La Vérité Humaine – II. Quel homme je suis

3.1 — La vérité humaine selon l’expérience normale de l’obligation.

Cette image serait celle d’un être un, mais non pas d’un être simple. Il y a un homme intérieur et un homme extérieur, un homme sub-conscient (ou principe de la personnalité humaine) et un homme conscient (ou individualité consciente) ; un instinct moral et une volonté réfléchie. Voilà en quoi l’homme n’est pas simple ; mais voici en quoi il ne forme pourtant qu’un seul être, un moi unique et indivisible : c’est que l’homme conscient est dans le prolongement de l’homme subconscient, c’est que la volonté réfléchie de l’homme extérieur n’est autre que l’instinct moral de l’homme intérieur, que le principe, mais le principe actualisé de la volonté humaine sorti de l’unité virtuelle et réalisant l’unité complexe de l’individualité différenciée. Cette marche du subconscient au conscient, du principe à la réalisation, du virtuel simple à l’actuel complexe et différencié, est la marche fondamentale de l’être humain, comme de l’être universel. Elle est la condition de l’existence du monde en général et la condition de l’existence humaine en général. Elle a ses origines bien loin derrière l’homme, dans les origines mêmes de la biologie générale, où elle se réalise avec une inflexible rigueur. — Il s’en suit que, pour être fidèle à la loi et à l’unité de son être, l’homme doit faire passer dans le conscient tout ce qu’il est et tout ce qu’il possède dans le subconscienta, et que l’attitude première qui est imposée par l’obligation à son instinct moral, doit devenir l’attitude même de sa volonté consciente ou différenciée, c’est-à-dire de chacune de ses facultés particulières, et de l’activité spéciale de chacune de ses facultés. En d’autres termes : l’homme doit réaliser librement dans la sphère mobile de son existence historique ou phénoménale ce qu’il est devenu sans le vouloir et pour jamais devenu, du fait de l’obligation, dans le principe même de sa vie. Le passage du principe à l’acte, et de la soumission imposée à l’obéissance libre est la loi de son développement et la condition de l’unité de son être. Or, qu’est l’homme du fait de l’obligation ? Non pas uniquement, mais essentiellement et avant tout, un être religieux et moral. L’expérience de l’action obligatoire qui lui a été imposée, le mode souverain avec lequel elle s’est imposée à lui, détermine d’une façon absolument primitive ce que doit être l’attitude normale de sa volonté, attitude qui est celle de la dépendance, de la consécration et de l’adoration religieuse, s’il se tourne vers l’Auteur de l’obligation, c’est-à-dire vers Dieu ; attitude qui est celle de l’obéissance et de la responsabilité morale, s’il se tourne vers le théâtre de son activité terrestre, historique et sociale.

aTout, c’est une façon de dire, car il y possède des choses bien vilaines et qu’au contraire il ne doit pas réaliser ; — nous nous plaçons ici au point de vue idéal.

Cette attitude initiale, il ne dépend pas de lui de la prendre ou de ne la point prendre ; elle lui est imposée, qu’il la veuille ou non, infligée de droit divin. Il n’en est donc pas non plus responsable ; ce n’est pas un mérite, c’est une grâce. Elle est un effet de l’initiative souveraine. Elle constitue le signe indélébile, l’attestation permanente, irrécusable, du droit primordial que le Créateur fait valoir sur sa créature ; la marque d’appartenance de l’homme comme fils, à Dieu comme Père. Et pour l’homme lui-même c’est une sorte de majorat : un bien inaliénable, un privilège dont il ne dispose point à son gré ; le seul don divin qui soit à l’abri des déterminations directes, je dis : des déterminations directes — je ne dis pas indirectes — de la liberté humaine. Si vous voulez une image aussi adéquate que possible : un sanctuaire inviolable, dont l’homme procède constamment, mais où il ne peut rentrer, et où s’accomplit sans cesse l’acte ineffable et mystérieux d’une soumission religieuse primitive et d’une consécration initiale.

