L’expérience chrétienne en tant que rédemption

Introduction

La révélation de l’homme en Jésus-Christ ouvre dans l’homme, un abîme1. Des malaises vagues, de la sourde douleur que lui infligeait déjà la révélation naturelle, elle fait une souffrance aiguë, un déchirement complet. Entre ce que l’homme doit être — et c’est Jésus-Christ —, et ce que l’homme est — et ce sont ses bourreaux —, il y a toute la distance qui sépare les meurtriers de leur victime. Cette distance est un gouffre moral dont la croix mesure et manifeste la profondeur. Ce qu’est l’homme et ce qu’il devrait être, paraît désormais comme deux irréconciliables. Ce qu’il est, c’est un pécheur qui se condamne lui-même par son péché. Ce péché est une impuissance de nature, c’est-à-dire une déchéance humaine, et une faute, c’est-à-dire une culpabilité volontaire. Plongé dans une impuissance coupable, l’homme en face de la croix sent pour la première fois qu’il est incapable de se sauver lui-même. Il est comme un homme tombé dans une fondrière : plus il s’agite, plus il s’enlise ; pour en sortir, il ne lui sert de rien de se prendre par les cheveux. Tout point d’appui qu’il voudrait saisir en lui-même lui manque ; il lui faut un point d’appui extérieur. D’autre part, il ne saurait être sauvé par rien qui lui soit étranger, non pas même par Dieu directement, car son salut ne serait alors qu’un sauvetage. Il pourrait changer ses conditions extérieures ; il ne transformerait pas son état intérieur, et cet état le rejetterait infailliblement dans la même situation. Ou s’il transformait son état intérieur sans que l’homme y eût aucune part, ce ne serait plus un salut, mais un coup de magie divine, destructeur à la fois de l’identité humaine et de l’ordre moral. Il en irait comme d’un ouvrier buveur auquel on rendrait ses outils et du travail ; s’il n’est pas d’abord guéri de son vice, il retombera bientôt dans la misère. Or de son vice, il ne peut être guéri que par lui-même.

1 – Elle était une synthèse, elle devient un dualisme.

Voici donc les quatre points qui enserrent et délimitent tout le problème :

  1. L’homme étant impuissant, c’est-à-dire déchu, le salut (s’il y en a) devra lui conférer une nouvelle puissance, c’est-à-dire être une régénération.
  2. L’homme étant coupable, le salut (s’il y en a) devra lui conférer une nouvelle justice c’est-à-dire consister en un pardon.
  3. Ce salut, le pécheur étant à la fois coupable (incapable de se justifier) et impuissant (incapable de se régénérer), ne saurait venir à l’homme de l’homme lui-même, mais de Dieu seul, qui seul pardonne et seul régénère.
  4. Mais il ne saurait non plus lui venir de Dieu sans l’homme ; et l’homme cependant ne saurait le faire.

En un mot : un pardon qui soit un jugement, un jugement qui soit une mort, une mort qui soit une vie, une régénération qui soit une justification, une grâce qui soit de Dieu, mais donnée à l’homme par l’homme lui-même, tels sont les termes, contradictoires en apparence, que le péché de l’homme et la croix de Jésus-Christ imposent au problème du salut. Nous ne l’aurons résolu que lorsque nous aurons résolu chacune de ces antinomies à la fois à part et toutes ensemble.

Le sujet est essentiel. Il est au cœur du christianisme. En un sens, on peut dire qu’il constitue tout le christianisme. Le plus central, il est en même temps le plus difficile, le plus contestable et le plus contesté peut-être ; et il est encore, je ne dirais pas le moins étudié, mais le moins connu et le moins élucidé de tous, — en tous cas de nos jours. Et pourtant le caractère rédempteur est essentiel au christianisme. D’abord au point de vue du christianisme lui-même. Lui seul explique son caractère historique et contingent. Ensuite au point de vue pratique. On ne demande plus au chrétien, comme autrefois : Que croyez-vous ? mais : Qu’est-ce qui vous aide dans la vie ?

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