La Vérité Humaine – II. Quel homme je suis

1.7 — De la conscience proprement dite comme organe de la vérité humaine.

[Ce fragment, que Gaston Frommel avait écarté de son cours, en 1899, parce que, disait-il, « je n’en suis pas très sûr », a été repris par lui en 1902 et partiellement amendé. Toutefois il le considérait encore comme « à récrire ». (Éd.)]

Trois points nous sont acquis : 1° que le phénomène obligatoire est une expérience ; 2° que le facteur objectif de cette expérience est l’action absolue d’une volonté transcendante ; 3° que son facteur subjectif est l’instinct moral ou le principe inconscient de la volonté humaine. — Ces données nous ont été fournies par l’analyse d’un fait de conscience : le sentiment du devoir ou de l’obligation. — Mais si nous connaissons ces données comme des faits de conscience, qu’est-ce donc que la conscience qui nous les fournit, la conscience en elle-même et indépendamment de son contenu ? — Nous en avons parlé déjà beaucoup ; mais jamais de la sorte, jamais comme organe de la connaissance des faits intérieurs. — Or ces faits intérieurs, une fois dégagés (comme ils viennent de l’être), nous permettront d’obtenir quelque lumière sur leur organe, c’est-à-dire sur la conscience prise en elle-même. Et cela n’est pas sans importance pour la netteté de la conception psychologique que nous sommes appelés à nous faire.

Rien de plus imprécis, de plus vague, de plus complexe que la notion courante du mot conscience. Le mot étant unique dans la langue, on lui donne toutes les significations possibles sans se douter seulement de leurs divergences. Tantôt on parle de la conscience comme d’une autorité : « l’autorité de la conscience » ; tantôt comme d’un assentiment de soi-même à soi-même : « en toute sincérité de conscience » ; tantôt comme d’une règle de conduite : « examiner sa conduite à la lumière de sa conscience » ; tantôt comme d’une personne morale : « ma conscience décide que » ; tantôt comme d’un état d’âme : « une bonne, une mauvaise conscience ». On applique encore le terme de conscience, soit aux différentes sphères de la vie de l’esprit : « la conscience théologique, chrétienne, morale, esthétique, philosophique, scientifique » ; soit à des sujets différents : « la conscience individuelle, la conscience publique, la conscience de l’Église », etc…

Ces sens différents d’un même terme ne sont certainement pas faux, ni même complètement arbitraires. Ils ont leur raison d’être dans la pauvreté de notre langue, que son éducation catholique, classique et intellectualiste a éloignée de l’observation des réalités intérieures, de leur prise en considération, et de leur rendu. Cette pauvreté consiste en ceci qu’elle nous empêche de faire la distinction entre 1° l’état de conscience, ou ensemble des phénomènes dont la conscience est l’organe ; 2° les différentes sortes de phénomènes dont la conscience est l’organe : conscience sensible, conscience intellectuelle, conscience morale ; 3° l’organe de perception de ces phénomènes, ou conscience proprement dite. Nous devrions avoir trois termes spéciaux, ou au moins deux, pour exprimer ces diverses choses. Or nous n’en avons qu’un ; d’où l’acception confuse du mot conscience. Je ne prétends certes pas m’insurger contre la langue ; je serai obligé d’employer moi-même le mot dans ses multiples acceptions. Mais il importe que nous les distinguions une fois pour toutes ; afin que cette distinction bien établie, il nous soit possible de l’établir de nouveau dans chaque cas particulier.

Qu’est-ce donc que la conscience, abstraction faite de son contenu, et comme organe de perception des faits intérieurs ?

L’étymologie du terme n’est pas sans intérêt à cet égard. Dans les principales langues son témoignage est unanime ; en grec : συνειδός ou συνειδησις [συνειδέναι signifie savoir avec ; συνειδέναι τι τινί savoir quelque chose en commun avec quelqu’un, ou aussi, savoir quelque chose de quelqu’un par le témoignage des sens. Συνειδέναι τι ἑαυτῷ, être conscient de quelque chose. Τὸ συνειδός est donc le témoignage ou la connaissance exacte, parfois aussi la conscience psychologique (das Bewusstsein). Plus tard apparaît le mot συνείδησις, d’une signification originairement semblable à celle de συνειδός. Puis les deux termes prennent en commun le sens plus spécial de conscience morale (Gewissen).] En latin : conscientia ; en allemand : Gewissen ; en français et en anglais : conscience ; partout nous voyons que la conscience est originairement et universellement considérée comme une aperception immédiate d’où résulte un savoir (εἰδός, scientia, Wissen, science), obtenu par le retour du sujet (σύν, cum, con, ge) sur lui-même. — Cette première détermination vaut pour la conscience en général, c’est-à-dire pour toutes les sortes de consciences que nous pouvons avoir : conscience intellectuelle, conscience sensible, conscience morale, conscience religieuse (et dans chacune de celles-ci ses embranchements particuliers : conscience de tel ou tel point de mon être intellectuel, sensible, moral ou religieux, c’est-à-dire de mon être envisagé au point de vue intellectuel, sensible, moral ou religieux) ; chacune de ces sortes de consciences est une aperception intime, immédiate, d’où résulte un savoir, obtenu par le retour du sujet sur lui-même. — Seulement la question subsiste : comment se représenter ce retour du sujet sur lui-même ? où est précisément le lieu de ce retour ? où est le point fixe sur lequel s’opère ce retour ? Car il faut un point fixe pour que ce retour aboutisse à une perception, c’est-à-dire à la conscience. Si l’être tout entier était entraîné dans ce mouvement de retour, il ne pourrait jamais revenir à lui. (Ce serait un chien qui mordrait sa queue.) Pour revenir à lui, pour prendre conscience de lui, il faut qu’il y ait dans l’individu un point fixe qui soit lui-même, et sur lequel revient une partie de lui-même. Ce point fixe, où est-il ? Cette partie mobile, quelle est-elle ? Et où s’opère le contact entre l’une et l’autre ?

