La Vérité Humaine – I. Quel homme suis-je ?

1.1 Le sensationnisme criticiste

Je ne vous apprendrai rien, Messieurs, en disant que la philosophie de Humea n’est pas un point de départ, mais un point d’arrivée. Il a été précédé, dans l’ordre de recherches auxquelles il se livre, par Locke, Berkeley, en Angleterre ; par Condillac, d’Holbach et Cabanis en France. Ce qui lui est propre, c’est la façon absolument conséquente et rigoureuse dont il se sert des prémisses communes à lui et à ses prédécesseurs, et qui fait de sa philosophie l’expression parfaite d’une théorie de la connaissance sensationniste. A ce point de vue il est typique ; en examinant sa conception nous aurons examiné toutes les autres ; en la réfutant, nous aurons réfuté toutes les autres. « En lui, écrit M. Pillonb, le sensationnisme trouve sa dernière, sa plus complète et sa plus logique expression, et devient un idéalisme qu’on peut appeler empirique, et qui mérite ce nom par le parti pris d’écarter absolument les idées aprioriques, les notions premières et innées, tout ce qu’on a appelé depuis Hume, catégories, concepts, formes et lois de l’esprit. »

aTraité de la nature humaine et Essais philosophiques sur l’entendement humain. Traduction Renouvier et Pillon. Paris 1878.

bIntroduction à la traduction des œuvres complètes de Hume, p. xiii.

Une prise en considération complète de la philosophie de Hume nous entraînerait trop loin ; nous n’examinerons que sa méthode et quelques-unes de ses conséquences.

I) Les sens, les impressions, les idées et leurs rapports réciproques.

Son point de départ est l’axiome bien connu de l’école : Nihil est in intellectu quod prius non fuerit in sensu. Et il en établit la valeur axiomatique avec une abondance de preuves préliminaires et une finesse d’analyse bien propres à emporter le consentement, si justement les axiomes avaient besoin d’être prouvés. En sorte que plus il démontre et plus ses démonstrations sont concluantes, moins il appert que l’axiome soit un axiome, puisqu’il est susceptible de preuves et qu’il en a besoin. — Tout vient des sens ; et toutes nos perceptions sensibles se divisent en deux classes : les impressions, et les idées ou pensées. Sous le terme d’impressions, Hume comprend les perceptions qui ont un certain degré de force, comme celles de l’ouïe, de la vue, du toucher ; il y joint aussi l’amour, la haine, le désir, la volition. Par impressions, il entend donc tous les faits mentaux primaires, de quelque nature qu’ils soient, aussi bien les passions et les émotions que les sensations proprement dites. Les idées sont les perceptions moins vives que l’âme éprouve lorsqu’elle se replie sur ses impressions, « les images faibles que laissent les impressions dans la pensée ». Au premier aspect, dit-il, rien ne paraît plus libre que la pensée ; mais un examen plus attentif nous la montre resserrée dans des bornes très étroites ; réduite, en fait, à déplacer, à combiner, à augmenter et à diminuer les matériaux qui lui sont fournis par l’expérience sensible, c’est-à-dire par les sens. Voici ses propres termes : « L’étoffe de nos pensées est prise tout entière ou des sens extérieurs, ou du sentiment internec ; la fonction de l’âme consiste à en faire l’assortiment ou le mélange. » Ou encore : « Les idées sont les copies des impressions, et chaque perception languissante est l’affaiblissement de quelque perception plus vived ». Qu’on pousse cet examen jusqu’où l’on voudra, on trouvera toujours que l’idée vient d’une impression correspondante. Un aveugle-né n’a point la notion des couleurs ; ni un sourd celle des sons. D’ailleurs toutes les idées, comparées aux sensations, ont quelque chose d’obscur, d’affaibli, de diminué. — Chaque impression a donc son idée correspondante qui la suit, qui en est l’image, la copie. Deux rapports existent entre les idées et les impressions : rapport de succession, rapport de similitude (les idées suivent les impressions, les idées ressemblent aux impressions). De plus les idées se divisent en idées de la mémoire et idées de l’imagination. Elles se distinguent les unes des autres : 1° en ce que les idées de la mémoire sont plus vives que celles de l’imagination ; 2° en ce que les idées de la mémoire reproduisent les impressions primitives dans l’ordre et dans la forme même où l’expérience les a données, tandis que les idées de l’imagination reproduisent les impressions primitives librement transposées et intervertiese. Tels sont, pour Hume, et conformément à l’aphorisme de l’école, les éléments de la connaissance.

c – Lequel, pour Hume, est aussi empirique que les autres et résulte lui-même des impressions sensibles.

d – Weber, Hist. de la phil. européenne, 6e édit., p. 410.

e – Pour la critique des idées images des impressions, voir Pillon : Introduction p. xi.