A cette adoration, l’homme n’a aucun mérite, puisque la liberté n’y entre pas. L’homme n’est pas encore libre. Mais il le devient à l’instant où l’attitude de son instinct moral se propose à sa volonté consciente. Il peut dès lors la réfléchir en oui ou en non : l’affirmer ou la nier librement. De ce moment commence sa responsabilité : de ce moment commence pour lui le devoir, le devoir à la fois moral et religieux, c’est-à-dire la réalisation consciente et libre du devoir être dont le point de départ est posé dans le principe de sa volonté, et dont la norme est fournie par l’obligation. Le devoir consiste pour l’homme à se réaliser historiquement lui-même, c’est-à-dire à faire de son individualité consciente la reproduction discursive, fidèle, du principe de sa volonté affecté par l’obligation ; à exister au dehors comme il vit au dedans ; à sentir, à comprendre, à juger, à vouloir, à se décider, sous la catégorie et dans l’entière dépendance de l’obligation morale et religieuse ; à interpréter lui-même et à interpréter l’ensemble des choses et des êtres du point de vue de l’obligation de conscience ; en un mot : à reproduire et à développer dans son existence historique l’homme religieux et moral qu’il est en principe.

[« Le travail de l’homme, le but de sa vie, c’est de construire sur la terre, à l’état d’œuvre réelle, les notions idéales, c’est de faire chair le vrai, le beau et le juste, c’est en un mot de laisser après sa mort, debout derrière lui, sa conscience faite action. Le progrès humain vit de cette triple manifestation sans cesse renouvelée… Mettre sa conscience hors de soi, la transformer lentement et jour à jour en réalités extérieures, actions ou travaux ; naître avec les idées ; mourir avec les œuvres ; en un mot bâtir l’idéal. » Victor Hugo, Un post-scriptum de ma vie.]

L’homme doit cela. Il le doit doublement. Il se le doit à lui-même d’abord. Il le doit à l’intégrité de son être, qui n’effectue son unité que dans l’unité d’une même attitude, d’un vouloir homogène, d’un développement harmonique. Son unité, et par conséquent l’intégrité de son être est à ce prix.

Mais si l’homme se doit à lui-même l’obéissance de sa volonté réfléchie à sa volonté subconsciente, il le doit du même coup et bien plus encore à Celui dont la souveraine autorité le prosterne dans le principe même de sa volonté, Le Seigneur de sa liberté est en effet aussi le créateur de son être. La dépendance religieuse où il tient l’homme, est pour l’homme l’origine et la source même de son humanité. Sa personnalité morale, sa dignité humaine, sa valeur tout entière relèvent de l’action divine dont il est l’objet. En sorte que toute atteinte qui lui serait portée, toute négation de son autorité, toute révolte contre ses droits serait une négation de l’homme par l’homme et une négation de Dieu par l’homme. En lui refusant son obéissance consciente, l’homme se sépare de lui-même et se sépare de Dieu. Il refuse d’accepter, ou du moins d’approuver et de consentir le seul témoignage qu’il soit à même d’en recevoir. Sa désobéissance est une révolte religieuse, un athéisme pratique et volontaire, un péché, c’est-à-dire le plus grave de tous les actes qu’un homme puisse commettre librement, puisqu’en l’éloignant de Dieu, il l’éloigne du créateur de son être et le sépare de la source de sa vie.

Tel est donc l’homme normal, l’homme vrai ; celui qui réalise la vérité humaine. Il devient ce qu’il est, tout ce qu’il est, et ne devient que ce qu’il est (toujours au point de vue idéal). Il traduit fidèlement dans son existence historique l’attitude morale et religieuse dans laquelle il trouve engagé son instinct moral. D’accord avec lui-même et d’accord avec Dieu, il est tout ensemble le prolongement de la volonté divine sur la terre et la réponse humaine à cette volonté. Tout lui est sujet d’obéissance morale, et tout d’adoration religieuse. Rien ne lui est profane ; tout lui est saint, parce qu’il accomplit chacun de ses actes, parce qu’il pense chacune de ses pensées, parce qu’il éprouve chacun de ses sentiments dans une libre et parfaite consécration au Dieu qui le prosterne dans sa conscience. L’histoire nous rapporte qu’il y eut un homme, un seul, mais un homme pourtant, qui réalisa pleinement la vérité humaine : Jésus, le fils de Marie.

