisme est déterminé par un besoin de rédemption, et tout y découle de l’expérience de la rédemption. Ce qui implique qu’au point de vue de la conscience chrétienne l’homme est incapable de réaliser par lui-même sa destinée absolue ; il lui faut un rédempteur, et ce rédempteur c’est Jésus-Christ.

En relevant ainsi le caractère rédempteur du christianisme comme son caractère essentiel, Schleiermacher brisait avec toute la théologie de son époque, qui voyait en Jésus soit un faiseur de miracles (supranaturalisme), soit un parfait moraliste (rationalisme). C’est là — avec sa conception du phénomène religieux spécifique et le but pratique qu’il assignait à la théologie — une des affirmations par lesquelles il a le plus fortement agi sur ses contemporains et le plus effectivement rompu avec les tendances antérieures. Essence de la religion (= sentiment d’absolue dépendance) ; essence du christianisme (= rédemption) ; essence de la théologie (= science pratique du christianisme), tels sont peut-être les trois points capitaux et décisifs de la pensée de Schleiermacher.

Et en affirmant que le caractère essentiel du christianisme est d’être une rédemption, il ne brisait pas seulement avec la théologie de son temps, il était encore en progrès sur lui-même et sur ses affirmations précédentes. Car dans la Dogmatique, Schleiermacher reconnaît à la personne de Jésus une importance qu’il ne lui avait pas reconnue dans les Discours. Jésus-Christ n’est plus seulement un médiateur, celui qui convient à la forme spéciale du sentiment religieux dans le christianisme, mais qui cesserait de convenir à une forme religieuse différente et supérieure ; il est le médiateur suprême et définitif. Il est plus qu’un homme, plus qu’un génie religieux comme l’avait été Moïse par exemple. Le rôle de ce dernier aurait pu être rempli par un autre. Les Juifs eux-mêmes n’hésitent pas à le reconnaître. Jésus-Christ, au contraire, occupe une place à part, une place qui n’appartient et qui ne peut appartenir qu’à lui dans la conscience chrétienne. La rédemption est indissolublement liée à sa personne. Le progrès ne consistera jamais à se séparer de lui, mais au contraire à s’assimiler plus entièrement son œuvre.

Si l’on demande la preuve de cette double affirmation : que l’essence du christianisme est rédemption, et que Christ est unique et suprême rédempteur, Schleiermacher avoue n’en point avoir d’autre que l’observation et l’analyse psychologique du christianisme historique, et son expérience intime personnelle. Comme chrétien, Schleiermacher ne doute ni de l’une ni de l’autre affirmation et il est sûr que tous les chrétiens authentiques les admettent également. Mais il ne croit pas qu’elles puissent se prouver par raisons démonstratives. Voici ses propres paroles : « Aussi bien est-il impossible de démontrer à quelqu’un la nécessité de la rédemption ; celui qui voudra se rassurer par lui-même trouvera toujours un moyen d’y échapper. On ne peut pas non plus démontrer que Christ soit le seul qui puisse opérer la rédemption »… Cela est affaire de conviction personnelle, c’est-à-dire d’expérience personnelle. Dans ce domaine on ne démontre pas, on affirme : « Tout ce que le chrétien peut faire, dit-il encore, c’est de rendre témoignage de sa propre expérience et d’essayer ainsi de faire naître chez les autres le désir de la partager. » — Cette attitude, qui est aussi la nôtre, nous paraît extrêmement juste. Elle est d’accord avec une théologie qui ne veut être que descriptive, et avec les faits que décrit la théologie. Elle manifeste toute la force et toute la faiblesse du témoignage religieux, qui n’a jamais procédé autrement sans cesser aussitôt d’être religieux.

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Suivre Schleiermacher sur le terrain de la rédemption, c’est le suivre, de son propre aveu, dans le centre même du christianisme, et par conséquent aussi de sa Dogmatique. Nous le ferons rapidement, laissant de côté tout ce qui n’appartient pas au sujet (c’est-à-dire toute la première partie de la Dogmatique) et, dans le sujet lui-même, tout ce qui n’est pas rigoureusement nécessaire à la compréhension de la pensée de l’auteur.

Et d’abord, voyons la doctrine du péché.

Avec une cosmologie basée sur le sentiment d’absolue dépendance, c’est-à-dire sur la causalité divine absolue qui détermine absolument le monde, le péché ne peut être considéré que sous deux aspects (qui en exténuent tous deux la portée morale) : ou bien, causé par Dieu, il est voulu de Dieu ; ou bien il n’est qu’un moins-être, un mal métaphysique, un stade nécessaire du progrès. — Schleiermacher combine ces deux conceptions, sans échapper ni à l’une ni à l’autre des erreurs qu’elles recouvrent.

Nous avons vu que l’homme a une double conscience de lui-même : une conscience sensible ou cosmique (dont le contenu est donné par les relations actives et passives qu’il soutient avec l’univers) et une conscience religieuse (dont le contenu est donné par la relation d’absolue dépendance qu’il soutient avec Dieu). Le péché ou l’état de péché, c’est la négation de la seconde par la première, ou du moins la prédominance de la première sur la seconde. Cette prédominance a sa raison naturelle dans l’antériorité de la conscience sensible relativement à la conscience religieuse. Le péché ou l’état de péché est donc un stade nécessaire, inévitable de l’existence humaine. Il est attaché à la nature de chaque homme, et ne provient pas d’une chute des premiers parents. Le récit de la chute primitive ne veut pas dire qu’il en soit résulté pour la race un état général de déchéance ; il marque seulement la première prise de conscience, la première manifestation d’un état de péché inhérent à la constitution psychologique de l’homme et de tout homme. En d’autres termes : le premier péché, loin de changer la nature humaine, a révélé au contraire qu’elle est la même et chez le premier homme et chez les hommes d’aujourd’hui. Le dogme ecclésiastique de la succession des deux états : status integritatis et status corruptionis, doit donc être pris comme exprimant l’opposition des deux consciences dans l’homme : la conscience sensible et la conscience religieuse, — et l’incapacité de la seconde à triompher jamais complètement de la première.

Sur la base de cette interprétation du dogme traditionnel Schleiermacher poursuit l’exposition de sa doctrine du péché, telle qu’elle résulte des prémisses, mais en la rattachant par une dialectique subtile au dogme lui-même. Il fonde lui aussi sur le péché originel (mais entendu comme il l’entend) l’incapacité totale de l’homme pour le bien, incapacité qui ne va pas cependant jusqu’à le constituer irrédemptible, mais incapacité si profonde que la puissance de la rédemption n’arrive pas à la vaincre tout à fait. — De même pour le caractère de culpabilité du péché générique. L’individu comme tel et isolément n’en est sans doute pas responsable, mais oui bien la race dans son ensemble ou, ce qui revient au même, l’individu dans ses rapports avec l’espèce, c’est-à-dire l’individu comme homme. De telle sorte qu’aucun homme ne peut prendre conscience de son humanité si ce n’est en prenant du même coup conscience du besoin de rédemption. — Enfin Schleiermacher (suivant jusqu’au bout le dogme traditionnel) affirme que le péché actuel sort si bien du péché originel ou générique, qu’il ne se trouve en fait, dans tout le domaine de l’humanité pécheresse, pas un seul moment où la conscience religieuse individuelle se réalise d’une manière pure, sans opposition de la conscience sensible.

Je ne critique pas ici une notion du péché qui est devenue courante depuis. Je note seulement qu’elle est la conséquence nécessaire du principe même de toute la théologie de Schleiermacher : le sentiment d’absolue dépendance, dont le complément est la causalité absolue de Dieu. Nous ne pourrons critiquer le corollaire que lorsque nous aurons critiqué le théorème. — J’indique néanmoins ici que Schleiermacher est forcément ramené à faire du péché une lutte entre la chair et l’esprit, c’est-à-dire à mettre dans la chair le siège même du péché ; tandis qu’une analyse impartiale et non prévenue de l’expérience du péché est forcément conduite à y voir aussi, à y voir surtout un acte spirituel. Le péché par excellence n’est pas le péché charnel, mais le péché spirituel ; non la convoitise des sens, mais l’orgueil de la vie. Il y a donc dans la conception de Schleiermacher, pour expérimentale et inductive qu’elle se prétende, un a priori qui fausse les résultats de son induction. Nous verrons à le signaler plus tard.