On voit d’emblée qu’avec de tels éléments, la connaissance ne peut dépasser le domaine sensible. La métaphysique en est exclue. L’homme ne peut statuer sur l’essence intime des choses, non plus que sur leurs causes premières. Il n’a affaire qu’à des perceptions ; il n’en peut sortir ; il ne peut pas aller au delà. Ces perceptions recouvrent-elles une réalité objective ? Cette réalité est-elle d’ordre spirituel (comme le veulent les spiritualistes) ou d’ordre matériel (comme le veulent les matérialistes) ? Il est impossible de le dire. Aussi Hume se sépare-t-il aussi bien des uns que des autres. A l’ancienne métaphysique, c’est-à-dire à la prétendue science de l’essence des choses, « science creuse, dit-il, mélange de superstition et de jargon, qui, en remplissant de ses ténèbres les esprits superficiels, se donne un air important et philosophique », il substitue la connaissance de l’entendement humain, qui n’a d’autres données que les perceptions et leurs-copies : les idées.

II) Les principes d’association des idées. La causalité.

Mais ici se dresse un nouveau problème : celui des principes qui lient les idées. Car il est incontestable, et Hume l’accorde de bonne grâce, que les idées se suivent dans un certain ordre et qu’il y a entre elles une certaine liaison. Cet ordre, cette liaison supposent certains principes d’après lesquels nos pensées se groupent entre elles ; ce sont les lois ou les modes généraux d’une force associante, sorte d’attraction mutuelle des idées, qui est, dit-il, pour le monde mental, ce que l’attraction newtonienne est pour le monde physique. Elles se ramènent, selon Hume, à trois principales : la ressemblance, la contiguïté de lieu et de temps, et la causalité. La question qui se présente ici, c’est de savoir si ces principes associants sont des notions innées, aprioriques, antérieures à toute impression, ou s’ils dérivent a leur tour de l’expérience, de la sensation et de l’impression ? s’ils viennent du dedans ou du dehors ? si c’est l’esprit qui les projette sur les perceptions pour les grouper, ou si c’est l’expérience qui les introduit dans l’esprit et les lui procure ?

Question insignifiante et oiseuse à première vue, et cependant si grave que de sa solution va dépendre tout ce qu’est l’homme, ou tout ce qu’il n’est pas, c’est-à-dire la solution même du problème qui nous occupe : du problème anthropologique.

Hume, fidèle à la thèse sensationniste, fait dériver les principes associants des idées, ou concepts (les catégories), des notions empiriques elles-mêmes. C’est sur le concept de causalité, de force, d’énergie, de liaison nécessaire, et sur l’explication de son origine, que se concentre tout l’effort de sa critiquef. C’est aussi la seule de ses expositions que nous considérerons ici. Elle décide la question tout entière. Victorieuse, elle emporte la discussion de toutes les autres ; réfutée, elle entraîne la réfutation de toutes les autres.

f – Voir Essais philosophiques sur l’entendement humain, VIIe Essai. — Voir aussi Traité de la nature humaine. IIIe partie.

III) L’idée de cause n’est pas une idée nécessaire en soi.

Hume commence par établir que la tendance de l’esprit à assigner une cause à tout commencement d’existence ou de modification d’existence, n’est pas une nécessité de raisonnement. On ne peut faire sortir (comme l’a tenté Locke) le principe de causalité d’une démonstration logique, sans tomber dans un cercle vicieux. Les philosophes qui soutiennent qu’une chose a nécessairement une cause, parce qu’autrement elle serait sa cause à elle-même ou serait causée par le néant, supposent précisément ce qui est en question, à savoir l’impossibilité d’écarter toute recherche et toute idée de cause. Il faudrait pouvoir prouver cette impossibilité, c’est-à-dire prouver la nécessité d’une cause, avant d’arguer de l’absurdité qu’il y a à placer cette cause dans le néant ou dans la chose même qui commence d’exister. Or on ne saurait prouver la nécessité d’une cause, attendu qu’il n’y a rien de contradictoire, donc rien d’impossible, à penser le commencement d’un phénomène sans, le rapporter à une cause. L’idée de cause est distincte et séparable de celle de commencement ; on peut l’y joindre, mais on peut aussi l’en distinguer. « La séparation de l’idée d’une cause, dit Hume, d’avec celle d’un commencement d’existence est parfaitement possible à l’imagination, en ce qu’elle n’implique ni contradiction, ni absurdité, et qu’elle ne saurait admettre aucune réfutation tirée d’un raisonnement sur les pures idées ; en sorte que la nécessité d’une cause reste indémontrable. » — Donc, premier résultat : l’idée de cause n’est pas une idée nécessaire.

