La Vérité Humaine – I. Quel homme suis-je ?

2.3 Critique de l’intellectualisme au point de vue anthropologique

Notre première critique portait sur la méthode de l’intellectualisme et laissait planer un doute sur sa validité ; notre seconde critique portera sur les conséquences anthropologiques de la méthode et achèvera d’en démontrer l’erreur. Il s’agissait tout à l’heure plus spécialement de l’intellectualisme cartésien ; il s’agira maintenant de tout intellectualisme quelconque.

Tout intellectualisme conséquent, où qu’on le prenne et de quelque manière qu’on le nomme ou qu’on le développe, pourvu qu’il soit fidèle à ses prémisses (et c’est le moins qu’on puisse exiger), est nécessairement exclusif de la liberté. Le système du monde est une gigantesque mathématique où tout se tient, sans solution de continuité aucune, et se déduit logiquement, c’est-à-dire nécessairement. Il n’y a, il ne peut y avoir que des causes et des effets, c’est-à-dire un inexorable déterminisme. Et si, par impossible, la cause première pouvait être statuée libre, c’est-à-dire souveraine, ce privilège ne saurait revenir à aucune cause seconde, sous peine de ruiner toute l’économie du système. Le système cesserait d’être en cessant d’être intelligible, puisque l’être c’est l’intelligibilité, et il cesse d’être intelligible dès qu’il fait sa part à la liberté dans les causes secondes. Or l’être humain, le moi conscient, le je pensant est une cause seconde. Il fait partie de l’ensemble cosmique. Il n’est donc pas libre, ni ne peut l’être à aucun degré. Il est entraîné dans le mécanisme universel et tourne avec la grande roue. La pensée qui en était partie, qui avait pris dans le moi pensant son point de départ et son point d’appui, n’y revient donc que pour le détruire, et du même coup, se détruire elle-même.

I) La dialectique, méthode unique de l’intellectualisme, est exclusive de la conscience personnelle, parce que de la liberté.

Ceci demande quelque explication. Je dis d’abord que le déterminisme dialectique, qui est fatalement attaché à l’intellectualisme, est exclusif de la conscience personnelle du moi. Cela se sent en quelque sorte d’instinct ; mais il est possible de s’en rendre compte. Je ne suis moi qu’à la condition d’être moi, c’est-à-dire de me séparer des choses, de mes sensations et de mes idées. Si je ne suis point séparé des choses, de mes sensations et de mes idées, si je suis entraîné avec elles comme par un torrent irrésistible, si je ne suis qu’un lieu par où passent les sensations et les idées, si je ne me reprends nulle part, si l’enchaînement des causes ne respecte rien en moi, je ne suis donc plus personne. Comment dirai-je encore : je ? Comment appellerai-je encore moi ce qui n’est pas moi, mais un passage seulement d’idées ou de sensations, qui viennent d’ailleurs, qui vont ailleurs, et qui, en traversant mon être une seconde, l’emportent à chaque fois tout entier ?

Sera-ce, comme on l’a voulu quelquefois, par une illusion de liberté, par une illusion de conscience ? Mais d’abord il faudrait expliquer comment une telle illusion, une illusion si tenace, si universelle, si complète et qui ne cède jamais chez aucun homme, serait possible. Cela en tous cas n’est point aisé. Ensuite et surtout, cette illusion, dans le cas particulier, serait désastreuse pour le système.

II) La dialectique ruine la pensée elle-même.

Et c’est ici notre second point, à savoir que l’intellectualisme ruine même la pensée dont il fait son unique instrument. Il part de cette évidence première : je pense. Or si le premier terme de cette évidence est illusoire, que reste-t-il du second ? La seule certitude que je puisse avoir de la pensée, c’est apparemment que je la pense. Si le je est illusoire, comment suis-je encore certain de penser ? Si le je est illusoire, la pensée l’est aussi. L’axiome fondamental s’ébranle, entraînant après lui la chute du système tout entier. C’est bien pis, si, comme le veut la logique du système, le je n’existe absolument pas. La pensée subsiste encore, sans doute, par hypothèse ; mais il n’y a plus personne pour en prendre conscience. Elle est comme si elle n’était pas.

Voici la même critique sous une autre forme. L’argument cogito ergo sum veut dire au fond : je suis substance pensante ; c’est-à-dire je suis pensée pensante ; c’est-à-dire encore : la pensée pensante se pense en moi. Mais la pensée pensante suppose apparemment un objet pensé. Dire qu’il y a pensée, à moins de tenir un langage inintelligible, c’est dire qu’il y a pensée de quelque chose. Où est l’objet ? L’intellectualisme répond : l’objet pensé, c’est la pensée elle-même à la fois pensante et pensée, puisque étant seule substance, elle est seule quelque chose. Or, qu’est-ce à dire ? sinon que la pensée pensante, appelant nécessairement un objet, et cet objet ne pouvant être autre chose qu’elle-même, la pensée pensante pensera une pensée pensante, laquelle à son tour pensera une pensée pensante, et ainsi de suite indéfiniment, sans jamais pouvoir ni se ressaisir, ni s’arrêter elle-même, sans jamais se fixer sur un objet stable. Elle sera, dans l’ordre intellectuel, exactement ce qu’était la perception dans le sensationnisme (Hume) — aussi exclusive de l’existence d’un moi, et aussi dissolvante de sa permanence et de son identité.

Il est donc évident que l’intellectualisme pris à la rigueur (et il le faut prendre de la sorte ou lui être infidèle), en supprimant la liberté, supprime le moi conscient ou le rend illusoire. Et il est non moins évident que l’une ou l’autre alternative équivaut ou à la ruine du système, ou à un scepticisme bien éloigné de ses prétentions originelles. Le moi conscient n’est rien ou n’est qu’une illusion, tel est le résultat anthropologique fatal de l’intellectualisme. A en examiner de près les différents types (spinozisme, hégélianisme, etc.) on le trouverait identique dans chacun d’eux. Ce résultat ne préjugerait pas en soi de la valeur du système, car si le système était vrai d’autre part, il faudrait préférer la vérité à l’existence du moi ; mais ce résultat se trouve être une critique décisive du système, du fait qu’il opère et consacre la ruine du système lui-même par celle de ses prémisses. Entre le point initial (je) et le point terminal de l’intellectualisme (suis), la contradiction est irréductible. Cette contradiction condamne la méthode.

Pour que la pensée ne détruise pas le je suis, il faut donc qu’il y ait dans le je autre chose et plus qu’il n’y a dans la pensée. Pour que le cogito ergo sum ne s’annule pas lui-même, il ne faut pas qu’il soit pris comme une intuition ou un axiome ; il faut le tenir pour un raisonnement analytique dont les deux termes ne se recouvrent pas l’un l’autre, mais qui fait de l’un (la pensée) une simple manifestation de l’autre (du moi). Ce qui revient à dire : je suis donc je pense. Or s’il en est ainsi, ni l’intellectualisme n’est la méthode unique, ni la pensée l’unique substance.

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