La Vérité Humaine – II. Quel homme je suis

1.5 — Détermination du facteur objectif de l’expérience obligatoire.

Le caractère expérimental de l’obligation étant statué pour les raisons (positives et négatives) que nous venons de dire, une question se pose tout aussitôt : une expérience de qui ? et une expérience de quoi ? — La question est impliquée par le terme même d’expérience : il n’y a pas d’expérience qui ne suppose la relation de deux facteurs. La question est d’autant plus grave que l’obligation revêt un caractère spécifique, que l’expérience qui la constitue ne peut être une expérience quelconque, que ses facteurs doivent revêtir le même caractère qu’elle revêt elle-même, et doivent expliquer son caractère ; qu’il importe donc au plus haut point de les connaître et de les définir.

Et d’abord : de quoi l’obligation est-elle l’expérience ? Quel est son facteur objectif ? — Trois hypothèses épuisent la série des objets possibles : l’objet de l’expérience obligatoire est un fait, un être, ou une action. Je ne vois pas d’autres possibilités, étant donné que nous avons déjà exclu comme telles la loi morale et la volonté humaine intelligiblea. Nous examinerons l’une après l’autre ces trois hypothèses en procédant par éliminations successives.

a – Sans parler de la nature héréditaire, déjà écartée antérieurement. Voir tome I. (Éd.)

Première hypothèse. — Elle donne pour objet à l’expérience obligatoire un fait, non pas un fait quelconque, mais un fait spécifique, une réalité supra-sensible, chose ou objet du monde en soi (fond des choses conçu comme noumène neutre, mécanique, comme substance). En d’autres termes : l’obligation serait l’expérience que fait l’homme de l’existence de la chose en soi, de l’objet métaphysique, moral ou religieux, considéré comme fait absolu.

Au premier abord l’hypothèse semble heureuse et légitime. Elle rend compte de plusieurs des caractères propres de l’obligation. Elle rend compte par exemple du caractère obscur, incompréhensible, irréductible à la pensée que revêt l’obligation. Elle explique cet arrière-fond insondable, mystérieux qu’elle présente en commun avec toute expérience qui place le sujet en face d’un objet impénétrable et réel. Elle me rend compte surtout de l’impression que fait sur moi l’obligation, et qui est, au sens propre, une impression, c’est-à-dire la sensation toujours actuelle et présente d’un contact qu’aurait mon être avec une réalité objective, avec un non-moi, qui s’unit à moi, sans doute, qui constitue certainement une part de moi-même, et qui pourtant ne s’absorbe ni ne se résout jamais en moi.

Mais ici intervient un autre mode de l’obligation, lequel empêche de la définir comme l’expérience d’un fait, et ce mode est précisément : que l’obligation m’oblige et ne me contraint pas. Elle ne se tient pas à mes côtés comme une limite, elle se tient au-dessus de moi comme un maître. Non seulement je n’en dispose pas (comme un expérimentateur dispose de l’objet de son expérience et de son expérience elle-même), mais c’est elle qui dispose de moi. Non seulement elle ne m’appartient pas, mais c’est moi qui lui appartiens. (En sorte que je suis, rigoureusement parlant, la chose de l’objet dont elle témoigne ; et que cet objet ne saurait être pour moi une chose). Elle fait valoir sur moi des droits imprescriptibles, auxquels, il est vrai, je puis résister, mais auxquels je ne puis me soustraire, et dont la nature est telle que je ne puis autrement que de les avouer légitimes. — Or, je demande s’il est dans les prérogatives d’un fait, fût-il un fait transcendant, de jouer à l’égard d’un être un rôle semblable ; s’il est de l’essence d’un fait de prendre possession d’une vie, d’une vie humaine, bien plus, d’une vie morale, et d’établir entre elle et lui, de son aveu, des rapports qui sont évidemment des rapports moraux ? Admettons que ce fait soit aussi considérable que l’on voudra, admettons qu’il me contraigne jusqu’à m’écraser ; toujours est-il qu’un fait ne saurait m’obliger moralement, qu’il n’a pas qualité pour le faire.