La doctrine de la rédemption part du fait historique qu’il existe une communauté chrétienne au sein de laquelle la conscience religieuse est en progrès constant et en triomphe graduel, mais certain, sur la domination de la conscience sensible ; au sein de laquelle donc s’opère un phénomène constant de rédemption. Ce phénomène, inexplicable et irréalisable par les seuls facteurs d’une humanité dont nous avons vu qu’elle est entièrement plongée dans le péché et incapable de tout bien, doit avoir une cause capable de l’expliquer et de le reproduire. Cette cause est la communauté chrétienne elle-même, telle qu’elle a été fondée par Jésus, et dans les relations historiques et morales qu’elle soutient avec son fondateur. La question qui se pose est donc celle-ci : comment devons-nous nous représenter la personne de Jésus-Christ de manière à ce qu’elle puisse être conçue comme la raison suffisante de la rédemption chrétienne ?

Et voici la réponse : l’expérience que nous faisons, dans la communauté chrétienne, d’un triomphe progressif de notre conscience religieuse sur notre conscience sensible provient de ce qu’en Jésus-Christ ce triomphe a été réalisé d’une manière absolue ; en d’autres termes, de ce qu’il n’est pas seulement le modèle, mais le type historique de l’humanité religieuse parfaite. Pour incarner ce type, Jésus a dû être absolument parfait et absolument saint. Non pas saint d’une sainteté acquise seulement (une telle sainteté n’eût fait de lui qu’un modèle, et un modèle était incapable d’opérer la rédemption de l’homme) ; mais d’une sainteté acquise — ou plutôt conservée — sur la base d’une sainteté inhérente (cette dernière seule lui donnant la puissance créatrice d’un type). Cette sainteté absolue et primitive de Jésus n’est autre chose que le triomphe complet et perpétuel en lui de la conscience religieuse sur la conscience sensible. Elle devient de la sorte exclusive de toute faute comme de toute erreur religieuse, et constitue son « être en Dieu », c’est-à-dire sa divinité.

Mais la contre-partie de l’être de Jésus-Christ en Dieu, c’est l’être de Dieu en lui ; d’où il résulte que Jésus-Christ est la révélation divine parfaite au sein de l’humanité. Sa personne à cet égard, et lorsqu’on la considère dans la solidarité pécheresse au sein de laquelle elle apparaît, est certainement miraculeuse. Elle ne s’explique point par le seul jeu des causes humaines, mais par une action créatrice de Dieu, qui peut être appelée une seconde création divine, création qui complète la première, qui s’en distingue, qui s’y oppose même — en ce sens qu’elle n’a pas dans la première sa raison suffisante, — mais qui cependant la rejoint et l’accomplit parce qu’elle fait partie du même plan ou de la même pensée divine. C’est en tant que création divine qu’il faut entendre les récits historiques et les dogmes traditionnels de la naissance miraculeuse du Christ. Celle-ci ne se rapporte point à une rupture dans la chaîne du péché originel, comme on l’entend d’ordinaire, puisque le péché originel n’est pas héréditaire ; elle se rapporte simplement à la nécessité d’une nouvelle action divine pour produire une conscience religieuse parfaite comme l’a été celle de Jésus.

Il ne faut pas perdre de vue cependant que, cet élément surnaturel mis à part, la nature de Jésus est exactement semblable à la nôtre. Sa personne est vraiment humaine parce qu’elle a été soumise à un développement identique au nôtre. La notion de développement n’entraîne pas nécessairement, en effet, celle de péché. Au contraire, moins il est entravé, plus le développement est parfait et normal. En Christ, nous avons le spectacle de la vie humaine normale et typique : celle d’un progrès sans défaillance et sans flétrissure. Il a passé d’une manière parfaitement normale de l’innocence la plus pure à la possession la plus complète de la vie spirituelle. Jésus-Christ est donc, non seulement le modèle des hommes, mais le type de l’humanité tout entière, type devenu historique et réalisé de telle sorte que chacun des actes de sa vie portait le caractère typique.

L’hamartiologie étant donnée, ainsi que la christologie, la nature de la rédemption en procède nécessairement. Comme les deux doctrines précédentes, celle de la rédemption côtoie la doctrine traditionnelle, mais s’en distingue par le fond. — Le Christ avait tellement assimilé sa conscience individuelle à celle qu’il avait de Dieu, il avait tellement assimilé son activité à celle que Dieu exerçait en lui, qu’il faisait toutes les œuvres de son Père et que, comme lui, il exerçait une action créatrice dans le monde spirituel. C’est par cette action créatrice qu’il a pu donner naissance à la vie nouvelle de l’humanité. Aussi Schleiermacher affirme-t-il que Dieu s’est manifesté lui-même en Jésus-Christ, dont la personne a été une Mittheilung Gottes.

« Le fait que l’activité de Christ répond pleinement à la volonté de Dieu et présente au sein de la nature humaine la domination absolue et l’intégrité pure de la conscience religieuse parfaite, ce fait est à la base de tous nos rapports avec lui et constitue le fondement de la religion chrétienne.s » Ceux qui, les premiers, sont entrés en contact avec sa personne, en ont reçu une communication de force spirituelle suffisante pour vaincre le péché et réaliser leur vraie nature. Ainsi s’est fondée une société nouvelle, savoir l’Église, animée d’une puissance de vie religieuse jusqu’alors inconnue, dont la source toujours ouverte est dans la conscience de Christ. L’Église ainsi constituée sert d’intermédiaire aux croyants qui veulent se mettre sous l’influence du Sauveur. Celui-ci, en effet, n’exerce son action d’une manière immédiate que sur l’ensemble : il crée et maintient la communauté chrétienne, par le moyen de laquelle chaque fidèle entre en rapport avec lui et reçoit de lui tout ce qu’il possède. Cette conscience religieuse (révélation et puissance) que Christ communique à son Église — et qui devient la conscience commune de l’Église, — c’est le Saint-Esprit. De même que la conscience religieuse de Christ portait sur l’être de Dieu en lui, de même le Saint-Esprit réalise dans la société chrétienne la communion de l’être divin avec la nature humaine et se manifeste comme inspiration générale de l’Eglise collective. Le Saint-Esprit est donc, dans l’Eglise, le même principe de rédemption qui est apparu en Jésus-Christ et qui a présidé aux origines de son être et de sa personne individuelle. Il crée et suscite l’Eglise, comme il a créé ou suscité Jésus-Christ. — Et son action est rédemptrice en ce sens qu’elle fait participer tous ceux qui se comportent à son égard d’une manière réceptive, à la même puissance de conscience religieuse qui était en Christ. C’est en cela que consistent la conversion et la justification, ces deux faces ou ces deux aspects de la nouvelle naissance (régénération ou résurrection efficace de la conscience religieuse), laquelle, à son tour, se manifeste par une nouvelle conduite de la vie : la sanctification.

s – Il explique en particulier pourquoi la conscience chrétienne se refuse à chercher le progrès loin de Christ ou hors de lui ; pourquoi elle n’aspire à rien d’autre qu’à une réceptivité de plus en plus intégrale à l’égard de sa personne.

La rédemption pourrait donc se définir de la sorte : l’acte par lequel le Saint-Esprit confère aux membres de la communauté chrétienne (aux croyants, mis en rapports historiques avec Jésus) la même puissance que possédait en Christ la conscience de Dieu. La rédemption est essentiellement une régénération de la conscience ; un phénomène, non pas subjectif (puisqu’il suppose un objet), mais intime. Dès lors tout ce que rapporte le dogme traditionnel sur les faits rédempteurs historiques (sur l’œuvre extérieure de Christ pour nous) : expiation, substitution, réconciliation, etc., ne se soutient plus en soi-même, et se réduit à l’expression d’états de conscience. Schleiermacher ne rejette aucun de ces termes ; mais il les emploie tous dans le sens que je viens de dire et qui lui est commandé par les prémisses mêmes de sa pensée.