Remarque I. — Au point où nous sommes arrivés, je voudrais relever l’accord des résultats et des conséquences de notre analyse du phénomène obligatoire, avec les données générales du consensus universel de l’humanité. Notre conception a dû paraître assez spéciale (et elle l’est effectivement si on la compare aux conceptions populaires ou philosophiques courantes) et par conséquent peut-être assez douteuse (car ce qui est spécial paraît aisément douteux) pour qu’il vaille la peine d’insister sur ce que ses résultats les plus rigoureux ont de conforme avec les données les plus universellement établies, les moins sujettes à caution de la conscience humaine. Je voudrais le faire voir sur un point particulier : celui de cet état initial par lequel, selon notre conception, l’homme réalise dans le principe de son être une attitude d’adoration religieuse et d’obéissance morale, qui fait si bien partie de lui-même et de sa nature originelle qu’elle échappe aux prises de sa liberté. Eh bien, je dis que ce point a toujours été avoué et discerné par l’homme comme ce qu’il y avait en lui, à la fois de plus divin, de plus humain et de plus inaliénable. L’Ancien Testament — que nous ne consultons pas ici comme document de la révélation, mais simplement comme document historique de psychologie religieuse, c’est-à-dire au même titre que tout autre — l’Ancien Testament en parle comme de l’image ou de la ressemblance humaine de Dieu. Paul consulté dans le même sens désigne cette attitude comme celle de « l’homme intérieur, naturellement attaché ou soumis à la loi divine » ; et il ne fait que consacrer une intuition naturelle et générale du paganisme (dont il emprunte l’expression à un poète grec) alors qu’il affirme que « nous sommes de race divine ». Plus tard les stoïciens, les platoniciens et les alexandrins exprimèrent la même pensée en parlant du λόγος σπερματικὸς comme du germe de révélation morale et religieuse déposé dans chaque homme expression que Justin Martyr fit passer dès lors dans le vocabulaire de la théologie chrétienne. Les termes de Tertullien : « anima naturaliter christiana » ne sont que la reproduction un peu modifiée d’une certitude identique. Et c’est encore le même fait auquel nous rendons hommage aujourd’hui, lorsque nous parlons de « la nature morale et religieuse de l’homme », et que nous nous y appuyons comme sur une donnée irréductible et primitive. Nous rejoignons donc entièrement, quant à nos résultats, ceux de l’expérience humaine générale. Seulement nous la rejoignons avec une connaissance plus exacte des phénomènes qui y conduisent, et, par conséquent, avec une richesse de plus, en sorte que ce qui n’est pour la plupart qu’une constatation sommaire, qu’une donnée brute, acquiert pour nous une signification beaucoup plus riche, plus profonde et plus précise. Nous savons infiniment mieux ce qu’est l’homme et ce qu’il doit être. — J’en voudrais donner rapidement une preuve, et je choisis pour cela les expressions même du témoignage que nous venons de recueillir. Ce témoignage est identique sur le fond des choses, mais suivant la formule qu’il a reçue, il exprime sous un aspect ou sous un autre le phénomène en question. Si on l’envisage, par exemple, dans sa cause efficiente, c’est-à-dire dans l’activité divine qui prosterne le principe de notre être dans l’attitude de l’adoration religieuse, il devient évidemment un phénomène de révélation religieuse, et l’expression platonicienne, stoïcienne et alexandrine de λόγος σπερματικὸς est de la plus scrupuleuse exactitude. Si on l’envisage, au contraire, par son aspect proprement humain, c’est un fait de nature, le fait de nature humaine par excellence, puisqu’il est à la fois universel, permanent et normal et les expressions de γένος Θεοῦ et de « anima naturaliter christiana », sont à leur tour scrupuleusement justes. Si on l’envisage ensuite dans son aspect plus spécialement moral, comme une obéissance initiale, naturelle mais pratique, à l’autorité divine, les expressions pauliniennes : Συνήδομαι γὰρ τῷ νόμῳ τοῦ ϑεοῦ κατὰ τὸν ἔσω ἄνϑρωπον et τὸ ἔργον τοῦ νόμου γραπτὸν ἐν ταῖς καρδίαις αὐτῶν, συμμαρτυρούσης αὐτῶν τῆς συνειδήσεως, (Romains 7.22 ; 2.15) l’expriment exactement. Si, enfin, on l’envisage dans son essence divine humaine indissoluble, comme fait à la fois humain et divin, mais sous l’angle génétique, c’est-à-dire sous l’aspect du développement moral et religieux qu’il pose et qu’il implique, si on l’interprète par la destinée religieuse qu’il inaugure et qu’il garantit en l’homme, il n’a pas d’expression plus exacte que l’ancienne expression hébraïque (Genèse 2.26) : l’homme créé à l’image de Dieu, pour atteindre à sa ressemblance.

Ainsi la conception que nous avons du phénomène d’obligation de conscience fait droit aux significations les plus diverses qui lui ont été données, en même temps qu’à leur identité fondamentale.