L’étymologie du terme n’est pas sans intérêt à cet égard. Dans les principales langues son témoignage est unanime ; en grec : συνειδός ou συνειδησις [συνειδέναι signifie savoir avec ; συνειδέναι τι τινί savoir quelque chose en commun avec quelqu’un, ou aussi, savoir quelque chose de quelqu’un par le témoignage des sens. Συνειδέναι τι ἑαυτῷ, être conscient de quelque chose. Τὸ συνειδός est donc le témoignage ou la connaissance exacte, parfois aussi la conscience psychologique (das Bewusstsein). Plus tard apparaît le mot συνείδησις, d’une signification originairement semblable à celle de συνειδός. Puis les deux termes prennent en commun le sens plus spécial de conscience morale (Gewissen).] En latin ; conscientia ; en allemand : Gewissen ; en français et en anglais : conscience ; partout nous voyons que la conscience est originairement et universellement considérée comme une aperception immédiate d’où résulte un savoir (εἰδός, scientia, Wissen, science), obtenu par le retour du sujet (σύν, cum, con, ge) sur lui-même. — Cette première détermination vaut pour la conscience en général, c’est-à-dire pour toutes les sortes de consciences que nous pouvons avoir : conscience intellectuelle, conscience sensible, conscience morale, conscience religieuse (et dans chacune de celles-ci ses embranchements particuliers : conscience de tel ou tel point de mon être intellectuel, sensible, moral ou religieux, c’est-à-dire de mon être envisagé au point de vue intellectuel, sensible, moral ou religieux) ; chacune de ces sortes de consciences est une aperception intime, immédiate, d’où résulte un savoir, obtenu par le retour du sujet sur lui-même. — Seulement la question subsiste : comment se représenter ce retour du sujet sur lui-même ? où est précisément le lieu de ce retour ? où est le point fixe sur lequel s’opère ce retour ? Car il faut un point fixe pour que ce retour aboutisse à une perception, c’est-à-dire à la conscience. Si l’être tout entier était entraîné dans ce mouvement de retour, il ne pourrait jamais revenir à lui. (Ce serait un chien qui mordrait sa queue.) Pour revenir à lui, pour prendre conscience de lui, il faut qu’il y ait dans l’individu un point fixe qui soit lui-même, et sur lequel revient une partie de lui-même. Ce point fixe, où est-il ? Cette partie mobile, quelle est-elle ? Et où s’opère le contact entre l’une et l’autre ?

C’est ici que les résultats obtenus précédemment nous sont d’un précieux secours. Ils nous permettent d’établir que le point fixe sur lequel revient l’homme qui prend conscience de lui-même, c’est le principe inconscient de sa volonté ; que la partie mobile de son être qui revient sur elle-même, c’est sa volonté réfléchie, sa volonté différenciée ; et que le lieu de ce contact est l’endroit où la conscience se produit, parce que la volonté réfléchie ou différenciée se distingue de son principe inconscient.

Sans toucher ici à la conscience sensible et à la conscience intellectuelle, qui impliquent des problèmes spéciaux et des solutions spéciales, nous pouvons définir dès maintenant la conscience morale et religieuse : une aperception immédiate, un savoir de soi-même avec soi-même, obtenu par le retour du sujet réfléchi (volonté différenciée) sur le principe (inconscient) de sa volonté impressionnée par l’obligation. Le point fixe sur lequel s’opère le retour du sujet, c’est le principe de sa volonté et de son être (être = volonté) ; ce principe est simple, un, non différencié, donc inconscient ; mais non pas nu. Il porte une empreinte : celle qu’a mise sur lui l’action souveraine d’une volonté transcendante ; ce principe est impressionné. La partie mobile du sujet, c’est sa volonté différenciée, réfléchie, donc capable de revenir sur son principe et de réfléchir l’impression, l’empreinte qu’il porte sur lui. — Le résultat général de ce retour, c’est l’état général de conscience ; le résultat particulier de ce retour, c’est l’état de conscience morale et religieuse qui a pour centre la conscience pure de l’obligation.