Pour être complet, il y aurait encore à toucher bien des points traités par Schleiermacher et à noter plusieurs de ses conclusions : sur la résurrection du Christ, sur l’Eglise, sur les sacrements, sur les choses finales, — sur la prédestination en particulier. (Schleiermacher l’affirme en plein. Elle résulte du fondement même de sa théologie : dépendance de l’homme, causalité absolue de Dieu. Elle va au salut de tous, a travers le péché de tous, et elle est universelle. Ceux qui n’atteignent point le salut ici-bas l’atteindront plus tard, aussi certainement et aussi infailliblement qu’ils ont été nécessairement constitués pécheurs par le fait de leur naissance.) — Mais tout cela dépasserait de beaucoup le cadre qui nous est assigné.

Si nous voulions caractériser d’un seul mot la pensée fondamentale de Schleiermacher sur le péché et la rédemption, c’est-à-dire sur ce dont il fait lui-même le centre de sa dogmatique, c’est par le verset Romains.11.32 que nous le ferions : « Dieu a enfermé tous les hommes sous la désobéissance afin de faire miséricorde à tous », mais à la condition de le prendre à la lettre et d’en exclure tout ce que d’autres textes et tout ce que l’expérience attribuent à la liberté humaine dans l’œuvre du salut chrétien.

Si Schleiermacher, en effet, peut unir l’antithèse suivante : d’une part le déterminisme moral et religieux absolu qui découle des prémisses de sa théorie de la connaissance religieuse (sentiment d’absolue dépendance, absolue causalité divine) ; de l’autre la liberté morale que semble impliquer la conscience du péché et déjà rédemption, dont il fait avec raison le fondement de toute vie, de toute doctrine et de toute piété chrétienne ; — si, dis-je, Schleiermacher peut unir ces deux choses, c’est qu’il en fait les deux plans ou les deux stades successifs d’un vaste organisme divin qui embrasse l’ensemble de l’univers. — Le premier plan ou le premier stade est celui du péché, ou plutôt de la conscience du péché. Le second plan ou le second stade est celui de la rédemption, ou plutôt de la conscience de la rédemption. La conscience du péché est absolument nécessaire à celle du salut ; la conscience du salut est absolument nécessaire à celle du péché. Toutes deux sont absolument déterminées par Dieu. L’homme n’y est pour rien ; elles correspondent également au sentiment religieux primitif qui est celui de la passivité pure, de la détermination divine absolue. Elles répondent à deux actions distinctes, successives et souveraines de Dieu. Ce sont deux créations. La première création a été physique (premier Adam) ; la seconde création est spirituelle (second Adam). Elles sont étroitement solidaires, elles tiennent intimement l’une à l’autre, non par elles-mêmes (car la seconde n’est pas susceptible de sortir de la première par évolution naturelle, bien qu’elle y ait des points d’attache), mais parce qu’elles font partie d’une même pensée divine. Le christianisme, qui est un sentiment de dépendance absolue dans la conscience du péché d’abord, puis dans la conscience du salut, est donc la forme parfaite (parce que synthétique et triomphante) du sentiment religieux tout court. En d’autres termes : il est la religion absolue. Entre la religion et le christianisme, l’identité est entière. Le christianisme est la religion.

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Il est impossible de méconnaître la grandeur, l’unité et l’originalité de la conception de Schleiermacher. Nous aurons à lui faire bientôt de graves critiques. Mais auparavant, je voudrais mettre en relief ses avantages. Et cela à trois points de vue différents :

  1. au point de vue des conceptions dogmatiques alors courantes, — soit du milieu ambiant immédiat et particulier ;
  2. au point de vue de la dogmatique protestante générale, — soit du milieu ambiant médiat et général ;
  3. au point de vue plus général encore de la base et de la méthode de toute dogmatique chrétienne, envisagée comme exposition scientifique du phénomène chrétien.

Premier point de vue : J’ai suffisamment caractérisé la théologie du xviiie siècle pour qu’il ne soit pas nécessaire de faire ressortir l’immense supériorité de Schleiermacher sur le rationalisme et le supranaturalisme du temps.

Le rationalisme, donnant à la raison la place suprême, ne pouvait aboutir, sous ses formes les plus excellentes, qu’au moralisme irréligieux de Kant (s’il accentuait l’autonomie individuelle de la raison) ou au panthéisme phénoméniste de Hegel (s’il accentuait l’autonomie objective — universelle — de la raison). Encore ne sont-ce là que ses formes suprêmes ; en général il se tenait à un niveau plu bas, se bornait à critiquer l’Écriture au nom de l’autorité du sens commun et ramenait le christianisme à une morale et à une doctrine tantôt plus riche et tantôt plus pauvre, mais toujours irréligieuse par son essence intime. Le christianisme n’était plus une religion, mais un savoir et un faire. Toute rénovation théologique était donc impossible de ce côté-là.

Il en était de même du côté supranaturaliste. Le supranaturalisme, héritier de l’ancienne dogmatique, portait tout son effort sur l’autorité de la révélation. Cette révélation, supranaturelle, c’était l’Ecriture, et l’Ecriture constituait le principe fondamental du christianisme. Mais le supranaturalisme était si bien entaché lui-même de, rationalisme ; il avait au fond si peu confiance dans la valeur du fondement sur lequel il voulait bâtir, qu’il s’efforçait d’en prouver rationnellement la vérité (par évidence physique ou sensible : les miracles ; ou par évidence intellectuelle : le raisonnement). Le supranaturalisme était intellectualiste au même titre que le rationalisme, et guère plus religieux. De ce côté-là non plus il n’y avait à attendre aucune rénovation théologique.

Comparez maintenant à l’une et à l’autre théologie, celle de Schleiermacher, vous aurez l’impression saisissante de sa supériorité. Schleiermacher voit dans l’homme ce que ni le rationalisme ni le supranaturalisme n’y ont su voir : le sentiment. Au lieu de s’attarder aux conceptions doctrinales et de s’y débattre, il va droit au phénomène religieux qui les produit, qui en est indépendant puisqu’il en est créateur ; il le ramène à la surface ; il en fait ressouvenir ceux qui l’avaient oublié ; il le décrit, il l’analyse, il en exprime tout ce qu’il contient et en fait à la fois la base et le principe vivant, le principe directeur de la théologie chrétienne. En d’autres termes, il fonde la théologie chrétienne sur le phénomène religieux. Cela paraît tout simple : c’était une découverte. Personne n’y avait pensé avant lui. Désormais la vie et l’avenir étaient là. Pour vaincre, pour s’imposer, pour réduire au silence les rationalistes et les supranaturalistes, Schleiermacher n’avait nul besoin de lutter contre eux ; il lui suffisait d’affirmer et de décrire. Devant sa conception, les deux autres s’évanouissaient d’elles-mêmes. Le champ des anciennes disputes était débarrassé. Une nouvelle carrière s’ouvrait pour la théologie.

Telle est, si je ne me trompe, l’importance et la signification immédiate et particulière de l’œuvre de Schleiermacher.

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Deuxième point de vue : Mais elle en avait une autre encore, plus vaste et plus générale. Si l’on considère le milieu ambiant au sein duquel se meut Schleiermacher, non plus dans ses données immédiatement contemporaines, mais dans celles qu’a instituées la Réformation tout entière, il ne me paraît pas excessif de dire que Schleiermacher fut, après les Réformateurs eux-mêmes, et, à bien des égards, mieux que les Réformateurs, le théologien protestant par excellence. Par dessus deux siècles et plus, il reprend directement l’œuvre théologique qu’ils avaient commencée.