Et si l’on songe maintenant que ce fait, ou ce fait prétendu, non seulement m’oblige, mais qu’il élève sur moi des prétentions morales catégoriques ; qu’il réclame une entière, une parfaite obéissance ; qu’il ne se prête point à être discuté, qu’il s’impose sous le mode et avec les exigences de l’absolu ; en un mot, qu’il m’oblige absolument, l’hypothèse qui tendrait à définir le phénomène obligatoire comme l’expérience d’un fait, devient plus inadmissible encore. Et cela pour la raison toute simple qu’affirmer un fait absolu (affirmation nécessaire dans le cas particulier), c’est affirmer l’absurde et le contradictoire. Si l’on conçoit un être absolu, on ne saurait concevoir un fait absolu. La philosophie de la langue s’y oppose aussi bien que les lois de la pensée. Le mot fait est un participe passé, qui désigne le résultat d’une action passée (quelque chose qui a été fait). Or ni le résultat d’une action passée, ni l’action passée elle-même ne sauraient être absolus ; puisque celle-ci, étant passée, relève du temps, et que le temps ne relève pas de l’absolu.

Deuxième hypothèse. — Nous venons de prononcer le mot d’être ; nous venons de parler d’un être absolu. Cet être absolu ne serait-il pas précisément l’objet propre et seul possible de l’expérience obligatoire ? C’est la seconde hypothèse. Elle fait de Dieu l’objet direct de l’obligation, de l’être divin le facteur objectif du rapport qu’elle implique.

A priori l’hypothèse semble plausible. (Elle a pour elle, en tout cas, l’instinct populaire, qui parle couramment de la conscience comme de la voix divine.) A priori il n’y a aucune objection à définir l’obligation absolue, comme l’expérience de l’être absolub. Il faudrait préciser alors et oser dire hardiment que l’obligation est une expérience de Dieu, une expérience que l’homme fait de Dieu. — Or, si nous croyons qu’en un certain sens l’obligation est la plus religieuse des expériences dont l’homme soit susceptible, le plus saint et le plus sacré des rapports dans lesquels il puisse entrer ; il n’est pas moins sûr que, dans un autre sens, l’obligation de conscience n’est pas une expérience de Dieu lui-même, n’est pas un rapport dans lequel l’être humain entre avec l’être divin. Que Dieu soit dans l’obligation, qu’il y fasse sentir sa présence, qu’il y affirme son autorité, nous le voulons assurément. Il n’en peut être autrement si l’obligation est absolue. Mais qu’il y soit métaphysiquement, ontologiquement, qu’il y soit comme être, comme essence et comme nature divine, nous ne pourrions l’admettre que si l’expérience obligatoire nous fournissait, en même temps que la certitude de l’autorité divine, la connaissance de la nature ou de l’essence divine, la révélation de Dieu en soi. Or justement c’est ce qu’elle ne fournit point, ce qu’elle est impuissante à fournir. Preuve en soient les innombrables représentations de la divinité qui, toutes tirées par hypothèse de l’expérience obligatoire (car l’expérience fournit la connaissance), peuplent les Panthéons de l’humanité. Seraient-elles si diverses, si changeantes et si contradictoires les unes des autres, si la connaissance de l’être divin était donnée dans l’obligation. Or si cette connaissance n’est pas donnée dans l’obligation, c’est qu’en effet Dieu lui-même, Dieu en soi n’est pas donné dans l’expérience qui la constitue. Ce n’est pas Dieu au sens métaphysique et ontologique du mot qui constitue le facteur objectif du rapport obligatoire.

b – C’est ainsi que Frommel lui-même la définissait en 1888, dans son Étude sur la conscience morale et religieuse. (Éd.)

Troisième hypothèse. — Cette dernière élimination nous conduit au seul parti qui nous reste et qui est aussi le juste et le vrai. L’obligation de conscience est l’expérience d’une action. Or, qui dit action, dit volonté, car l’action n’est autre chose que l’exercice d’une volonté. L’obligation de conscience est donc l’expérience d’une volonté en exercice, ou d’une action volontaire.