IV) L’idée de cause n’a pas son origine dans l’expérience externe.

Nous voici déjà avancés d’un grand pas du côté de l’explication empirique ou sensationniste. En effet, si cette proposition : Tout ce qui commence a une cause, n’est pas une proposition nécessaire, elle ne saurait être apriorique ou innée ; elle ne peut être qu’une induction de l’expérience, puisqu’elle participe à la contingence même de l’expérience. L’idée de cause découlant — et ne pouvant découler–que de la sensation, comme toutes les autres, il s’agit maintenant de voir comment elle en découle ; en d’autres termes, de quelle espèce d’expérience on induit l’idée de cause.

Pour ce faire, il faut analyser encore. Hume remarque que la relation de cause à effet n’est pas une relation simple, mais une relation complexe. Entre les deux phénomènes qu’on appelle communément cause et effet, il y a deux relations faciles à constater : il y a relation de contiguïté dans l’espace, c’est-à-dire que les deux phénomènes sont voisins, sont contigus, se touchent par rapport à l’espaceg ; il y a relation de contiguïté dans le temps, c’est-à-dire rapport d’antécédent à conséquent, succession dans le temps. Par exemple : une bille de billard touchée par une autre se meut à son tour. Il y a nécessairement relation de contiguïté dans l’espace et de succession dans le temps. Mais y a-t-il davantage ? Cette contiguïté et cette succession, nécessaires à ce que nous appelons relation de cause à effet, impliquent-elles nécessairement l’idée de cause ? Nullement. C’est par l’expérience, c’est après le fait accompli que nous constatons qu’une boule touchée par une autre se meut dans une certaine direction. Nous ne connaissons a priori ni le fait de son mouvement, ni la direction de ce mouvement. Entre ce que nous appelons la cause et ce que nous appelons l’effet, il n y a jamais de liaison nécessaire qui puisse être reconnue a priori : la cause et l’effet sont choses absolument différentes et qui ne se rencontrent jamais ensemble. L’examen le plus approfondi ne peut donc nous faire lire un effet dans sa prétendue cause, et dans tous les cas où l’expérience nous fait voir tel effet succéder à telle cause, notre entendement peut nous faire concevoir un grand nombre d’autres effets tout aussi naturels.

g – Pour la critique de la contiguïté spatiale dans la causalité, voir Pillon : Introduction, p. xxxi.

[Par exemple : qu’une boule de billard en touche une autre et que toutes deux s’arrêtent ; ou que toutes deux partent dans des directions différentes ; ou que toutes deux partent ensemble dans la même direction. — Ce que nous appelons cause restant identique (le choc de deux billes), les effets peuvent être tout différents. Il n’y a donc rien de nécessaire dans la cause. La cause ne fait pas a priori prévoir l’effet.]

En vain invoque-t-on un certain pouvoir, une certaine force, une certaine énergie qui seraient dans la cause et qui produiraient l’effet ; cette force, cette énergie, ce pouvoir ne sont jamais perçus directement. « Une bille frappe une autre bille, écrit Humeh, celle-ci se meut ; les sens externes ne nous apprennent rien de plus. D’autre part, cette succession d’objets [ou de mouvements] n’affecte l’esprit d’aucun sentiment interne. Donc il n’y a point d’exemple de relations de cause à effet où quoi que ce soit puisse suggérer l’idée de pouvoir ou de connexion nécessaire. » — Et un peu plus loin : « La vérité est que nous ne voyons rien dans les qualités sensibles des diverses parties de la matière qui manifeste ce pouvoir ou cette énergie, ni qui donne lieu d’imaginer que ces qualités soient de nature à produire quoi que ce soit, ou qu’elles doivent être suivies de quelque chose qu’on puisse appeler effet. La solidité, l’étendue, le mouvement, sont autant de qualités complètes en elles-mêmes ; elles n’indiquent aucun autre événement qui puisse en être le résultat. La scène de l’univers est assujettie à un changement perpétuel, les objets sont dans une succession continuelle ; mais le pouvoir, ou la force, qui fait agir la machine, se dérobe à nos regards, et les qualités des corps n’ont rien qui puisse nous la découvrir. Nous savons, par le fait, que la chaleur est la compagne inséparable de la flamme ; mais pouvons-nous conjecturer, ou imaginer même, ce qui les relie ? Il n’y a donc point de cas individuel d’un corps agissant dont la contemplation [la perception] fasse naître l’idée de pouvoir, parce qu’il n’y a point de corps qui montre [fasse percevoir] un pareil pouvoir, d’où l’on puisse former l’original de cette idée. » — Donc, second résultat : l’idée de cause ou de connexion nécessaire, c’est-à-dire de pouvoir, de force, d’énergie, n’est pas fournie telle quelle par la perception sensible. Elle est étrangère aux idées qui ont leurs sources directes dans la perception simple.