Car, en définitive, qu’avaient fait les Réformateurs ? — On répond : réaffirmé l’autorité spirituelle de l’Écriture en face de l’autorité traditionnelle de l’Église. Je le veux bien, et c’est ici ce qu’on a coutume d’appeler le principe formel de la Réforme. Mais au nom de quoi l’avaient-ils ainsi réaffirmé ? Sur quel critère ? Quoi donc les assurait de l’autorité, de l’excellence et de la suffisance des Écritures, comme on disait alors ? L’histoire ? — Mais laquelle ? — Il y en a plusieurs, l’une qui parle en faveur de Rome, l’autre en faveur de l’Évangile. Et de nouveau il fallait choisir. Admettons même que l’on se fût tenu à l’argument d’histoire, et surtout que l’histoire fût connue ; la connaissance historique explique-t-elle la Réformation ? A-t-elle jamais donné le courage, l’audace, la force d’opérer aucune révolution ? Depuis quand l’érudition fait-elle des martyrs ? S’explique-t-on Luther à Worms prononçant son « Je ne puis autrement » au nom de l’histoire ? La vérité est qu’il y avait autre chose encore, et que l’on arrivait aux Écritures, non par l’histoire, mais par la foi. La certitude de la foi, la conviction religieuse personnelle, tel fut le vrai levier de la Réforme ; tel fut le critère et le contrôle de l’autorité des Écritures. Ce critère appelé par Calvin le témoignage interne du Saint-Esprit, appelé par Luther la justification par la foi, fut de bonne heure reconnu comme le second principe, le principe matériel de la formation. Or ce second principe — on l’ignore trop — était en réalité le premier. C’est par lui qu’on arrivait à l’autre. C’est par la foi qu’on arrivait, aux Ecritures et non l’inverse : « Il y va de la vie, écrivait Luther à l’un de ses correspondants, il faut que Dieu te dise dans ton cœur : ceci est la parole de Dieu ; sans cela rien n’est décidé. » Et l’on trouverait dans l’Institution de Calvin cent affirmations pour une qui parlent dans le même sens, c’est-à-dire dans le sens d’une distinction et d’une suprématie de la foi sur l’Ecriture.

Mais le rôle central et décisif du principe matériel de la Réformation fut promptement oublié. La théologie du xvii siècle en abandonna presque l’emploi. Il était complètement perdu au moment où parut Schleiermacher. Dans le rationalisme, la raison tenait lieu de foi, le critère de la raison tenait lieu de celui de la foi, le principe matériel en se déplaçant avait en réalité cessé d’être ; et le supranaturalisme, par antithèse, se raccrochait désespérément au principe formel, à l’autorité des Ecritures qu’il était d’ailleurs impuissant à fonder.

En fait, le protestantisme se mourait par la disparition de l’un de ses principes, et précisément de son principe fondamental, de son principe générateur.

Et c’est alors que Schleiermacher le releva en réaffirmant, sous le nom de sentiment d’absolue dépendance, le même facteur qu’avaient affirmé Luther lorsqu’il parlait de la justification par la foi, et Calvin lorsqu’il parlait du témoignage interne du Saint-Esprit. Sans doute, le terme est différent, et sous la différence du terme se cache une différence de la chose. Je ne prétends pas que Schleiermacher parlant du sentiment d’absolue dépendance, même qualifié par celui de la rédemption chrétienne, entendît exactement ce qu’entendait Luther en proclamant la justification parla foi. Ce que je prétends, c’est qu’avec toutes les différences que l’on voudra dans la qualification exacte et spéciale du facteur religieux, c’est néanmoins le même facteur religieux qui est relevé, repris, réintégré dans la théologie protestante : c’est la conviction personnelle, immédiate, c’est le côté intime, c’est la certitude subjective, c’est en un mot le principe matériel qui refait son apparition dans le protestantisme théologique après une éclipse de près de deux siècles. Je mets à part le piétisme, qui n’eut point de théologie.

Pour s’en convaincre, il suffit de mettre en parallèle les trois expressions — calviniste, luthérienne, schleiermacherienne — et de comparer leurs conséquences ou leurs applications. — 1° Le « sentiment d’absolue dépendance » qualifié par celui de la rédemption chrétienne, présente ses affirmations comme revêtues d’un caractère de certitude intime, mais incapable d’être prouvée. Il est à ce titre l’analogue exact de la « justification par la foi » et du « témoignage du Saint-Esprit », forts de la même certitude intime, faibles de la même incapacité démonstrative. D’un côté, assurance absolue, triomphante, victorieuse, parce qu’elle est fondée sur une expérience dont la réalité ne peut être mise en doute par celui, qui l’a faite ; de l’autre, impossibilité de prouver rationnellement l’objet de cette conviction. — 2° Chez tous trois (Calvin, Luther, Schleiermacher) s’exprime le sentiment du chrétien, de n’être pas l’auteur d’une œuvre qui s’est accomplie en lui, mais qu’il fait remonter toute entière à l’initiative de Dieu par Christ. — 3° Enfin la capacité de juger des choses spirituelles que Luther et Calvin (avec saint Paul, saint Jean et Jésus) reconnaissent au seul chrétien, correspond à la prétention scientifique de Schleiermacher de ne regarder comme théologique que ce qui est positivement affirmé par le sentiment religieux ou impliqué dans ses affirmations. — On est donc en droit de soutenir que Schleiermacher, à cet égard, a continué l’œuvre des Réformateurs, l’œuvre de la Réforme elle-même, que les théologiens du xvii et plus encore du xviii siècle avaient abandonnée parce qu’ils ne l’avaient pas comprise.

Il y a plus. Non seulement le principe matériel de la Réforme réapparaît chez Schleiermacher après deux siècles d’oubli ; il y réapparaît pour la première fois revêtu de toute son importance, dans la pleine possession de ses droits, c’est-à-dire comme le principe premier, fondamental et suprême du christianisme reformé. — On peut dire que jusqu’alors sa vraie place ne lui avait pas été octroyée. Luther, dans sa première période, l’avait sans doute mis au premier plan ; mais vers la fin de sa vie, il lui avait retiré une partie de sa valeur pour la reporter sur l’autorité des Écritures, de l’Église et des sacrements. Calvin, moins précis, avait en somme suivi une marche analoguet. Leurs successeurs ne les avaient que trop imités. Ce phénomène (explicable par des causes et des circonstances historiques), cette coordination, colle juxtaposition, trop souvent empirique, de deux principes qui auraient dû être organiquement subordonnés — par la prédominance du matériel sur le formel — prouve à quel point les Réformateurs étaient encore peu conscients de l’œuvre qu’ils accomplissaient, et quel progrès dans l’esprit de la Réforme était encore nécessaire. Ce progrès, c’est à Schleiermacher qu’elle le doit.

t – Une étude comparée des éditions successives de l’Institution est instructive sous ce rapport. La prédestination d’une part, l’autorité des Écritures de l’autre, empiètent peu à peu sur le testimonium Spiritus Sancti.

Non que d’autres ne l’eussent tenté avant lui : le rationalisme, le kantisme, à certains égards, y avaient aussi travaillé ; mais ils avaient échoué parce qu’ils avaient remplacé les quantités proprement religieuses de la foi, par des quantités ou intellectuelles (raison) ou morales (impératif), c’est-à-dire irréligieuses.

Non pas davantage que le progrès réalisé par Schleiermacher fût sans danger, ou n’offrît aucune prise à la critique. Sa faiblesse principale est dans son excès même, c’est-à-dire dans un subjectivisme qui risque d’exténuer toute réalité religieuse objective et porte certainement atteinte à la valeur de la révélation scripturaire. L’autorité des Écritures, en d’autres termes le principe formel de la Réformation, n’obtient pas chez lui la place qui lui revient. — Mais ceci touche à la critique que nous lui ferons plus tard. — Si pour le moment nous laissons de côté le comment et que nous nous tenions au que, il est certain que Schleiermacher a rendu à la théologie protestante un service immense en relevant le principe matériel de la Réforme, et en le mettant à sa vraie place, c’est-à-dire à la place centrale.