Cela découlait déjà de la nature même du fait obligatoire, dont la présence et l’apparition sous-entendent nécessairement un rapport de volontés. Par définition, rien n’oblige ni ne saurait obliger une volonté qu’une autre volonté. En fait, l’expérience prouve qu’il n’y a et ne peut y avoir phénomène d’obligation que là où il y a relations réciproques entre deux ou plusieurs êtres personnels, c’est-à-dire doués de volonté. Les lois, les idées, les choses, les faits contraignent, soit par nécessitation physique, soit par nécessitation intellectuelle ; la volonté seule oblige. — Pour nous en assurer, il nous suffit de jeter les yeux sur cette obligation particulière dont les deux termes (objet et sujet) nous sont connus : sur l’obligation contingente dont nous avons déjà parlé et qui se manifeste dans l’existence sociale. Elle n’affecte pas nos rapports avec la nature morte ou les êtres impersonnels (cependant elle commence avec les animaux) ; ni nos rapports avec le code pénal, c’est-à-dire avec la loi ; ni nos rapports avec la vérité géométrique, c’est-à-dire avec les idées. Lorsque nous disons que l’étiquette, la coutume ou même la loi nous obligent, un peu d’examen montre que ces choses n’obligent pas en elles-mêmes, mais seulement lorsqu’elles sont soutenues, vivifiées par des volontés morales. Supprimez celles-ci, et vous supprimez l’obligation. Là où, dans la loi, la coutume et l’étiquette, le rapport de la volonté morale cesse de se faire sentir, il ne reste plus que la contrainte ou la licencec. — Or, obligation pour obligation, elles différent par leurs facteurs, elles ne diffèrent point par la nature du rapport qui les constitue. A la différence près que l’obligation sociale se produit par la mise en rapports de facteurs contingents et qu’elle est dérivée, tandis que l’obligation de conscience inconditionnelle est primitive et qu’elle implique un facteur absolu, à cette différence près, elles sont identiques. Ce qui vaut pour l’une vaut pour l’autre. Si l’une implique la volonté comme facteur générateur, l’autre doit l’impliquer également. — Nous arrivons ainsi, par définition et d’une manière positive, au résultat qui s’imposait négativement par suite de l’exclusion des hypothèses précédentes, à savoir que l’obligation de conscience exprime en moi l’expérience que fait ma volonté d’une action exercée sur elle par une volonté.

c – Il serait facile de montrer comment s’explique de la sorte le mélange de servilité et de dérèglement dans les sociétés où les volontés cessent de soutenir l’étiquette, la coutume, la tradition ou même la loi. (Exemple la fin du xviiie siècle en France, comparée au xviie.)

Trois constatations encore, et nous aurons achevé de déterminer la nature du facteur objectif de l’expérience obligatoire. Elles portent : 1° sur le caractère immédiat ; 2° sur le caractère imposé (involontaire) ; 3o sur le caractère inconditionnel de l’expérience en question ; trois caractères importants et gros de conséquences.

Caractère immédiat. — Nous disons que l’expérience spécifique qui a pour effet de m’obliger dans ma conscience est d’aperception immédiate. Nous entendons par là qu’elle manque des intermédiaires habituels de nos expériences. Aucune de nos facultés sensibles ou intellectuelles n’y est engagée ; aucune n’en est le moyen, ni l’organe. Leur entremise, indispensable ailleurs, est inutile ici. Avant même qu’elles soient en jeu, le facteur qui m’oblige s’affirme déjà, est déjà présent. L’expérience obligatoire nous est arrivée (ou du moins est arrivée à notre conscience), pour ainsi dire, toute faite. Nous ne la voyons pas se former en nous. En sorte que, n’étant à même d’en observer ni la genèse, ni le développement, ni les moyens, il nous est impossible de la discuter ; nous ne pouvons que l’accepter et l’admettre. Elle est en nous avant nous-même, je veux dire avant la conscience que nous avons de nous-même ; la discuter, ce serait nous discuter nous-même. Elle est péremptoire parce qu’elle est immédiate. Ce qui implique de la part de l’action dont elle témoigne, la faculté de nous toucher directement, en dehors de notre initiative et de notre consentement, dehors même de notre conscience, et antérieurement à elle, puisque nous n’en devenons conscients qu’après coup.

[Je rappelle que la conscience est un monde fermé, le monde de nos représentations ; que nous n’avons aucune relation directe avec l’objet de nos représentations, mais seulement avec nos représentations elles-mêmes, lesquelles sont encore nous-même, nous-même modifié par l’objet extérieur, mais nous-même cependant. Et ainsi le monde, l’objet, ne nous est pas immédiat dans la conscience, par le conscient. — C’est en cela que l’action qui nous oblige, ou, en d’autres termes, l’objet de l’expérience obligatoire se distingue de l’objet ordinaire de notre vie consciente. Il est immédiatement donné dans la conscience avec la conscience du moi, sans représentations intermédiaires. C’est pourquoi il n’est pas représentable.]