hEssais philosophiques sur l’entendement humain, trad. Pillon, p. 454-455.

V) L’idée de cause n’a pas son origine dans l’expérience interne.

Si l’idée de cause n’est pas une idée apriorique ; si elle n’est pas non plus fournie par la sensation externe, nous vient-elle peut-être d’une réflexion sur les opérations de l’âme, c’est-à-dire d’une expérience, d’une sensation interne ? C’est l’opinion de beaucoup de philosophes, qui allèguent qu’ils ont en eux le sentiment d’un pouvoir, d’une énergie, dont ils appliquent et transposent ensuite l’idée aux objets matériels. La notion de cause viendrait de la conscience que nous avons d’être capable de mouvoir les organes du corps et de diriger les facultés de l’esprit. En un mot : la causalité comme concept aurait son origine dans la volition du sujet.

Hume répond à cela que « la volonté, considérée comme cause, n’a pas plus avec ses effets une connexion qu’on puisse découvrir, que ne l’a, avec son propre effet, quelque cause matérielle que ce soit » ; — que, « loin que nous percevions la connexion entre un acte de volition et un mouvement du corps, on convient que nul effet n’est plus inexplicable d’après les pouvoirs et l’essence de la pensée et de la matière » [il veut dire : les rapports de l’esprit avec la matière, et allègue leur difficulté en fin de non recevoir à ce que l’un soit cause de l’autre] ; — enfin, que « l’empire de la volonté sur notre esprit n’est pas plus intelligible ». — En effet, si l’influence de nos volitions sur les organes corporels nous est connue, elle nous est connue par l’expérience (comme tout à l’heure pour les billes) ; ici encore l’expérience nous montre une succession dans le temps entre deux phénomènes, et non une connexion nécessaire. En dépit de nos recherches les plus profondes, nous sommes condamnés à ignorer éternellement les moyens par lesquels un phénomène volitif aboutit, de succession en succession, à un phénomène ou mouvement corporel. Nous n’en avons pas le sentiment immédiat. Par exemple : un homme vient d’être frappé de paralysie au bras ou à la jambe, ou vient de perdre tout récemment un de ces membres ; il fait dans le commencement des efforts réitérés pour le mouvoir, il se sent le même pouvoir de commander à ses membres que sent un homme en pleine santé. Dans l’hypothèse que l’on invoque (celle du concept de causalité dérivant du sentiment interne que nous avons de notre volonté), il est évident que le sentiment ne saurait tromper. Or il trompe dans le cas particulier comme en plusieurs autres. Il faut donc conclure que l’expérience nous renseigne, sans doute, sur l’influence de la volonté, mais que tous ses renseignements se réduisent à nous montrer une constante succession de phénomènes. Quant au lien qui les rendrait inséparables, quant à la connexité nécessaire que l’on invoque, elle nous échappe et ne nous est fournie par aucune expérience. — Ainsi, troisième résultat : le concept de causalité n’est pas une idée innée ; il n’a son origine immédiate ni dans l’expérience externe, ni dans l’expérience interne.

VI) L’idée de cause vient de la coutume. Elle n’a rien de nécessaire.

Or, comme, d’après la thèse sensationniste, nous ne pouvons nous former aucune idée des choses qui n’ont jamais affecté ni nos sens externes, ni notre sentiment intérieur, il paraît inévitable de conclure que nous manquons absolument de toute idée de connexion causale ; que la notion de cause ne signifie rien, soit qu’on l’emploie dans la spéculation philosophique, soit qu’on en fasse usage dans la vie quotidienne.