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Troisième point, de vue : Si maintenant, élargissant encore notre horizon, nous tenons compte des destinées générales de la théologie chrétienne, l’importance de Schleiermacher grandit encore. Il est l’initiateur conscient d’une méthode qui jamais avant lui n’avait été consciemment employée en théologie. Que fait-il, en effet, lorsqu’il constate l’existence de la foi en Jésus-Christ comme un fait historiquement saisissable, lorsqu’il l’étudie chez lui-même aussi bien que chez les autres, lorsqu’il y reconnaît une modification chrétienne (c’est-à-dire apportée par Christ) de la conscience que l’homme possède de lui-même et de ses rapports avec Dieu ? Il fait pour la première fois de la théologie une science franchement descriptive. Pour la première fois en théologie, le fait — et le fait véritable, essentiel, actuel (non le fait historique ou ecclésiastique seulement), le fait de conscience, seul fondamental en religion — est mis à sa place, et l’idée à la sienne. L’idée ne précède pas le fait, elle ne le crée pas, elle ne l’abolit pas non plus ; elle le suit et l’exprime. La théologie, qui avait été jusqu’alors une philosophie, devient une science, et une science d’induction. Elle participe désormais à la méthode générale de toutes les sciences (sauf les sciences exactes). Son champ reste sans doute très spécial puisqu’elle pratique une introspection psychologique, contrôlée, il est vrai, par l’histoire (analogue à la psychologie expérimentale). Ce champ se rétrécit encore puisque la conscience chrétienne n’est pas un fait de conscience universel, mais un fait de conscience particulier (tout le monde n’est pas chrétien, bien que tout le monde soit appelé à le devenir). Néanmoins, dans ces limites inexorables et qu’elle doit respecter, la théologie devient une science analogue à toutes les autres par la méthode. C’est dire qu’avec les autres encore, elle est affranchie de l’a priori, et par conséquent de toute scolastique. Je ne dis pas qu’elle le soit du même coup ; qu’elle le soit chez Schleiermacher, par exemple, ou chez ses successeurs. Ce n’est point là une libération qui se puisse faire en une fois, ni en deux, ni en dix ; c’est une œuvre de longue haleine demande la collaboration de plusieurs générations.

A proprement parler, celle libération est l’œuvre perpétuelle de la théologie comme de la science en général, puisque la première démarche de l’esprit humain c’est l’hypothèse, donc l’a priori par excellence, et que sa seconde démarche seulement c’est la vérification inductive, — et que cet ordre, c’est-à-dire la priorité réelle de l’a priori sur l’observation (comme l’a fort bien établi M. E. Naville dans son beau livre La logique de l’hypothèse), loin d’être une condition accidentelle ou anormale de la science, en est au contraire la condition normale et constante.

Je dis qu’en devenant inductive ou descriptive, la théologie, comme les autres sciences, se trouve affranchie en principe de l’a priori, en ce sens qu’elle possède désormais, pour juger, un contrôle et un critère légitimes, consentis et approuvés par la méthode elle-même.

Ceci est infiniment considérable et place la tentative théologique de Schleiermacher au premier rang. Quelque appréciation que nous devions porter tout à l’heure sur ses résultats et sur sa réussite, indépendamment de tout jugement de fond, Schleiermacher, de ce fait seul qu’il donne à la théologie une méthode nouvelle, consciente et raisonnée, occupe une place à part, une place à lui parmi les théologiens de tous les temps. Si Origène peut être considéré comme le père de la théologie chrétienne et des théologiens jusqu’à Schleiermacher, parce que tous du plus au moins se sont rattachés à sa conception méthodologique (même les Réformateurs, malgré leurs velléités contraires) — Schleiermacher peut être considéré comme le père d’une autre théologie, aussi différente de la première que le réalisme expérimental est différent de l’intellectualisme scolastique.

On demandera, sans doute, si cette méthode inaugurée par Schleiermacher convient en théologie, si l’objet de la théologie est d’ordre expérimental et descriptif ? Et c’est, à vrai dire, le fond d’un débat qui est loin d’être universellement tranché. — Je n’entreprendrai pas de le discuter ici (je l’ai fait déjà et je le ferai ailleursu qui paraîtra ultérieurement.) ; j’indiquerai seulement deux raisons qui militent en faveur de la méthode inductive appliquée à la théologie ; la première indirectement ou subsidiairement, la seconde directement et absolument.

u – On trouvera cette discussion dans les prolégomènes de la Dogmatique de Frommel.

Il nous paraît urgent de partir en théologie de l’expérience religieuse et d’en appliquer la méthode, d’abord parce que c’est la méthode, j’entends la seule méthode scientifique. Au point où l’éducation scientifique a amené l’esprit humain, on peut dire que la théologie sera inductive, ou qu’elle ne sera pas. Il n’y a point d’autre méthode ; la science n’en changera point ; elle s’y affermira, elle y progressera et elle en progressera ; mais à moins d’une révolution des plus improbables (puisqu’elle devrait s’opérer dans la constitution même de l’esprit humain), la science n’en sortira plus. C’est par l’observation et l’expérience qu’elle est devenue ce qu’elle est, qu’elle a accompli ce qu’elle a accompli. Et les progrès de la science ont été, en fait, exactement proportionnés aux progrès que faisaient et que font encore les savants dans l’emploi de la méthode expérimentale. Pourquoi n’en serait-il pas de même de la théologie et des théologiens ? Serait-ce que nous ayons une théologie définitive, immuable, parfaite ? Nul n’oserait l’affirmer actuellement. Serait-ce que la théologie en elle-même ne soit susceptible d’aucun progrès ? C’est là un paradoxe qui ne nous paraît pas soutenable. Les travaux immenses, les recherches fécondes auxquels elle a donné lieu et qu’elle suscite encore à cette heure (et cela, nul ne le contestera, dans la mesure même où elle se place sur le terrain de l’histoire et de l’observation) y contredisent absolument.

Ce qu’il y a de vrai, c’est que malgré ces travaux, la théologie, qui, en vertu même de la nature (conquérante) du christianisme et du caractère essentiel (religieux) de l’humanité, devrait se trouver au premier rang, à l’avant-garde des sciences, se trouve aujourd’hui dépassée de toutes parts par la science profane. Or, d’où cela vient-il ? sinon en partie (car il y a d’autres causes, plus morales que théologiques) de ceci, que tandis que la science profane entrait franchement en possession de sa méthode et sortait par elle de la scolastique, la théologie restait indécise entre la méthode ancienne et la nouvelle, ne se résolvait complètement ni à abandonner l’une ni à pratiquer l’autre, piétinait sur place et se laissait devancer là où elle aurait dû se porter en avant.

Un coup d’œil jeté sur l’histoire de la science profane et sur l’histoire de la théologie depuis la fin du moyen âge (c’est-à-dire depuis le moment où la scission entre elles deux commença de s’opérer) jusqu’à nos jours (c’est-à-dire jusqu’au moment où cette rupture est devenue béante) est singulièrement instructif à cet égard. On y voit, entre autres, comment la Réformation fut à son origine, et sur le terrain religieux, portée par un mouvement semblable à celui qui portait alors l’esprit humain, je veux dire qu’elle fut, par dessus des a priori séculaires, un retour à l’observation directe du fait chrétien. Que l’on examine à ce point de vue l’œuvre de Luther, par exemple. En brisant, au nom de la conscience chrétienne appuyée sur le témoignage biblique, les durs anneaux du système papal, que faisait-il, sinon de mettre la connaissance religieuse dans la dépendance de l’expérience religieuse ? Il opérait dans le domaine spécial de la théologie une œuvre identique à celle qu’opérait dans le domaine général de la science le père de l’empirisme moderne, le philosophe Bacon, et introduisait en religion une méthode analogue à la sienne. Tous deux, chacun à sa place, voulurent demeurer fidèles à la réalité du fait et firent dépendre, l’un, la science profane, l’autre, la science religieuse, de l’expérience et de l’observation. Mais, ce caractère expérimental que la Réformation imprimait à la théologie eut le malheur de n’être jamais avoué ni même conscient. Le mouvement qui se poursuivit ailleurs s’arrêta en théologie, rétrograda même — jusqu’à Schleiermacher. Et cet arrêt fut la cause du retard où nous sommes aujourd’hui.