Je dis antérieurement à notre conscience et indépendamment de notre initiative, je ne dis pas contrairement à l’une et à l’autre, puisqu’elle nous apparaît aussi normale qu’elle est péremptoire. Or une action qui nous atteint de la sorte n’est évidemment pas une action temporelle et contingente ; elle ne relève point du monde sensible, autrement elle nous atteindrait dans notre sensibilité ; elle ne relève point du monde intellectuel, autrement elle nous atteindrait dans notre intelligence. Son immédiateté dénonce un caractère intemporel et transcendant, qui est son caractère spécifique ; qui empêche de confondre l’expérience de l’obligation avec aucune autre expérience quelconque.

Caractère imposé. — Pour être immédiate et péremptoire, l’expérience qui a pour effet de m’obliger dans ma conscience serait-elle peut-être fortuite ou facultative ? Si son origine et sa cause ne relèvent pas de notre libre choix ou de notre initiative, relèveraient-elles peut-être, comme tant d’autres de nos expériences, du hasard des rencontres et des situations ? — En aucune manière. Elle n’est ni fortuite, ni facultative. Elle n’est pas accidentelle, mais essentielle. Il ne dépend pas de la volonté humaine de la faire ou de ne la point faire. L’homme ne la cherche ni ne la trouve ; c’est elle qui cherche et qui trouve l’homme. Et lors même qu’il n’y acquiesce pas, il ne cesse pas néanmoins de la subir. C’est une expérience imposée à l’homme dans sa conscience. Et c’est en cela précisément que la conscience du devoir se distingue de la conscience psychologique. Sans doute, la conscience psychologique, la conscience que j’ai de moi-même n’est pas accidentelle, ni fortuite, ni facultative ; mais, au rebours de la conscience de l’obligation, elle n’est jamais subie ; elle ne s’impose jamais à moi malgré moi ; elle est toujours acceptée ; j’y acquiesce et j’y agrée volontairement au point que je ne voudrais ni la perdre, ni l’échanger. C’est que l’initiative de l’une de ces consciences est en nous-mêmes, est identique au moi ; tandis que l’initiative de l’autre n’est pas dans le moi, mais dans son facteur objectif dont l’action est indépendante, transcendante et souveraine, puisqu’elle l’impose au moi en dehors de son approbation et qu’elle dédaigne de se légitimer.

[Sans doute, écrit ailleurs Frommel, il nous arrive, par excès de souffrance, de désirer perdre conscience de nous-mêmes, mais ce n’est point la conscience comme conscience de nous-mêmes, c’est la conscience de nous-mêmes souffrants qui nous est pénible ; de même il nous arrive de souhaiter changer de situation, de facultés, etc…, mais jamais de souhaiter changer d’identité — « Richard aime Richard » (Shakespeare). — Fuyons ! … Fuir de moi-même ! » (Shakespeare). Voilà la différence éclatante de l’une et de l’autre conscience. (Éd.)]

Caractère absolu. — L’expérience obligatoire est donc immédiatement imposée. Sous quel mode est-elle imposée de la sorte ? Nulle hésitation n’est possible ; elle est imposée sous le mode de l’absolu. L’obligation de conscience ne tolère aucun compromis. L’impératif qui en relève ne fléchit devant aucune considération d’existence concrète : c’est un impératif catégorique. Le devoir qu’elle édicte est un devoir inconditionnel. Le bien qu’il faut pratiquer est ce qui doit être absolument ; le mal dont il faut s’abstenir est ce qui ne doit absolument pas être. La distinction du bien et du mal est peut-être la seule opposition irréductible qu’appréhende mon esprit. C’en est au moins la plus certainement irréductible.

Ce dernier trait achève de déterminer l’importance et la nature de l’action perçue dans le phénomène d’obligation de conscience. Car une expérience qui atteint l’homme sous le mode de l’absolu suppose incontestablement un facteur absolu. Aucune relation de créature à créature ne saurait se faire valoir de la sorte. Elles sont toutes partielles, fragmentaires et relatives ; impuissantes par là même à produire une impression absolue, comme celle du devoir. L’absolu, une action qui participerait, qui émanerait de l’absolu serait seule capable de la produire. Or, comme il est avéré que l’obligation produit l’impression de l’absolu ; qu’entre toutes nos expériences elle est seule à la produire (à telle enseigne que la notion que nous en avons n’a point d’autre source en nous que l’obligation de conscienced) ; qu’elle la produit toujours, et d’autant plus distincte, forte et profonde que l’obligation de conscience est mieux écoutée et plus fidèlement suivie ; il nous sera donc bien permis d’attribuer à la cause ce qui revient à l’effet, et de dire que l’action génératrice en nous du sentiment du devoir est une action absolue, l’action d’une volonté inconditionnelle.

d – A proprement parler, nous n’avons pas ni ne pouvons avoir la notion de l’absolu. L’absolu est impensable ; on peut éprouver le sentiment de l’absolu, on ne peut en avoir l’idée. L’idée de l’absolu n’est déjà plus celle de l’absolu, mais celle de l’infini. En d’autres termes, l’infini est la transposition intellectualisée du sentiment de l’absolu, lequel appartient à la seule volonté en nous.

Nous arrivons donc à cette formule : L’obligation de conscience est une expérience. Cette expérience, immédiate, involontaire, c’est-à-dire imposée, est celle de l’activité inconditionnelle qu’exerce sur la volonté humaine une volonté transcendante.

Cette conclusion n’est pas définitive. Elle en appelle une autre, dont elle est grosse, et que nous formulerons bientôt. Relative non plus à la cause seconde, mais à la cause première du phénomène obligatoire, elle nous fera passer de l’activité à l’être dont procède l’activité, à l’auteur de l’obligation de conscience. — Mais avant de poursuivre notre description analytique dans cette direction, nous reviendrons à notre point de départ et nous considérerons le sujet de l’obligation.

Remarque. Auparavant encore, je voudrais attirer votre attention sur deux points :

1° En reconnaissant à l’expérience obligatoire d’être immédiate, imposée, inconditionnelle, nous avons répondu à l’objection de M. H. Bois. Ce dernier nous accusait de renier le caractère spécifique de l’obligation en l’expliquant, en le faisant dériver d’autre chose que de lui-même. « Expliquer, c’est conditionner, nous disait-il ; et conditionner, c’est ruiner l’obligation comme telle. » Et sans doute qu’à son point de vue il avait raison. Si l’obligation est une catégorie ou une idée, il est clair qu’elle ne doit pas être expliquée ; car faire dériver une idée d’une autre idée, c’est nécessairement la conditionner. Mais si l’obligation est un sentiment, un rapport, une expérience, il n’en va plus de même. Une expérience s’effectue nécessairement sous condition de ses facteurs constitutifs ; et si l’un de ses facteurs est absolu, elle peut l’être également sans cesser d’être conditionnée par lui. Une expérience imposée et immédiate peut être une expérience absolue sans contradiction. Le caractère d’être imposée et immédiate est la garantie de son absoluité. Un facteur même contingent est susceptible d’une expérience absolue, si cette expérience l’atteint en dehors de son initiative et d’une manière immédiate. Il n’y a donc pas de contradiction entre le mot expérience et l’adjectif absolu ; dans ces conditions une expérience absolue est possible pour l’homme ; elle sauvegarde entièrement et le caractère spécifique de l’obligation, et la possibilité d’en faire une description analytique.

2° Ma seconde remarque porte précisément sur le caractère spécifique de l’obligation ainsi comprise au point de vue de sa certitude. En s’imposant, et en s’imposant à la fois d’une manière immédiate et absolue, l’expérience obligatoire réalise des garanties de certitude et d’objectivité qui ne reviennent au même degré à aucune autre expérience. Elle échappe aux deux sources d’erreurs communes à toutes les autres : a) Erreurs dues à l’initiative propre de l’expérimentateur, qui s’approche de son objet avec des quantités variables de partis pris, de préjugés, de dispositions et d’états d’âme, peu favorables à une interprétation parfaitement adéquate, sûre, régulière, constante des données expérimentales. Ces quantités variables, s’opposant à une certitude absolue, sont ici supprimées, parce que l’expérience est imposée au sujet en dehors de son initiative et antérieurement à la formation possible d’états d’âme et de dispositions variables. b) Erreurs dues à l’imperfection et à la mobilité du fonctionnement des organes, des activités intellectuelles et sensibles qui sont ailleurs les intermédiaires indispensables de l’expérience, mais qui sont ici supprimés. En écartant l’initiative de l’homme, en se passant de l’entremise des sens et de l’entendement, l’expérience obligatoire écarte les chances d’erreurs qui proviennent de l’équation personnelle de l’individualité historique. Elle le saisit avant son existence historique et les différences qu’elle comporte d’un individu à l’autre ; elle le saisit dans l’identité du principe de son existence et de son apparition historique.

Ceci nous amène directement à examiner ce qui est en l’homme le sujet de l’expérience obligatoire.

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