Toutefois nous la possédons, cette notion. D’où nous vient-elle donc ? Et que signifie-t-elle ?

A la première question : d’où nous vient l’idée de cause ? Hume répond : elle nous vient de la coutume ou de l’habitude que nous avons de voir certains faits dans une liaison constante. — Un objet ou un événement naturel étant donné, mais isolément, l’esprit le plus pénétrant du monde ne saurait découvrir, ni conjecturer même, ce qui en résultera. Il ne peut porter sa vue au delà de ce qui est présent à ses sens ou à sa mémoire, c’est-à-dire au delà de la perception actuelle ou passée. Mais dès que des événements d’une certaine espèce ont été toujours et dans tous les cas aperçus ensemble, nous ne nous faisons plus le moindre scrupule de présager l’un à la vue de l’autre. Nous percevons, par exemple, une liaison constante entre la chaleur et la flamme, entre la solidité et la pesanteur, et nous voici déterminés, par habitude, à conclure de l’existence de l’une à l’existence de l’autre. Alors, nommant l’un des objets cause et l’autre effet, nous les supposons dans un état de connexion : nous supposons au premier, à l’antécédent, un pouvoir, une énergie, par lesquels le second, le conséquent, est infailliblement produit ; une force qui opère avec la certitude la plus grande et avec la nécessité la plus inévitable.

Ce n’est donc pas de la perception elle-même, prise isolément, de la perception d’un objet individuel, que naît l’idée de cause ; elle procède de ce que nous sommes accoutumés à voir plusieurs impressions, plusieurs objets, se suivre dans un certain ordre. Cette liaison, à laquelle l’expérience nous accoutume, cette transition habituelle, qui fait passer notre imagination de l’objet qui précède à celui qui a coutume de suivre, est le seul sentiment d’après lequel nous formons l’idée de pouvoir, de causation, de liaison nécessaire.

En résumé : chaque idée étant l’image ou la copie d’une impression ou d’un sentiment qui a précédé, là où il n’y a point d’impression ou point de sentiment, nous sommes assurés qu’il n’y a point d’idée. Or, il ne se fait aucune opération, il ne se produit aucun phénomène, ni externe, ni interne, ni dans les corps ni dans les esprits, qui, pris en soi-même, isolément, produise la moindre impression, le moindre sentiment de pouvoir, de cause efficiente, de connexion nécessaire. Donc il n’y a rien qui fasse naître nécessairement l’idée de cause nécessaire. Ce n’est qu’après plusieurs expériences uniformes où le même objet se montre toujours suivi du même événement, que nous commençons à acquérir les idées de cause et de liaison. Le nouveau sentiment que nous éprouvons alors et qui se forme peu à peu en nous, n’est autre chose que le sentiment, l’image ou la copie d’un rapport habituel entre des objets qui ont coutume de se suivre. Ce sentiment ou cette image est l’archétype de l’idée de cause.

VII) Valeur et signification de l’idée de cause (ou du principe de connexion) : elle vaut ce que vaut la coutume ; elle est toute contingente et arbitraire.

A la seconde question : que signifie cette idée de cause ? quelle valeur a-t-elle ? Hume ne répond pas explicitement, mais sa philosophie répond pour lui. L’idée de cause n’a et ne peut avoir aucune valeur ; elle ne peut rien signifier. C’est une idée occasionnelle et contingente, que le hasard produit et que le hasard détruit. Rien ne garantit la fixité de la liaison que nous observons d’un objet ou d’un événement à un autre ; rien ne garantit donc la fixité de l’impression que cette liaison produit sur nous ; rien ne garantit, en conséquence, la fixité, la solidité de l’idée de cause. L’idée de cause n’est pas une idée nécessaire (innée, a priori) ; elle n’est pas une idée d’expérience directe (externe ou interne) ; elle est une idée de coutume et d’habitude ; elle est donc une idée fortuite, une idée artificielle. Née d’un concours de perceptions arbitraire, elle peut disparaître par l’effet d’un concours de circonstances inverse, mais également arbitraire.

Telle est en résumé et en soi la philosophie de Hume, et non parce qu’il l’aurait faite telle, mais parce qu’elle résulte conséquemment de l’application conséquente de ses prémisses méthodologiques. Ce n’est pas la philosophie d’un homme ; c’est la philosophie du sensationnisme, dans sa plus haute, sa plus complète et sa plus rigoureuse expression.