Remarque II. — De là vient le caractère sacré, infrangible que l’homme attribue à cette portion de son être dans laquelle il est sous l’influence immédiate de l’action obligeante : c’est que n’y pouvant atteindre lui-même, il ne souffre pas que personne y porte la main. Bien plus : portant en lui l’impression d’une autorité souveraine et permanente contre laquelle il ne peut rien et qui est seule en droit de solliciter sa liberté parce qu’elle la domine, l’homme dans la mesure même où il est homme, l’homme proteste contre toute autorité quelconque qui voudrait s’emparer de sa liberté sans se légitimer d’abord à sa conscience, c’est-à-dire sans se justifier devant la seule autorité dont dépend sa liberté, celle de l’obligation. Il récuse et il a le devoir de récuser toute autorité qui s’exercerait sur lui en dehors de celle-là, fût-ce l’autorité du prêtre, du texte, du dogme ou de la tradition. Je vais plus loin et je dis : fût-ce celle de Dieu lui-même. Car le sentiment qu’il a de l’autorité souveraine dans l’obligation de conscience est à ce point suprême qu’elle lui interdit d’admettre que Dieu puisse jamais chercher à l’atteindre autrement que par son intermédiaire. C’est ce sentiment qui est à la racine de l’aversion que nous éprouvons tous à la seule pensée d’une action magique de Dieu, c’est-à-dire d’une action divine qui, par un coup d’autorité étrangère à celle de l’obligation, surprendrait notre liberté. C’est au réveil de ce sentiment qu’est due la Réforme du xvie siècle ; c’est ce sentiment qui, audacieusement violé par l’Église catholique qui accomplit en cela un crime lèse-humanité, fait l’âme et le principe du protestantisme. C’est au réveil de ce sentiment qu’il faut attribuer tous les progrès véritables de l’humanité, car il constitue ce qu’on appelle de nos jours avec raison, les droits imprescriptibles de la conscience individuelle. Dans un domaine plus restreint, c’est encore à ce sentiment qu’obéit cette « nouvelle théologie » tant décriée par les uns et tant vantée par les autres et qui, hélas ! jusqu’à ce jour ne mérite, ni les éloges qu’on lui décerne, ni les anathèmes dont on la foudroie. Car il faut bien remarquer une chose, c’est que dans tous les domaines, mais surtout dans le domaine religieux, le sentiment des droits de la conscience individuelle, c’est-à-dire le sentiment de l’autorité intérieure qu’exerce sur nous par la conscience l’auteur souverain de l’obligation, est exactement proportionnel à l’obéissance intime que l’individu lui accorde au dedans de soi. Celui-là seul qui est prosterné devant elle, est justifié à se relever devant les autres. Le devoir seul engendre le droit ; l’obéissance seule est la source de la liberté. Le droit de la protestation s’arrête à l’endroit précis où s’arrête la soumission intérieure. D’où les abus fréquents, hélas ! et plus fréquents que jamais, d’un sentiment qui n’est juste et sacré qu’à la condition d’impliquer l’obéissance correspondante ; d’où ses dangers. Il peut me perdre aussi sûrement que la pente d’un abîme. Et le nombre est grand des théologiens et des penseurs religieux qui se sont déjà perdus de la sorte, qui de nos jours sont en train de se perdre et de perdre avec eux ceux qui les suivent. C’est là proprement qu’est le péril contemporain et l’on ne peut dire encore si l’Église y échappera. Si le péril du catholicisme ou de l’ancienne orthodoxie protestante était la démoralisation de la conscience par soumission aveugle et par autorité externe ; le péril du jour, au sein du protestantisme actuel, est la démoralisation de la conscience par anarchie. Résultat pour résultat, ils se valent bien, et dans le doute sur l’issue du second, s’il fallait choisir, je préférerais encore le premier. Mais le choix n’est pas possible. L’heure décisive a sonné à l’horloge des siècles. Il en faut accepter les périls avec les privilèges. Les vieux mots, les formules consacrées n’en imposent plus à personne ; les autorités externes : églises, traditions, dogmes, inspirations, devant lesquels se couchait passivement la foule des fidèles, s’effondrent de toutes parts. Une seule reste debout, devant laquelle toutes les autres doivent se légitimer et par laquelle toutes les autres doivent être recouvrées, si elles peuvent l’être, celle de l’obligation de conscience. Et voilà pourquoi la théologie que nous entreprenons participe elle aussi au caractère et au danger de la nouvelle théologie. Nous n’échapperons à ces dangers qu’en nous souvenant toujours que la limite du droit est dans celle du devoir ; que se réclamer d’une autorité à laquelle on n’obéit pas soi-même, c’est commettre un acte d’hypocrisie ; et que c’est mentir à Dieu, de briser un joug qui semble trop lourd sous couvert d’une liberté que l’on n’aurait point acquise par l’obéissance.

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