La Vérité Humaine – II. Quel homme je suis

4.1 — Le mal précis dont souffre l’homme empirique dans la conscience de son moi.

Nous venons de voir quelle est l’expérience de conscience au sein de l’humanité empirique ou naturelle. Elle est double et contradictoire. — Double, parce que l’homme lui-même est contradictoire et qu’il est engagé dans une double relation : celle de son être intérieur avec l’action divine qui le prosterne dans l’adoration ; celle de son être conscient, libre et réfléchi avec son être intérieur, appelé à reproduire historiquement ce qu’il est en principe. Cette dualité est constitutive et normale ; elle est la condition même de son existence et de sa vie, la condition de sa liberté et de son progrès moral. Elle est appelée à se résoudre dans une unité synthétique, qui serait celle de l’obéissance absolue de la volonté consciente à son principe affecté par l’obligation. — Malheureusement le fait ne confirme pas le droit, En fait, la dualité aboutit à un dualisme. Elle devait se résoudre par une synthèse ; elle s’est accentuée par une rupture ; elle devait aboutir à l’harmonie, elle aboutit à la contradiction. Une partie de l’être humain est devenue l’adversaire, la négation de l’autre, parce que chacune d’elles se trouve (en fait) engagée dans une expérience contraire, et qu’elles se réalisent, par conséquent, ou cherchent à se réaliser dans deux attitudes opposées : l’une (l’homme intérieur), dans l’attitude de la dépendance religieuse et de la soumission morale parfaites ; l’autre (l’homme extérieur), dans celle de la désobéissance morale et de la révolte religieuse. En sorte (remarquez-le) que l’homme n’est déchiré dans sa conscience que parce qu’il est réellement déchiré dans son être, c’est-à-dire dans sa volonté. Il prend alternativement deux consciences de lui-même : celle de ce qu’il est en droit, s’il réfléchit ce qu’il est en principe ; celle de ce qu’il est en fait, s’il réfléchit ce qu’il est devenu en acte. Ces deux consciences (qui sont celles d’un même sujet, mais d’un sujet en partie double) ne s’annulent pas l’une l’autre, elles s’exaspèrent au contraire l’une l’autre par leur contradiction même, chacune d’elles faisant ressortir l’opposition de l’autre ; mais si elles ne s’annulent pas réciproquement, si même elles s’exaspèrent et s’exacerbent mutuellement, elles paralysent la puissance, l’activité, la force de volonté de l’homme. Cette paralysie, c’est l’impuissance d’un vouloir divisé contre lui-même, incapable de vouloir pleinement ce qu’il veut ; d’un vouloir incapable de pouvoir se vouloir intégralement. C’est donc un état de faiblesse, d’anémie volitive qui caractérise l’homme naturel. Et cette impotence a sa cause prochaine dans un dualisme psychologique et moral qui est une vraie déchirure de son être ; et si l’on va tout au fond, la cause première de cette impotence se trouve être, non seulement dans une rupture psychologique et morale, mais dans une rupture religieuse de l’être humain avec Dieu, source de toute vie.

Double conscience et double volonté ; conscience contradictoire et volonté contradictoire ; impuissance morale basée sur une désobéissance morale, réalisant elle-même la rupture de l’unité morale et psychologique de l’être ; laquelle, à son tour, dénonce une révolte et une rupture religieuses ; tel est le bilan de la conscience humaine dans son état naturel. C’est l’anarchie sur toute la ligne, le désordre sur tous les points ; c’est la révolution permanente, entraînant, comme toutes les révolutions prolongées, la dissolution et la mort.

C’est de cet état que la conscience humaine se rend compte à elle-même, c’est ce bilan qu’elle exprime, lorsqu’elle prononce les mots de péché, de déchéance et de perdition. En parlant de péché, elle confesse ce qu’il y a de volontaire, de responsable, de libre et de coupable dans son état de conscience ; en parlant de déchéance, elle confesse le résultat psychologique de son péché ; en parlant de perdition, elle confesse le caractère mortel de ce résultat et l’impuissance où elle est d’y remédier. Chacun de ces termes implique les deux autres ; mais ils expriment chacun une des faces principales du contenu de la conscience de l’homme naturel.

[Ils ont pour correspondants subjectifs le sentiment de la coulpe ou de la malédiction divine, celui de la souffrance ou du malheur de l’existence actuelle, celui de la crainte ou de l’effroi en présence de l’avenir ; le péché amenant la coulpe, la déchéance causant la souffrance, et la perdition produisant l’effroi.]

Ils ne sont du reste que rarement prononcés ensemble, parce qu’il est rare qu’une conscience parvienne à la vue complète, totale et parfaitement nette de son état intérieur. Il est moins rare pourtant il est rare encore que l’un au moins de ces termes (tantôt le péché et la coulpe, tantôt la déchéance et le malheur, tantôt la perdition et la crainte) soit sincèrement prononcé par une conscience. Mais ce qui est sûr, c’est que l’état de malaise religieux, moral et psychologique, vaguement mais constamment ressenti par l’humanité, — et qu’elle ne peut nier sans mensonge, qu’elle ne peut dissimuler sans l’avouer par cela même, ne trouve que dans ces termes son expression adéquate. Analysez la misère de l’homme et sa grandeur, sa noblesse et sa dépravation, son besoin de vérité et sa soif d’illusions, son assentiment au bien et son amour du mal, sa haine du devoir et son attachement au devoir, son esclavage et sa liberté, — bref tous les contrastes et toutes les contradictions dont il est le théâtre, toutes les luttes intestines dont il est l’arène, analysez tout cela, allez au fond de tout cela, vous serez toujours ramenés au contraste de ces deux volontés, au dualisme de ces deux expériences, à la contradiction de ces deux attitudes. Et toujours aussi le mot de péché en exprimera la cause première et responsable, le mot de déchéance, la résultante actuelle, et le mot de perdition, le redoutable et dernier aboutissement.

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