Voyons maintenant quels en sont les résultats. Nous les examinerons dans les deux domaines qui nous intéressent spécialement : au point de vue anthropologique, et au point de vue de la connaissance humaine (qu’est-ce que l’homme ? et qu’est-ce que la vérité humaine ?). Ces résultats, nous n’aurons pas à les déduire nous-même ; l’auteur les dégage spontanément avec une franchise et une hardiesse parfaites. Les voici sous sa propre plume :

VIII) Résultat anthropologique : l’unité de conscience (ou la conscience personnelle du moi) n’existe pas ; elle s’explique par une illusion de l’imagination.

« Il y a, écrit Humei, des philosophes qui s’imaginent que nous avons à tout instant la conscience intime de ce que nous appelons notre moi ; que nous sentons son existence et sa persévérance dans l’existence, et que nous sommes certains, par une évidence au-dessus de toute démonstration, à la fois de son identité et de sa simplicité… Il n’y a, disent-ils, chose au monde dont nous puissions être certains, si nous doutons de celle-là ». « Malheureusement, continue Hume, ces assertions positives sont démenties par l’expérience même qu’on invoque à leur appui, et nous n’avons aucune idée du moi, de la manière dont elle est expliquée là. De quelle impression pourrait-elle être dérivée ?… A toute idée réelle doit correspondre une impression particulière, où elle a son origine. [C’est la thèse même du sensationnisme, et nous pouvons surprendre ici sur le fait la relation entre cette thèse et la négation de la conscience personnelle.] Or, le moi, ou personne, n’est point une impression particulière, mais bien ce à quoi nos différentes impressions et idées sont supposées se rapporter. Si une impression donne naissance à l’idée du moi, elle doit se continuer invariablement la même, dans tout le cours de la vie, puisque c’est ainsi qu’on suppose que le moi existe. Mais il n’existe point d’impression constante et invariable. La douleur et le plaisir, la tristesse et la joie, les passions et les sensations succèdent les unes aux autres et n’existent jamais toutes en même temps. Ce ne peut donc être ni d’une de ces sensations ni d’une autre que l’idée du moi est dérivée, et par conséquent une telle idée n’existe pas. — De plus, comment concevoir toutes nos perceptions particulières, dans cette hypothèse ? Elles sont toutes différentes, elles peuvent toutes être distinguées, être considérées à part, et exister séparément les unes des autres ; elles n’ont besoin d’aucun support pour leur existence. De quelle manière peuvent-elles donc appartenir au moi et quelle connexion ont-elles avec lui ?

iTraité de la nature humaine, édit. Pillon, p. 329 et suiv.

Pour moi, quand je pénètre au plus intime de ce que j’appelle moi-même, c’est toujours pour tomber sur une perception particulière ou sur une autre… Je ne puis jamais arriver à me saisir moi-même indépendamment d’une perception ; jamais je ne puis observer autre chose que la perception… Et si toutes mes perceptions étaient supprimées par la mort, si je ne pouvais plus ni penser, ni sentir, ni voir, ni aimer, ni haïr, après la dissolution de mon corps, je serais entièrement annihilé… Si quelqu’un, réfléchissant à cela sérieusement et sans préjugé, pense avoir une notion différente de lui-même, j’avoue qu’il m’est impossible de raisonner plus longtemps avec lui… Mais laissant de côté les métaphysiciens de cette espèce, j’ose affirmer du reste des hommes qu’ils ne sont autre chose que des assemblages ou collections de perceptions diverses qui se succèdent avec une inconcevable rapidité, dans un état de flux et de mouvement perpétuel… L’intelligence [la conscience] est une espèce de théâtre où différentes perceptions font successivement leurs apparitions, passent, repassent, s’écoulent et se mêlent en une infinité de situations et de positionsj. Elle n’a ni simplicité en un même temps, ni identité en des temps différents… Et encore ne faut-il pas que cette comparaison du théâtre nous abuse : ce ne sont que des perceptions successives qui constituent l’intelligence [la conscience], et nous ne possédons pas la moindre notion du lieu où ces multiples scènes sont représentées, non plus que des matériaux dont ce théâtre est composé … »

j – La conscience du moi est comme un essaim de moucherons que l’on observe un soir d’été. Rien ne les relie entre eux, et ils changent constamment. Le vent les disperse.