Si c’est là l’une des causes de l’infériorité théologique actuelle (et elle semble indéniable parce qu’elle est attestée par l’histoire) ; si la théologie, incapable de se renouveler par l’a priori philosophique dont elle a épuisé toutes les ressources, ne peut plus être rénovée que par l’observation et l’expérience, il est évident que l’œuvre de Schleiermacher est d’une importance capitale et qu’en l’accomplissant, il a, sinon placé la théologie sur la seule base qu’elle comporte (sur ce point la preuve nous reste encore à faire), au moins répondu à un besoin général, et inauguré une entreprise qui a pour elle aussi bien les échecs et les impuissances du passé que les analogies présentes et les perspectives de l’avenir. — Telle est, Messieurs, la raison d’opportunité qui me semble plaider en faveur d’un essai de théologie expérimentale. Elle s’appuie sur des besoins si généraux, sur une tendance si fondamentale et si légitime de l’esprit moderne, que je tiendrais pour dangereux de ne pas tenter au moins d’y satisfaire.

La seconde raison me paraît absolument décisive parce qu’elle répond affirmativement à la seule question que l’on est en droit de poser : savoir si la théologie comporte une base et une méthode expérimentales. En effet, si, comme personne ne le conteste, l’objet propre de la théologie chrétienne est la religion chrétienne ; si la religion à son tour est un rapport de Dieu avec l’homme ; si ce rapport n’est pas une idée seulement, l’idée d’un rapport (ce qui nous ferait retomber immédiatement dans l’intellectualisme philosophique), mais un rapport réel, qui engage l’homme tout entier, un rapport d’où découle non pas essentiellement une philosophie, mais essentiellement une piété, c’est-à-dire une vie intérieure, alors la religion est nécessairement une expérience, et nulle connaissance religieuse ne sera plus conforme à la nature de son objet qu’une connaissance expérimentale. Le bon droit, le bien fondé de la méthode expérimentale en théologie, repose sur le caractère expérimental de la piété. Toute autre méthode lui est partiellement ou totalement infidèle ; celle-là seule lui est essentiellement conforme. (Non pas, sans doute, qu’elle soit exclusivement praticable. L’observation et la description, l’induction même, ont des limites que la théologie doit pouvoir dépasser. Il faut à l’occasion que la théologie déduise et qu’elle spécule. Mais il ne faut pas qu’elle commence par là, et ses déductions ou ses spéculations les plus plausibles devront toutes, d’abord, avoir leur point de départ dans l’expérience ; — ensuite, être conformes aux analogies de l’expérience ; — enfin, s’établir sous le contrôle de l’expérience et se laisser constamment juger par elle.) Si donc la méthode expérimentale ou inductive peut être et doit être la méthode de la science théologique comme elle l’est des autres sciences ; si, comme nous le croyons, la théologie n’a son avenir que de ce côté-là, il faut rendre à Schleiermacher l’honneur qui lui est dû et reconnaître qu’il est le théologien de l’avenir.

Il le faut faire d’autant plus, Messieurs, que ce n’est pas d’ordinaire ce que l’on a relevé chez lui. Ni ses contemporains, ni ses successeurs n’ont su voir là son originalité distinctive. Ses adversaires eux-mêmes ne l’ont pas combattu par ce côté. Le théologien du sentiment ! voilà ce qui a surtout frappé chez lui, ce dont tour à tour on l’a loué ou blâmé. Je ne dis pas que ce soit tout à fait à tort, car le fond prime la forme. Mais il est injuste cependant de tout ramener à cela et de ne porter aucune attention à la méthode selon laquelle la substance théologique est élaborée en système. Vous aurez d’ailleurs bientôt l’occasion de voir combien ses meilleurs disciples l’ont peu compris, combien, hors quelques cas exceptionnels, la théologie subséquente à Schleiermacher est rapidement retombée dans ses anciens errements. (Et c’est là, Messieurs, un exemple qui, avec beaucoup d’autres, m’empêche de croire au progrès continu, à l’évolution continue de l’humanité.)

A côté de la méthode qu’il inaugure, il y a chez Schleiermacher une supériorité non moins frappante : la manière dont il rattache le phénomène chrétien au phénomène religieux en soi. Il a compris que si le christianisme est la religion, c’est-à-dire la forme suprême de la religion, il n’est cependant pas toute la religion, c’est-à-dire la forme unique de la religion ; que le christianisme présuppose une religion primitive ; qu’il ne s’établirait point sans elle ; qu’assurément il n’en dérive point par évolution naturelle, mais qu’il s’y greffe et qu’il s’y ente par une inéluctable nécessité ; qu’il y a, du phénomène religieux en soi au phénomène religieux chrétien, une très grande différence, mais une identité plus grande encore ; pour tout dire en un mot, que si l’homme n’était pas naturellement religieux, il ne deviendrait jamais chrétien.

A cette affirmation du phénomène religieux primitif dans ses relations avec le christianisme, — qui est aujourd’hui un lieu commun mais qui ne l’était pas alors, et qui aujourd’hui même est trop souvent oubliée par nombre de théologiens enclins à voir dans le christianisme une sorte de génération spontanée, — Schleiermacher ajoute une seconde préoccupation, plus considérable et plus rare encore : celle de donner au phénomène religieux primitif une source unique, distincte et immédiate. La religion ou le caractère religieux de l’homme n’est pas pour lui un résultat, mais une cause. Schleiermacher est loin de cet empirisme superficiel, si commun de nos jours, qui consiste à faire procéder la religion de je ne sais quelles facultés accessoires, quelles combinaisons des besoins de la pensée avec les besoins du cœur, dont l’évolution sociale et l’éducation seraient les seuls facteurs effectifs. Schleiermacher comprend que si l’homme reste religieux à travers la civilisation et l’éducation (ne faudrait-il pas dire : en dépit de l’une et de l’autre ?) c’est qu’il l’est originairement, par un rapport primordial, antécédent aux manifestations de son existence historique, c’est-à-dire de sa vie consciente : le rapport d’absolue dépendance, réalisé en lui antérieurement à la conscience qu’il en prend, et dont la prise de conscience est précisément le sentiment absolu, le sentiment tout court. Avoir placé là le siège et l’origine de la religion, l’avoir saisie dans un principe unique, immédiat et distinct (même abstraction faite de la justesse du principe) n’est pas une des moindres gloires de Schleiermacher. C’est la marque du génie.

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Ceci étant accordé, il reste cependant à savoir si le principe est juste ? C’est par là que nous terminons, c’est-à-dire par la critique du principe religieux chez Schleiermacher.

Une première remarque s’impose : il est exclusif de la morale parce qu’il est exclusif de la liberté humaine. Or, un principe religieux qui est exclusif de la liberté, et par conséquent une religion exclusive de la morale, peuvent-ils être un principe vrai et une religion véritable ? — Nous nous refusons à le croire, parce que s’il y a une chose au monde dont nous soyons certains, c’est de notre responsabilité. Si la responsabilité disparaît, fût-ce au profit de la religion, tout disparaît avec elle, nous ne sommes plus rien ni personne ; et n’étant plus personne, la religion même nous devient inutile. Elle ne peut plus ni nous sauver ni nous perdre : nous sommes perdus d’avance.

Notre objection est donc radicale. — Schleiermacher, sans doute, ne l’aurait point admise telle quelle. Il aurait répondu que la négation qu’il fait de la liberté ne vaut que dans le domaine religieux. Nous ne sommes absolument conditionnés que par rapport à Dieu, qui seul est causalité absolue. Par rapport au monde nous cessons de l’être. La conscience sensible n’est pas formée, comme la conscience religieuse, d’un sentiment unique, celui de la dépendance ; elle comporte le sentiment d’une dépendance relative et le sentiment d’une liberté relative. Cela est si vrai que précisément la religion chrétienne a pour trait distinctif cette libre réaction du moi sur le non-moi, puisqu’elle est par excellence la religion téléologique, la religion où l’activité cosmique du moi revêt le plus fortement l’aspect religieux…

Nous ne disconvenons pas que ces pensées ne se trouvent, en effet, dans la pensée de Schleiermacher. Seulement nous nous demandons : 1° comment il les coordonne avec sa thèse fondamentale ? 2° si elles garantissent une liberté réelle ou seulement une liberté fictive ?