La conscience prise en soi est donc le lieu et le moyen d’une aperception intime. Son rôle et sa fonction sont analogues — bien qu’en un ordre très différent au rôle et à la fonction exercée par les sens dans leur domaine. La conscience en soi est un organe, un organe de perception interne (l’œil qui regarde en dedans). Mais si nous ne voulons pas prêter aux malentendus, il convient de ne point attacher au mot organe la signification inexacte qu’il a dans le langage populaire. Un organe de perceptiona n’est pas essentiellement, en effet, ce qu’on imagine d’ordinaire : un membre, un membre du corps, une partie distincte et déterminée de l’être (l’œil, l’oreille, le nez, la main, etc., que nous saisissons comme des parties de l’être, avant même d’y reconnaître les instruments d’une fonction). Scientifiquement — c’est-à-dire exactement parlant, un organe de perception (qui peut sans doute être un membre, mais qui ne l’est que subsidiairement) est avant tout un lieu où s’opèrent certaines actions et réactions, certains contacts, certaines expériences. S’agit-il d’organes sensibles, par exemple, ils existent sans doute à l’état de parties du corps (l’œil, le nez, les oreilles) ; mais ce n’est pas à ce titre qu’ils existent comme organes sensibles (un œil paralysé peut continuer d’exister comme partie du corps, tout en n’existant plus comme organe de la vue) ; ils existent comme organes sensibles à la condition de remplir une fonction, et cette fonction est de fournir un lieu d’action et de réaction entre le moi et le non-moi, une ouverture au moi sur le non-moi et inversement, une prise de contact, une perception.

a – Nous laissons de côté les organes de locomotion, de digestion, de circulation, etc., qui appartiennent à un autre domaine.

C’est dans cette acception que la conscience est un organe. Elle n’est pas une partie de l’être, ni un membre du corps dont il faudrait chercher le siège ; mais un lieu d’aperception, de contact, de réceptivité. Cette aperception étant intime, ce contact étant interne, il ne s’agit pas ici d’une ouverture du moi sur le non-moi extérieur ou sensible, mais d’une ouverture du moi réfléchi sur le moi instinctif, de la volonté différenciée sur son principe. La conscience comme telle est un sixième sens, le sens intime, le sens des faits intérieurs. — Or le principal et le premier de ces faits intérieurs est le retour de la volonté libre sur son principe affecté par l’expérience obligatoire. C’est pourquoi la conscience est avant tout et principalement le sens du devoir ou de l’obligation morale et religieuse.

[Il est faux de parler de « l’autorité de la conscience » : la conscience n’a pas d’autorité ; ce qui a autorité, ce sont les faits intérieurs qu’elle perçoit. Ce qu’on entend d’ordinaire par l’autorité de la conscience, c’est celle du témoignage qu’elle rend du fait intérieur de l’obligation. — « On pourrait dire, écrivait déjà Frommel dans son Étude sur la conscience morale et religieuse (1888), qu’elle remplit en sa sphère une fonction analogue à celle de l’œil en la sienne : elle fait briller une lumière qui change l’aspect des choses et leur confère une toute nouvelle signification ; elle est, pour ceux qui perçoivent son impératif, ce qu’est au voyant la lumière du soleil, laquelle peut être mise en doute par un aveugle sans que cette suspicion en ébranle l’évidence pour le reste des hommes. Cette analogie peut être poussée jusqu’au bout sans se rompre. Il est évident, par exemple, que le monde des sons et des couleurs n’existe que pour les êtres que leurs organes rendent aptes à les percevoir, et qu’il se manifeste chez ceux-ci, quoiqu’il soit le produit d’une élaboration fort compliquée, avec la pleine certitude de sa présence. Or l’image normative de la vie qui se forme à l’occasion des impératifs de conscience correspond par ces deux mêmes traits à celle qui se forme à l’occasion de la sensation physique. Et comme un sourd ignorant sa surdité ne comprendrait rien à la conduite d’une personne qu’il verrait obéir à des sons dont lui-même ne percevrait pas les vibrations, de même l’homme au dedans duquel ne retentirait la voix d’aucun commandement inconditionnel, devrait considérer ceux qui les écoutent comme des rêveurs ou comme des fous. Quiconque envisage la vie humaine au point de vue des obligations contingentes d’une morale utilitaire et ne cherche que la satisfaction soit directe, soit indirecte de ses besoins, ne peut que tenir ceux qui croient à la valeur absolue de l’obligation pour des gens qui ajoutent une quantité illusoire au monde réel… C’est dire que la conscience est un sens ou un organe d’aperception, organe semblable en son ordre et parallèle à ceux qui nous relient au monde sensible… L’organe n’est rien en soi que la possibilité d’une expérience par voie d’action et de réaction. Il implique l’existence d’un objet d’où il tire sa raison d’être et son utilité. Supposez l’œil sans la lumière ou sans les vibrations éthériques qu’il transforme en lumière, il serait comme s’il n’était pas et ne donnerait la vue à personne. La sensation n’a rien de créateur, l’aperception spirituelle pas davantage. Dire que la conscience est un organe, n’est donc rien ajouter à l’homme, mais seulement lui attribuer une faculté nouvelle d’aperception ; car un organe n’est riche que par son activité, laquelle consiste dans la mise en rapport avec une réalité nouvelle. » — (Éd.)]

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