L’idée ou la conscience du moi est donc, comme l’idée de cause, une idée illusoire, et, remarquez-le, elle est illusoire parce que l’idée de cause est illusoire. Elle s’explique donc, elle aussi, par une illusion ; et cette illusion la voici : nous avons à la fois les deux idées d’identité et de succession, qui en elles-mêmes sont distinctes et même contraires ; mais dans la pensée commune, loin de rester distinctes, elles se mêlent généralement et se confondent. « Cette action de l’imagination, par laquelle nous envisageons l’objet permanent et invariable, et cette autre action par laquelle nous nous représentons la succession d’objets en relation, sont presque senties de même… Le passage de l’intelligence d’un objet à un autre est insensible et aussi coulant que si elle contemplait un objet permanentk ». « Parla continuité de ses perceptions, elle est portée à attribuer l’existence continue et identique à l’objet lui-mêmel ». « La pensée va si aisément, si insensiblement, si graduellement, et d’une pente si douce, de l’objet avant le changement à l’objet changé, que la transition se perçoit à peine, et que nous pouvons nous croire toujours en présence du même objetm. » Ainsi se forme, par paresse intellectuelle et par manque d’analyse, l’idée de l’identité ou de la substantialité du moi. Cette idée est absurde. On en comprend l’illusion chez le commun peuple ; elle est injustifiable chez le philosophe.

kTraité de la nature humaine, édit. Pillon, p. 332-333.

lIbid., p. 336.

mIbid., p. 335.

Quoi qu’on pense de cette seconde argumentation (celle qui cherche à expliquer la formation illusoire du sentiment du moi), il faut reconnaître que la première (celle qui dissout le moi en perceptions particulières et fugitives) est rigoureuse, et tout entière impliquée dans les prémisses du sensationnismen.

n – C’est la même méthode et la même conclusion à laquelle aboutit H. Taine dans son Intelligence (voir en particulier l’introduction).

IX) Conséquences philosophiques (relatives à la connaissance et à la certitude) : pyrrhonisme complet.

C’est le scepticisme. « Puis-je m’assurer, écrit Humeo, qu’en délaissant les opinions établies je marche à la vérité ? Et à l’aide de quels critères la distinguerais-je, même au cas où la fortune me mettrait enfin sur ses traces ? Arrivé à la conclusion du plus sévère et du plus exact de mes raisonnements, je ne puis donner de raison à mon assentiment ; tout ce que je sens n’est qu’une forte propension à considérer fortement les objets sous le point de vue sous lequel ils m’apparaissent. [Autrement dit : on ne s’attache à une idée plutôt qu’à une autre que par une propension naturelle et arbitraire à la trouver plus forte que les autres.] L’expérience est un principe qui m’instruit de différentes conjonctions d’objets dans le passé. L’habitude est un autre principe qui me détermine à attendre les mêmes assemblages dans l’avenir. Tous deux conspirent, en agissant sur mon imagination, à me former certaines idées d’une manière plus vive et plus intense que d’autres. N’était cette qualité, par laquelle l’intelligence avive quelques idées par dessus d’autres (ce qui importe fort peu et est fort peu fondé en raison), nous serions hors d’état d’accorder notre assentiment à quelque argument que ce fût. Bien plus, à ces objets mêmes nous ne pourrions attribuer [sans l’imagination] aucune autre existence que celle qui dépend des sens : nous devrions les renfermer entièrement dans cette succession de perceptions qui constitue notre moi ou notre personne. Bien plus encore, [sans l’imagination] ces vives images que nous présente la mémoire ne pourraient jamais être reçues comme les vraies peintures de nos perceptions passées. Ainsi donc la mémoire, les sens et l’entendement ont un seul et même fondement dans l’imagination. »

oIbid., p. 347 et suiv.

Conclusion : vérité, réalité, existence des objets, existence des idées, existence de la personne, leurs rapports réciproques ; imagination que tout cela ! c’est-à-dire caprice, arbitraire, fantaisie ; c’est-à-dire encore scepticisme radical et systématique.