1° Et d’abord comment Schleiermacher coordonne-t-il ces deux propositions : que le christianisme, étant la religion téléologique par excellence, comporte la libre activité du sujet ; — que le christianisme, étant le triomphe de la conscience religieuse sur la conscience sensible, présente le sentiment d’absolue dépendance sous sa forme parfaite ? Nous ne voyons pas comment la conscience religieuse (qui est celle de la dépendance), absorbant la conscience sensible (dans laquelle seule se trouve un élément de liberté), n’absorbe pas du même coup la liberté du sujet… Il y a évidemment antagonisme entre la liberté de l’une et le déterminisme de l’autre. Ceci tuera cela. Et il y a contradiction à affirmer deux termes qui non seulement s’excluent, mais dont l’un est présenté comme devant empiéter sur l’autre. — Mais, n’insistons pas.

2° Ce qui nous inquiète plus encore, c’est de savoir si, la liberté admise, comme Schleiermacher l’admet, cette liberté est vraiment une liberté ? si elle ne serait pas peut-être une illusion de liberté ? une simple spontanéité qui se croirait libre parce qu’elle serait inconsciente de sa détermination fondamentale ? — Et ce qui légitime notre inquiétude, ce qui l’aggrave, c’est la façon parfaitement déterministe dont Schleiermacher parle du péché et de la rédemption. (L’homme est constitué pécheur, non par un acte individuel, ni même par une solidarité spécifique remontant jusqu’à l’acte primitif du père de la race, comme le veut le dogme du péché originel, mais par sa seule constitution psychologique. Et comme il est perdu indépendamment de sa liberté, il est aussi sauvé indépendamment de sa liberté.) Ce déterminisme dans les applications du principe religieux, n’indique-t-il pas clairement que le principe religieux n’est pas capable de sauvegarder la liberté et la responsabilité morale du sujet religieux ? — Nous le pensons. Et voici pourquoi. Malgré ce que Schleiermacher dit de l’apparition tardive de la conscience religieuse au sein de l’humanité (subséquente à l’apparition de la conscience sensible), la conscience religieuse est en réalité primordiale en l’homme. Elle ne saurait être l’état de conscience dernier et parfait, si elle n’était aussi un état de conscience primitif. Cela résulte de son caractère immédiat, et de la dépendance psychologique dans laquelle se trouve la conscience sensible à son endroit. Schleiermacher prouve, en effet, que l’unité de la conscience sensible repose sur la conscience religieuse ; que, laissée à elle-même, c’est-à-dire au dualisme entre un moi relatif et un non-moi relatif, la conscience sensible n’arriverait jamais à un état parfait de sui-conscience ; que la conscience religieuse est en fait le fil qui rattache entre eux les états successifs et variables de la conscience sensible. Cela étant, et la conscience religieuse étant celle d’une dépendance — c’est-à-dire d’une détermination — absolue, il est clair que la liberté est compromise d’emblée. Sur le fond d’une détermination absolue, il est évident qu’aucune liberté véritable ne peut naître, et que la liberté dont il est question n’est pas une liberté morale entraînant la responsabilité, mais une simple spontanéité psychologique, qui se croit libre parce qu’elle est ignorante de sa détermination fondamentale. (C’est un roseau dans le courant d’un fleuve, qui se figurerait être libre parce qu’il résiste au courant, alors qu’il n’y résiste que parce que sa racine l’attache immuablement au lit profond du fleuve.)

C’est donc par illusion d’optique et par illogisme que Schleiermacher statue dans l’homme religieux une liberté qu’exclut le principe même de la religion (lequel se trouve constituer le principe même de l’être humain) ; c’est par nécessité logique, au contraire, qu’il la nie pratiquement et dans l’application générale de son système.

L’examen des conséquences du principe nous amène maintenant à l’examen du principe lui-même, et nous n’hésitons pas à dire que, faux dans ses conséquences, il doit être faux en soi.

Portant notre enquête sur le fond même du débat, usant de la méthode dont Schleiermacher réclame l’usage, nous demandons si le sentiment d’absolue dépendance (tel que Schleiermacher l’entend) est un sentiment accessible à l’expérience humaine ? Est-ce là un sentiment que nous soyons capables de ressentir, que nous ressentions ou que nous ayons jamais ressenti nous-mêmes ? susceptible d’être observé chez les autres ? — Il ne s’agit pas ici d’une discussion théorique, c’est une question de fait. Je vous la pose, Messieurs, et je serais heureux si quelques-uns d’entre vous, après une introspection aussi profonde et aussi impartiale que possible, avaient une réponse à me donner.

Mais il faut procéder avec exactitude et précaution. Ce n’est pas le sentiment de dépendance en général ou un sentiment quelconque de dépendance quelconque que nous mettons en question. Avec Schleiermacher, nous tenons le sentiment de dépendance pour un facteur considérable, disons même pour le facteur essentiel du sentiment religieux ; car une religion qui ne mettrait pas l’homme dans un rapport de dépendance avec Dieu, et qui, par conséquent, n’en susciterait pas le sentiment, serait-elle encore une religion ? — Sur ce point nous sommes donc d’accord avec Schleiermacher. Là où nous cessons de l’être, c’est dans la définition particulière qu’il en donne. Il le définit comme le sentiment d’une dépendance absolue, reposant sur un rapport purement quantitatif (exclusif de toute expression de valeur ou de qualité dans le rapport). En d’autres termes : un sentiment qui n’est religieux que parce qu’il est absolu ; qui n’est point religieux par la nature, ou par la qualité, ou par le caractère des facteurs en présence (l’homme et Dieu), mais qui est ou qui devient religieux en quelque sorte indépendamment de la nature de ses facteurs, et simplement parce qu’il est ressenti à un point qui ne comporte plus de degrés, à un point quantitativement absolu.

La question ainsi spécifiée, j’y reviens et je demande : ce sentiment existe-t-il ? Avons-nous, l’homme a-t-il, en face de Dieu, un sentiment de détermination si complète qu’il exclue la responsabilité ? je ne dis pas : la responsabilité morale, c’est-à-dire relative à nos activités cosmiques ; je dis : la responsabilité religieuse, c’est-à-dire relative à l’attitude initiale de notre être conscient à l’égard de Dieu ? Ne sommes-nous responsables que devant les hommes, et de nos actes seulement, ou le sommes-nous également devant Dieu, et de nos dispositions intimes ? Bien plus, ne serait-ce pas peut-être parce que nous sommes religieusement responsables, que nous pouvons l’être aussi moralement ? Et l’absolu qui éclate dans la responsabilité morale serait-il concevable en dehors d’une responsabilité religieuse préalable, laquelle seule est susceptible d’en revêtir le mode ? — La réponse n’est pas douteuse. L’homme se sent religieusement responsable, preuve en soit le sentiment du péché, qui est un sentiment universel (et qui n’est pas seulement celui d’un mal social, ou moral, mais d’un mal religieux). Or, si l’homme est religieusement responsable, c’est donc que le rapport qu’il soutient avec Dieu n’est pas un rapport uniquement physique, intensif ou quantitatif, mais un rapport qualitatif aussi. La causalité absolue du côté de Dieu, la dépendance absolue du côté humain, n’épuise pas le contenu du phénomène religieux. Nous ne nous comportons pas à l’endroit de Dieu comme de simples effets à l’endroit de leur cause. Dans ses relations avec nous, Dieu n’est pas essentiellement Causalité (ou Cause suprême), il est encore et surtout Volonté ; volonté souveraine, je le veux, mais volonté, et j’ajoute volonté personnelle, à l’égard de laquelle notre volonté est moralement engagée. Tout cela est impliqué dans le sentiment de la responsabilité religieuse ; et, à son tour, tout cela implique, dans la dépendance religieuse, la liberté. Dès lors il ne faut plus parler de dépendance absolue — puisque la dépendance absolue exclut la liberté — mais de dépendance immédiate, ce qui est tout autre chose.

En prononçant le mot de dépendance immédiate, nous avons du même coup corrigé l’erreur de la formule de Schleiermacher, et fait droit à sa vérité profonde. Nous avons prononcé le mot de la piété ; non seulement de la piété chrétienne, mais de toute piété religieuse quelconque. Nous avons donc défini le phénomène religieux universel et central, dans ce qu’il a tout ensemble de plus particulier et de plus étendu. Prenez toutes les grandes personnalités religieuses historiques, prenez-les dans la Bible ou dans les religions en général ; prenez-les dans l’histoire de l’Église ou dans l’histoire profane ; cherchez quelle fut la source commune de leur œuvre, de leurs écrits, de leur influence, de leur activité ; — dépouillez l’innombrable collection des hymnes religieux chrétiens et non chrétiens que fournissent les siècles, examinez, quelle en est l’inspiration spécifiquement religieuse — vous leur trouverez partout un dénominateur commun, si je puis ainsi dire, et ce dénominateur commun n’est pas le sentiment d’absolue dépendance (ou de dépendance physique), mais le sentiment de dépendance immédiate (ou de dépendance morale) : un sentiment qui exprime à la fois ce que le rapport, religieux a de direct, d’intime, et ce qu’il a de libre et de volontaire (personnel) ; la petitesse de l’homme et la grandeur souveraine de Dieu ; les devoirs absolus de l’homme et les droits absolus de Dieu ; mais, remarquez-le, des droits d’un côté, des devoirs de l’autre, c’est-à-dire un rapport qui, loin d’exclure la responsabilité religieuse humaine, la consacre au contraire.

Comment la responsabilité religieuse est garantie par une dépendance, non pas absolue, mais immédiate, c’est ce que nous examinerons tout à l’heure. — Revenons à Schleiermacher et demandons-nous où est la cause de son erreur. Elle ne sera pas, croyons-nous, très difficile à déterminer. Les caractères généraux de sa théologie nous mettent sur la voie.

L’erreur de Schleiermacher ne peut avoir que deux sources : un a priori introduit dans l’observation — ou une observation incomplète, partant fautive du phénomène religieux. Or ces deux causes sont à l’œuvre chez lui et se combinent ensemble, l’a priori qui a troublé son observation en préjugeant de ses résultats, est un a priori panthéiste, dont le romantisme explique une partie, mais dont la racine profonde est dans Spinoza. J’ai noté déjà l’influence considérable que Spinoza a exercée sur la pensée de Schleiermacher. Elle était flagrante dans les Discoursv. Il ne l’a jamais complètement vaincue, et nous la retrouvons ici. En effet, si Schleiermacher décrit le sentiment religieux par son aspect intensif, quantitatif, physique seulement, et laisse de côté son aspect qualitatif et moral ; s’il ne parle que de causalité divine, c’est parce qu’il est élève de Spinoza. Ce dernier lui a appris que la cognitio Dei intuitiva consiste à considérer tous les effets cosmiques sous l’angle-de la causalité divine éternelle, et que la religion consiste à vivre sub specie aeternitatis, — pratiquement, à consentir librement les déterminations nécessaires de la causalité absolue, c’est-à-dire à s’abandonner absolument à la dépendance divine. — Rapprochez la conception spinoziste de la conception schleiermacherienne ; elles se couvrent et se correspondent exactement. La seule différence, c’est que ce dont Spinoza fait un phénomène intellectuel, Schleiermacher en fait — plus justement — un phénomène émotionnel ou de sentiment ; et cette différence est due tout entière à ce que Schleiermacher était un romantique, tandis que Spinoza était un rationaliste. A cela près, l’analogie est si complète, la ressemblance si évidente, qu’elles nous autorisent à conclure dans le sens d’une filiation directe du philosophe de La Haye au théologien de Berlin.

v – Qui ne sont en quelque sorte qu’une transposition romantique du spinozisme.

L’erreur de Schleiermacher est donc exactement de même nature que celle dans laquelle Kant était tombé avant lui. Tous deux ont constaté et décrit un phénomène empirique de première importance, l’un dans le domaine moral, l’autre dans le domaine religieux ; tous deux l’ont interprété d’une manière inexacte ou fautive, parce que leur observation était dominée par un a priori ; chez l’un c’était l’autonomie de la raison, chez l’autre c’était le panthéisme spinoziste.

Il y a là une grande leçon pour nous, Messieurs ; elle est si évidente que je n’ai pas besoin d’y insister. Mais il y a là aussi une preuve indirecte de la vérité de ce que je vous disais naguère : savoir que la morale et la théologie sont vraiment des sciences d’observation et qu’elles seront d’autant plus scientifiques, justes, exactes, qu’elles contiendront moins d’a priori, qu’elles seront plus étroitement fidèles à leur méthode.

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Il nous reste maintenant à examiner si et comment la dépendance immédiate, dont nous faisons la forme propre du sentiment religieux universel et primitif, comporte la responsabilité religieuse ; en d’autres termes : comment le sentiment de dépendance immédiate, fondement de la religion, comporte le sentiment d’obligation absolue, fondement de la morale ; c’est-à-dire à opérer la synthèse entre Kant rectifié et Schleiermacher rectifié, entre le principe de la morale et le principe de la religion, tous deux obtenus par la seule constatation du fait interne de conscience. Si nous réussissons à opérer cette synthèse, nous n’aurons pas seulement réconcilié théoriquement la morale avec la religion — ce qui, de toutes les réconciliations théoriques, est sans doute la plus urgente et la plus féconde, — mais nous aurons encore fourni la contre-épreuve de la justesse de leurs principes respectifs et de la méthode par laquelle ils ont été obtenus.

Rappelons brièvement ce que nous avons dit du fait moral spécifique. — Nous l’avions trouvé dans le sentiment d’obligation de conscience. L’obligation de conscience était pour nous (non une loi immanente de la volonté, comme pour Kant) mais le résultat ou l’expression d’une expérience imposée au principe premier de la volonté (principe inconscient) sous le mode de l’absolu ; l’expérience d’une action souveraine et transcendante, mais d’une action, c’est-à-dire d’une volonté personnelle. Cette action ou cette initiative souveraine au sein de l’homme était morale, c’est-à-dire obligeante et non contraignante, parce qu’elle ne se saisissait pas de la volonté humaine déjà consciente ou libre, mais de la volonté humaine subconsciente, instinctive, non encore libre ou réfléchie, et qu’elle la prosternait dans une attitude de soumission passive que la volonté réfléchie devait ensuite librement affirmer ou nier, transformer en libre obéissance ou en libre révolte.

Voilà le côté moral du fait d’obligation. Mais n’est-il pas évident que ce même fait a un côté religieux, que son côté ou son aspect religieux est antérieur à son côté ou à son aspect moral, et qu’il correspond exactement à ce que nous avons appelé la dépendance immédiate ? Supposez qu’au lieu de se déployer dans le sens de l’activité pratique et de réaliser ou de percevoir l’action divine qui lui est imposée sous la forme du devoir être ou de l’obligation — supposez, dis-je, que le sujet conscient se replie sur lui-même, que la volonté réfléchie se concentre sur son principe encore irréfléchi ; elle le trouvera prosterné dans une soumission qui est une dépendance, et qui est une dépendance immédiate parce qu’elle résulte d’une action souveraine et directe qu’elle subit. Le phénomène qui suscite dans la conscience le sentiment moral de l’obligation est donc aussi celui qui suscite dans la conscience le sentiment religieux de dépendance immédiate. La morale et la religion n’ont pas deux principes distincts ; elles n’en ont qu’un seul. Ce principe est à la fois religieux et moral. Religieux par l’élément de réceptivité — disons même de passivité — qu’il implique, il est moral par l’élément d’activité, ou par la libre réponse qu’il suscite de la part de la volonté consciente. La religion et la morale sont donc réconciliées ; le principe de l’une est aussi le principe de l’autre ; l’antagonisme de Kant et de Schleiermacher est vaincu ; la synthèse entre l’initiateur de la science morale et l’initiateur de la science théologique moderne est accomplie. Et c’est M. César Malan qui l’opère, et il l’opère par la seule méthode scientifique valable : l’expérience, l’observation et l’induction.

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