Aussi ne nous étonnerons-nous pas d’entendre l’auteur s’écrierp : « Nous ne saurions donner de bonne raison pourquoi, après mille expériences, nous croyons qu’une pierre tombera ou que le feu brûlera ; et nous prétendrions décider, d’une manière satisfaisante, sur l’origine du monde et sur les routes que la nature suit d’éternité en éternité ! » — Plus loinq, il n’est pas sûr que « toute chose ne puisse produire toute chose », que « la chute d’un caillou ne puisse éteindre le soleil », a au moins ne sommes-nous pas sûrs du contraire, et le désir de l’homme peut arrêter les planètes dans leur course ». « Si nous croyons que le feu chauffe, ou que l’eau rafraîchit, c’est simplement qu’il nous coûte trop de peine pour penser autrementr. » Et encore : « Je suis prêt à rejeter tout raisonnement et toute croyance ; je ne puis plus regarder aucune opinion ne fût-ce que comme plus probable ou plus vraisemblable qu’une autre. Où suis-je ? Que suis-je ? De quelle cause tiré-je mon existence, et à quelle condition vais-je retourner ?… Toutes ces questions me confondent et je commence à me figurer que je suis placé dans la plus déplorable condition qu’on puisse imaginers. »

pEssais philosophiques sur l’entendement humain, p. 573.

qIbid., p. 575.

rTraité de la nature humaine, p. 354.

sIbid., p. 352.

X) Résultat moral : connexion entre le scepticisme théorique et le sensualisme pratique.

Après la conclusion théorique, voulez-vous maintenant avoir la conclusion pratique de Hume ? Elle a du moins cet avantage d’être parfaitement conséquente et logique, car, comme le dit l’auteur lui-même, « la force du doute pyrrhonien est de nous convaincre de l’impossibilité d’en être délivré par une autre voie que par la puissante influence de l’instinct naturelt ». « Un vrai sceptique, dit-il encore, se défiera de ses doutes philosophiques aussi bien que de sa conviction philosophique, et il ne refusera jamais une innocente satisfaction qui s’offre à lui, ni à cause de l’une, ni à cause des autres u. » — A moins d’être pris dans un sens purement utilitaire, le mot « innocent » est ici de trop ; là où il n’y a plus ni vérité, ni erreur, il est évident qu’il n’y a plus ni bien, ni mal ; rien n’est innocent, car rien ne peut plus être coupable. « Dans tous les incidents de la vie nous devons conserver notre scepticisme. Car la philosophie [sceptique] n’a rien à opposer à nos sentiments. Elle attend plutôt la victoire des retours d’une disposition de sérieuse bonne humeur, que de la force de la raison et de la convictionv ». « Très heureusement il arrive que la nature elle-même y pourvoit et suffit à l’œuvre… Je dîne, je fais une partie dé trictrac, je cause et me divertis avec mes amis ; lorsqu’après trois ou quatre heures de délassement, je veux revenir à ces spéculations, [c’est-à-dire à ces questions : où vais-je ? d’où viens-je ? que suis-je ?] elles me paraissent si vides, si froides et si ridicules que je n’ai plus le cœur de m’en occuper de nouveauw. »

tEssais philosophiques sur l’entendement, p. 573.

uTraité de la nature humaine, p. 358.

vIbid., p. 354.

wIbid.. p. 353.

Tel est l’homme et telle est la vérité humaine pour Hume. Et Hume ne fait ici que tirer les dernières conséquences du sensationnisme logiquement développé. Le même lien nécessaire qui unissait son anthropologue à sa théorie de la connaissance, unit son scepticisme à son anthropologie. Là où le moi humain n’est qu’une succession de perceptions distinctes et particulières, là où nulle causalité réelle ne rattache ces perceptions les unes aux autres, il ne reste évidemment qu’un scepticisme fondamental, en attendant que ce scepticisme se résolve lui-même en idiotisme.

La solution morale de tout ceci, c’est le « mangeons et buvons, car demain nous mourrons ». Se livrer aux instincts naturels, c’est le salut, car la nature sauve des tourments inutiles d’une pensée vaine. — Et vous comprenez maintenant, Messieurs, pourquoi je me suis arrêté si longtemps à Hume. Il est le philosophe théoricien de la grande multitude de nos contemporains. Ses disciples sont aussi nombreux que la foule des jouisseurs modernes et de tous les temps. Ils trouvent dans sa philosophie la justification de leur conduite. Tous les arguments qu’ils avancent conduisent aux arguments qu’il avançait lui-même. Connaître les arguments de Hume, c’est connaître tous ceux des sceptiques et des sensualistes actuels ; c’est aussi connaître la filiation nécessaire du sensualisme au scepticisme. Les avoir réfutés, comme nous le ferons tout à l’heure, c’est les avoir tous réfutés.

Mais auparavant, voyons le sensationnisme sous un autre aspect.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant