À l’écoute du Réveil

2. La voix du réveil

Il est bien, oui, tout entier, avant tout, cette voix. Elle s’impose en lui sans compromis ni flatterie, sans concession, et elle le fait à la fois par sa beauté, par sa force, par sa conviction, par sa vérité. Et si elle ne se lasse pas de dénoncer le péché en le flétrissant par les noms les plus divers, voire les plus honorables, sous lesquels il se cache dans la vie des honnêtes gens qui l’écoutent, elle ne cesse pas davantage, et avec quelle insistance, quelle autorité, parlant au nom même de Dieu, d’appeler le pécheur à la repentance, le pénitent à la foi, et d’inviter ses auditeurs à déposer leurs fardeaux, en même temps que leurs armes, devant la croix de Jésus-Christ. Tant est grande en lui, impérieuse, et lumineuse, la vocation qui le jette en avant, la vision qui le subjugue !

« Ne remettez pas à demain, s’écrie-il, demain peut-être vous ne voudrez plus, demain peut-être vous ne pourrez plus, demain peut-être vous serez morts. »

La voix, oui. La voix qui ne veut répercuter, dans ses intonations les plus solennelles, voire les plus terribles, comme aussi dans ses inflexions les plus subtiles et les plus profondes, que la Parole qui vient d’ailleurs, la Révélation suprême, Dieu qui se fait Homme et Verbe pour vivre notre vie, parler à notre entendement obscurci et nous permettre, par sa grâce souveraine, toutes résistances vaincues, d’entrer dans la voie du pardon, de la régénération et du salut. La voix, instrument, non plus de la volonté de puissance et d’orgueil, mais de l’éternel dessein de miséricorde du Seigneur.

Adolphe Monod est cette voix. Y était-il prédestiné? Sans aucun doute. Même si ses professeurs de l’Académie de Genève, lors de ses premières propositions de sermons, lui réservent cette appréciation : « Vous ne serez jamais un orateur ». Car sa vocation, dès l’âge de 14 ans, est sûre. Mais que de réticences à vaincre, d’objections intellectuelles, de foi en ses propres capacités, d’oscillations entre le oui et le non ! (B. Decorvet et E. G. Léonard. « Esquisse biographique », in Les Adieux, éd. des Groupes Missionnaires, p. 58 ; Ch. H. Dubois, Adolphe Monod (thèse), Genève, 1886, p 34.)

Il naît à Copenhague le 21 janvier 1802. Son père Jean Monod, citoyen de Genève, et membre de sa Vénérable Compagnie des pasteurs, y a la charge de l’Église française. Adolphe, toutefois, ne passe que peu d’années dans la capitale danoise. En 1808, la famille se transporte à Paris où son chef, bientôt président du Consistoire, dirige en personne l’éducation de ses enfants – ils seront douze en 1818 – tout en prêchant à son troupeau, dans le meilleur esprit des Lumières, une morale de haut vol plus propre à fortifier la vertu qu’à nourrir la piété. Ainsi ses huit fils – quatre entreront dans le ministère évangélique – grandiront-ils entre la tendre et confiante affection d’une mère maîtresse de maison pleine d’énergie et de savoir-faire, et la passion communicative d’un père en qui domine, pour le meilleur sans aucun doute, une admiration sans borne pour les auteurs classiques. On comprend, dans ces conditions, que le futur maître de l’éloquence sacrée, d’une intelligence par ailleurs fort vive, y gagne le goût d’une langue belle et châtiée, d’un discours simple, rigoureux, naturel.

En 1820, Adolphe et Guillaume commencent, à Genève, leurs études de théologie. La discipline y paraît meilleure qu’en 1816 où leur frère aîné, Frédéric, appelé par la suite à un rôle éminent au sein du protestantisme évangélique français, n’aurait guère trouvé d’aliment à sa soif spirituelle profonde, très apprécié pourtant par ses maîtres, si l’enseignement de Robert Haldane, soudain, n’avait rempli son horizon. Adolphe, lui, étudiant plus que consciencieux, ne mord ni au séparatisme plus ou moins obligé des « réveillés » que leur Église a exclus – les communautés du Bourg-de-Four et de Malan – ni à la prédication de Louis Gaussen. Il juge les premiers étroits, le second trop orthodoxe, et si l’accueil de ce dernier à Satigny, si douloureusement éprouvé par le deuil, le touche profondément, il demeure désemparé, indécis. « Orthodoxe, méthodiste, arien, écrit-il, je suis tout cela tour à tour (…) Je ne sais ni ce que je suis, ni ce que je dois faire, ni même ce que je veux ».

C’est alors, dans la famille Vernet, à Carra, qu’il rencontre Thomas Erskine, jeune Ecossais plein de foi, de zèle, et de la joie même du Dieu vivant. Il en est impressionné. On pourrait penser qu’enfin il va se rendre. Mais hélas il n’en est rien. Il continue d’hésiter ; il ne consent pas encore à se laisser juger par l’Écriture : bien plutôt la juge-t-il à l’aune de sa raison, comme on peut le voir dans sa thèse : Sur la nature de l’inspiration des Apôtres ; aussi le oui et le non continuent-ils de le déchirer.

Le 8 juillet 1824, pourtant, il reçoit la consécration, en même temps que son frère, lors d’une séance solennelle de la Vénérable Compagnie. Il veut rester confiant. Il rentre à Paris auprès des siens. Une visite à l’une de ses sœurs, Mme Babut, à Londres, le fait retrouver son ami Charles Scholl, pasteur « réveillé » dont le contact, sans écarter toutes ses réticences, le rapproche encore un peu de la saine doctrine.

Le tournant, toutefois (ou plutôt le demi-tour, la conversion), c’est en Italie qu’il le prend. Guillaume et lui, voyageant en touristes en compagnie d’un élève, dès octobre 1825, ont la grande joie, à Rome d’abord, puis à Naples, d’appeler à la vie, dans les locaux de l’ambassade de Prusse, deux petites communautés évangéliques. La seconde l’ayant choisi pour pasteur, il s’installe dans la ville, prêche, continue sa recherche de la vérité, écrit à ses amis, lit la Bible. Car il s’est rendu compte à quel point il la connaît peu, la comprend mal, et ne la vit pas. Comment donc sortir de là ?

Sa sœur de Londres, qui vient de voir mourir son troisième enfant, lui écrit le 18 février 1827 ces paroles prophétiques : « À genoux à côté de ma fille j’ai pensé, déjà avant qu’elle eût cessé de souffrir, que le Seigneur avait des vues de miséricorde et d’amour dans cette douloureuse épreuve (…) J’ai pensé à toi (…) Si dans sa mort elle pouvait te prêcher avec plus de conviction que tous ceux qui ont cherché jusqu’à présent à te faire du bien (…) »

La foi, en elle, a triomphé. Ne le pourrait-elle pas dans la vie de son frère ? Elle le croit et s’exclame : « Adolphe, cher Adolphe, donne-lui ton cœur (…) ! »

Le malheureux pasteur admire, écartelé par le contraste. Ne l’a-t-il pas perdue, lui, cette foi ?

Il écrit à son ami Louis Valette et le supplie de venir le remplacer.

En fait, c’est un autre, déjà en route, qui s’annonce de Rome : Erskine ! Le dialogue alors reprend. Ils ouvrent ensemble le Nouveau Testament grec. L’Epître aux Romains s’illumine, les objections tombent. « Je suis dans un état de désordre, confesse Adolphe Monod (…) Il faut être dépendant, j’ai voulu être indépendant (…) J’ai voulu me faire ma religion à moi (…) »

Il sait, désormais, qu’il ne peut se sauver lui-même. Alors il crie :

« Dieu de Vérité, tu ne peux me refuser la Vérité !

Tu t’y es engagé par les promesses de l’Évangile (...) »

Puis, jour après jour, il répète cette autre prière :

« Ô Esprit souverain, d’où je sens que mon esprit est émané, de quelque nom qu’on t’appelle, prends pitié de moi ! (…) Donne-moi ce qui me manque ! (…) »

Épouvanté par le vide de son âme, il a essayé de se distraire par l’étude de l’histoire, de la poésie du pays. Il a tenté de se divertir et s’est trouvé, dansant, un samedi soir, avec une jeune fille qui lui a lancé (ô ironie !) : « C’est pour préparer votre sermon, Monsieur, que vous êtes venu ? »

Erskine aussi, après avoir prolongé son séjour, l’a quitté. Le voilà seul maintenant, dans le soleil éclatant d’un autre samedi, le 21 juillet 1827. Il se promène par les rues de la ville et tout à coup, sentant les larmes monter jusqu’à ses yeux du plus profond de son désespoir, il se précipite chez lui pour déverser au pied de la Croix toute sa misère, à genoux, vaincu, et trouver enfin la paix…

C’est alors, racontera-t-il plus tard, que « renonçant à tout mérite, à toute force, à toute ressource personnelle, j’ai demandé au Seigneur son Esprit, pour changer le mien ». Et il me l’a donné.

Une lutte épuisante de plusieurs années s’achève, et il en sort meurtri, mais vainqueur. (Decorvet et Léonard, op. cit., pp. 10-28 ; Dubois, op. cit., pp. 27-49.)

Converti, c’est-à-dire en accord avec lui-même et avec Dieu, Adolphe Monod, vieux d’un quart de siècle seulement, et n’ayant encore même pas trente ans à vivre, a devant lui trois étapes de durée à peu près égale : Lyon, Montauban, Paris.

Jeune, inexpérimenté, il pense à quitter Naples, où Louis Valette viendra, pour compléter ses études à Berlin. Un appel du Consistoire de la métropole du Rhône, qu’il accepte comme venant de Dieu lui-même, en décide autrement. Conscience liée à la seule Écriture désormais, il annonce une parole où la condamnation du péché, qui est absolue, définitive, éternelle, trouve son accomplissement, non dans le pécheur lui-même, à qui le Père compatissant veut faire grâce, mais dans la personne du Fils bien-aimé, Jésus, sacrificateur unique, victime unique, médiateur unique, unique source de pardon, de salut, de vie abondante, de paix. L’homme ne saurait, si vertueux soit-il, gagner le ciel par ses seuls mérites. Il est, quel qu’il soit, comme les autres, pécheur. Il a, comme les autres, quel qu’il soit, besoin de miséricorde, de repentir. Aussi le prédicateur néophyte, qui vient d’être plongé par l’Esprit-Saint dans la toute-puissante grâce de Dieu, annonce-t-il sans complaisance la misère du riche honnête et de l’honnête bourgeois, comme aussi de l’honnête patron.

Il n’est pas, préoccupé par la seule chose nécessaire, étranger à la réalité sociale de son temps que domine, tout spécialement à Lyon, les tragiques conséquences humaines de la révolution industrielle. Il sait qu’elle participe, comme tout ce que touche l’homme, au péché.

« Avez-vous dans vos manufactures, s’exclame-t-il, abusé des besoins du pauvre et de la faiblesse de l’enfance pour les charger d’un travail excessif (…) et les faire mourir lentement au profit de votre bien-être, de votre orgueil ? » « Avez-vous dissipé en plaisirs (…) des biens qui pouvaient libérer un prisonnier, guérir un malade, repaître un affamé, dont les cris de détresse montaient au ciel en même temps que le bruit de vos concerts et de vos danses ? »

L’Évangile qu’il prêche est bien pour tous. Il n’est pas réservé à ces miséreux à qui les bien-pensants qui l’écoutent se font un devoir – une vertu ! – de l’apporter de temps à autre avec quelques secours matériels. Il est pour eux aussi. Et c’est à eux que la miséricorde dit : « Je te pardonne aujourd’hui ; je t’ai aimé quand tu étais mon ennemi ; j’ai tout expié et je te reçois en grâce, tel que tu es (…) »

Sans doute Adolphe Monod adresse-t-il à son auditoire de bons protestants – il ne cesse de croître – un message sévère. Sa dialectique se montre serrée, impitoyable. Peut-être l’est-elle trop et ne joint-elle pas à sa rigueur un peu de la prudence du serpent et de la douceur de la colombe. Peut-être. Mais ce qui est sûr, c’est que si elle suscite chez quelques-uns une approbation sans réserve, fondée qu’elle est sur la Parole de Dieu, elle soulève chez d’autres une opposition si résolue que le Consistoire la fait sienne et en vient à prier son pasteur-président de tempérer son enseignement.

Monod refuse. « Ce que je vous prêche, dit-il, ce n’est pas mon opinion, c’est la Vérité ; ce n’est pas une doctrine, c’est la doctrine ; c’est plus : c’est la vie ; et si vous ne croyez pas cela, vous demeurez dans la mort. » Il continue donc à en appeler à la conscience de ses auditeurs par des sermons incendiaires : « Pouvez-vous mourir tranquilles ? », « Êtes-vous un meurtrier ? »… qui lui valent de nouvelles remontrances. On en vient même, le 5 juin 1829, à demander sa démission. Mais peut-il faire autrement que de rester dans cette Église dont le fondement toujours valable demeure sa confession de foi du XVIe siècle, dite de La Rochelle ? Ne se doit-il pas à la Vérité ? « Ce n’est pas moi qui suis accusé, dit-il le 20 juin (…) C’est mon Dieu et mon Sauveur, et c’est mon Dieu et mon Sauveur que je veux justifier (…). »

Le 2 septembre, il épouse Hannah Honyman et fait appel, pour la bénédiction de cette union, non à son collègue de Lyon, un libéral, mais à son ami de Grenoble, César Bonifas. On le lui reproche. Bien plus, une pétition, qu’appuient 119 signatures, dont plusieurs peu régulières, réclame sa destitution. Dans un texte qu’anime un remarquable esprit de confusion, elle accuse le pasteur de semer le trouble dans la paroisse, « d’exhumer d’anciennes doctrines que le bon sens et la raison, mieux développés qu’à l’époque de la Réforme, avaient sagement mises sous scellé » et de bannir « la religion des bonnes œuvres », la plus sainte, dont Christ lui-même nous a donné l’exemple. Aussi, évoquant la conscience des signataires, qui ne s’accommode plus de ses enseignements, « ni de l’acharnement qu’il met à faire des prosélytes, même parmi les catholiques », elle prie l’autorité de le contraindre, « avec tous les ménagements nécessaires », à se retirer. Mais le Consistoire ne s’y résoud pas encore. Il accroît ses tracasseries. C’est ainsi qu’il lui ôte ses catéchumènes, lui supprime une partie de son traitement, l’empêche de tenir un culte le dimanche après-midi, lui interdit de distribuer des traités pour ne pas heurter les catholiques.

Adolphe Monod ne s’irrite pas. Il prie. Il prêche. Il ne veut pas cette Église sans discipline et cette manière de « Contre-Réforme » que prône le Consistoire. Il se conforme à l’Écriture. Il est, lui, le vrai protestant évangélique. Ce n’est pas à lui de s’en aller.

La situation, malheureusement, est on ne peut plus claire. Pas d’incompatibilités plus radicales ! Quand, le 15 mai 1831, jour de Pentecôte, il refuse de distribuer la cène, le Consistoire demande sa destitution. Pour que la concorde, comme le disent les pétitionnaires, revienne. Une paix qui ressemble à celle du tombeau !... Il est significatif, en tout cas, de constater que l’ordonnance royale confirmant cette décision se fasse attendre jusqu’au 19 mars 1832. (W. Guiton, « La destitution d’Adolphe Monod », in Le messager évangélique, N° 254, 1975, Flavion (Belgique), pp. 255-266 ; Decorvet et Léonard, op. cit., pp. 29-34 ; Dubois, op cit., pp. 51-54.)

Un groupe de dissidents a suivi avec une extrême attention les événements qu’on vient de rappeler. Quand Adolphe Monod est venu, bien que constitué depuis quelques années déjà, il s’est rallié à lui avec joie, mais quand il a vu qu’on le harcelait de coups d’épingles, il a repris ses assemblées autour d’un diacre de l’Église réformée qui en était sorti. On imagine sans peine que le pasteur destitué, séparé contre son gré de l’institution à laquelle il demeure profondément attaché, se voie par les circonstances porté à réfléchir. Le 22 janvier 1831 déjà, il écrit à Louis Gaussen, qui vient de jeter les bases de la Société évangélique de Genève : « Séparé, c’est-à-dire libéré, ne pourrais-je pas suivre plus activement le Seigneur, et d’une manière plus étendue ? » Un an plus tard, il renonce à être professeur aux côtés de son correspondant à l’École de théologie qu’il est en train d’ouvrir, pour répondre à l’appel des dissidents de Lyon. Car comme son frère Frédéric le pense, il faut « montrer aux Consistoires que s’ils peuvent chasser les pasteurs fidèles de l’Église nationale, ils ne peuvent pas chasser l’Évangile des localités où il a commencé à être prêché ».

Adolphe Monod s’emploie à le démontrer. Libre d’enseigner, d’évangéliser, de croiser le fer avec des catholiques dans des discussions publiques, d’ouvrir des cours, d’organiser des associations pour la recherche de la vérité, il voit jour après jour l’Église évangélique qu’il a constituée grandir. Quand il part pour Montauban en 1836, elle compte 145 communiants. Nombre de ses membres se recrutent parmi les ouvriers de la soie durement exploités. Aussi comprend-on que leur pasteur, évangéliste dans l’âme, aspire à faire connaître l’Évangile, non à quelques-uns d’entre eux seulement, mais au peuple tout entier, quelle que soit sa confession. Et c’est en définitive pour mieux remplir ce dessein qu’il accepte, encouragé par ses amis, d’enseigner à la Faculté de théologie. En France et non à Genève. Dans l’Église officielle. Car il estime vital pour elle, et sa communauté partage ce sentiment, de former un corps pastoral ouvert au Réveil.

À Montauban de 1836 à 1847, professeur de morale et d’homilétique d’abord, d’hébreu dès 1839, et d’exégèse du Nouveau Testament dès 1845, il s’attache à bien connaître ses étudiants, fonde avec eux une association pour la lecture de la Bible, les invite à son foyer. Sa chaire, souvent, est davantage celle du prédicateur que du docteur. Avant tout, il entend faire naître une profonde piété dans la vie des jeunes. Et il est telle explication des Psaumes qui provoque, sur les bancs, des conversions. C’est qu’il donne le sentiment, lui, qu’il respire dans la présence même de Dieu. « J’ai besoin d’une vie toute sainte », écrit-il. « Je voudrais travailler moins et prier davantage ; mais travailler, lire, écrire, parler, tout cela est plus facile que prier ».

Il n’oublie pas, en bon père, ce qu’il doit à ses enfants. Des jeux, une leçon biblique par jour, voilà le minimum. Et il ajoute : « Rendons notre culte domestique plus vivant, et surtout que notre vie soit un culte continuel rendu à Dieu par notre maison ».

L’admiration, la vénération que lui vouent ses élèves n’a pas d’autres raisons. Ils le voient vivre et constatent, comme le dira l’un de ses collègues : « C’est le chrétien en lui qui est le plus grand ».

Lors des vacances universitaires, ce n’est pas la retraite paisible de l’homme de cabinet qui l’appelle, c’est l’itinérance de l’évangéliste, la chaire du prédicateur. Ne faut-il pas, partout, appeler les hommes à se tourner vers Dieu et à se jeter, repentants, au pied de la Croix ? À Nîmes, au Grand Temple, à Lausanne, à la cathédrale, ce sont chaque fois deux mille personnes qui viennent l’écouter. Il prononce deux à trois sermons par jour. Et si son âme, plus encore que son corps, se fatigue à cet exercice épuisant, son zèle, lui, jamais ne s’attiédit.

En acceptant l’appel de Paris, il espère une paroisse et la trouve, mais elle est si vaste - elle comprend la ville entière et des dizaines de milliers de fidèles - que les dimanches sont pour le pasteur un véritable défi. Lui commence le sien à sept heures, tout à l’opposé de son quartier, par le culte du lycée Louis-le-Grand, dont il est l’aumônier ; il le continue ensuite à la prison de Saint-Lazare ; puis, à midi, dans l’un des trois temples (Oratoire, Sainte-Marie, Pentemont), il attire des foules immenses où tel curieux, venu pour l’orateur, assurément l’un des plus grands de l’époque, ressort bouleversé, saisi, en murmurant : « C’est un prophète » ; le soir, enfin, au milieu d’un cercle plus restreint, dans la « chambre haute » de l’Oratoire, c’est un service d’édification où il se sent chez lui, et comme dans sa paroisse, avec un bon nombre de ses catéchumènes.

Au début, il cherche ce qui pourrait être sa veine parisienne et semble ne pas très bien savoir ce qu’elle peut être. Après sa mort, on prétendra que sa doctrine, dans la capitale, a changé. On citera, de son programme d’activité, cette phrase : « centre de la prédication, la personne de Jésus-Christ au premier rang (Parole incarnée), la Bible (Parole écrite) au second », et on croira lire, dans cette manière de s’exprimer, le signe d’une évolution significative de sa pensée. Ce qui est sûr, c’est qu’il a ressenti, à Montauban, comme il le dit lui-même, « le besoin de prendre le christianisme en Christ ». Mais cette déclaration, à laquelle il ajoute, dans cette même lettre à Guillaume de Félice, « je ne comprends pas bien en quoi je me serais modifié à Paris », ne doit pas nous cacher, sous peine de trahison, l’insistance qu’il met à rappeler, jusque sur son lit de mort, « l’autorité infaillible » de l’Écriture. « Si vous voulez sauver vos âmes, dit-il dans Les Adieux, il faut vous soumettre à la Parole de Dieu ».

Une de ses explications, sur ce point précis, paraît particulièrement digne d’attention. « C’est en vain qu’on dit que l’ensemble ou l’esprit est inspiré, mais que tous les détails ne le sont pas, car c’est ligne après ligne que nous lisons la Bible, et c’est sur les détails que porte notre foi (...), et comme les choses ne peuvent m’être données qu’enveloppées dans les mots, je ne pourrai jamais être sûr des choses si je ne le suis des mots. »

Une nuit, ne pouvant dormir et souffrant beaucoup, il se fait lire l’Épître aux Romains - un chapitre pense-t-il d’abord – et se déclare frappé par « le cachet de divinité, de vérité, de sainteté, de charité et de puissance qui est empreint sur chaque page et sur chaque mot ».

On retrouve, ici, quelque chose de Louis Gaussen, qu’on a voulu, souvent, opposer à Adolphe Monod. Jésus-Christ, en tout cas, est pour l’un et l’autre le garant infaillible des Écritures ; de même que le témoignage du Saint-Esprit, en nous, constitue la voix intérieure qui nous en atteste la vérité. « L’Esprit de Dieu, écrit en effet le grand prédicateur, s’unit à l’homme dans l’incarnation ». Et encore : « Dans l’inspiration des Écritures, c’est l’Esprit de Dieu qui parle, mais c’est aussi l’esprit de l’homme ». « L’inspiration dirige la nature sans la détruire et la domine sans l’effacer ». Ce qu’il veut, c’est bien « une Église où la Parole écrite et la Parole vivante régneront avec des titres égaux parce qu’ils sont divins ».

S’il y a nuances – et il y en a certainement – entre le passionné des dures vérités de Lyon et l’orateur plus mesuré des années parisiennes, ces quelques citations montrent bien qu’elles ne touchent pas à l’essentiel.

L’épreuve, à Paris, avant la toute dernière, triomphante celle-là, de la souffrance et de la mort, c’est la crise de l’Église, en 1848, qui suit de près la Révolution. Pourquoi les protestants de France et d’ailleurs, se demande-t-on, n’entrent-ils pas tous dans le Réveil ? Ils le pourraient. Hélas, on n’aime pas à être dérangé dans ses habitudes, dans sa routine, dans ses traditions - on finit par les ériger en dogmes, si libéral qu’on soit ! On a une Église concordataire, reconnue, d’État, qu’on respecte, et qui fonctionne dans le pluralisme et la diversité sans qu’on se chamaille sur le sens caché de tel ou tel verset de la Bible. Que veut-on de plus ? Chacun ne s’y trouve-t-il pas chez soi ?

Hélas! ceux que la Parole de Dieu a bouleversés par le ministère de prédicateurs fidèles ne peuvent plus se contenter d’un peu de morale et de respectabilité. L’Esprit les pousse à évangéliser les incrédules, les catholiques formalistes ou indifférents, les révoltés de l’injustice et de la misère. Et il les conduit, eux qui ne sont sauvés que par grâce, à des œuvres multiples où l’amour de Jésus pour les plus démunis s’incarne quotidiennement pour chanter à la gloire de Dieu quelques notes du Cantique nouveau. Eux veulent, cette foi redécouverte, et vivante, la confesser. C’est aussi une part de leur louange.

Le malheur, c’est que dans les communautés héritières directes de la Réforme, ils ne sont qu’une minorité. Que faire ? Se soumettre au plus grand nombre en refoulant au plus profond de soi ce qu’on ne peut partager avec les autres ? Ou, n’en pouvant plus, entrer en dissidence ? Frédéric Monod et Agénor de Gasparin, choisissant cette dernière voie, fonderont bientôt l’Union des Églises évangéliques libres. Adolphe Monod ne peut les suivre. Il reste là où il est tant qu’il peut l’être dans la vérité et y répandre la saine doctrine. Et il écrit une brochure pour justifier, en toute douceur, son point de vue : Pourquoi je demeure dans l’Église établie ?

Il agit comme il prêche, et bientôt comme il souffre, selon sa conviction. Il a pensé pouvoir réformer de l’intérieur un christianisme marchant à sa ruine et il s’est épuisé à cette tâche surhumaine. Il perd sa mère, et peu après s’aperçoit que ses forces déclinent. Il se repose, va aux eaux, interrompt pour un temps son ministère. En vain. Le 27 mai 1855, à Pentecôte, il prêche son dernier sermon : « Celui qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura plus jamais soif (…) » Il pressent la longue agonie qui sera son lot. « Je sais, dit-il, que cette maladie est pour la gloire de Dieu et que, guéri ou non, elle me rendra plus capable de le servir selon sa volonté ».

Le cancer du foie qui ronge son corps pourrait lui arracher des cris. Quand il a trop mal, il s’accroche à une barre de fer qu’on a scellée près de son lit. Il ne se révolte pas. Il prie. Avec quelle passion ! « Ô mon Dieu, toi qui vois mes douleurs, aie pitié de moi (…) Jésus qui guérissais tout le monde, guéris-moi ! Si j’ai assez souffert et si j’ai tâché de souffrir pour ta gloire, guéris-moi ! Je ne murmure pas. Il n’y a pas une fibre, pas un sentiment en moi qui murmure. Guéris-moi pour ta gloire, pour ton service, ou retire-moi dans ton sein. »

Une réunion de famille étonnante lui est encore donnée. Ses onze frères et sœurs, qui ne s’étaient pas retrouvés au complet depuis le mariage de Mme Babut, en 1822, se rassemblent autour de son lit, écoutent le malade, passent deux jours ensemble…

Ils ont aussi pris la communion. Un de ses collègues lui rappelle alors quel moyen de grâce, trop négligé, elle constitue. Il décide, désormais, de la recevoir chaque dimanche de la main d’un pasteur fidèle avec ceux de ses amis, différents d’une fois à l’autre, qui l’accompagneront dans ce service. Ainsi, du 14 octobre 1855 au 30 mars 1856, une petite Église, recueillie, après la cène, s’unira dans l’écoute de la parole dépouillée d’Adolphe Monod, simple, directe, allant à l’essentiel, au vécu jour à jour avec Dieu. Rien de plus bouleversant, aujourd’hui, que de lire Les Adieux et de trouver, dans l’ordre où elles ont été dites, chacune de ces prédications brèves où l’éloquence de la chaire cède la place à celle de la communication de l’Esprit.

C’est le dimanche 6 avril, peu avant que l’heure de la réunion habituelle n’arrive, que le Seigneur daigne reprendre à Lui son serviteur. Sans oublier la grâce particulière qu’il avait demandée : que son ministère ne s’éteigne qu’avec sa vie.

En réalité, Dieu fait beaucoup plus que d’exaucer cette prière. Il applique à son bien-aimé, pour la bénédiction de beaucoup, la béatitude de sa Révélation : « Heureux dès à présent ceux qui meurent dans le Seigneur ! Oui, dit l’Esprit, car ils se reposent de leurs travaux, et leurs œuvres les suivent ». (Décorvet et Léonard, op. cit., pp .35 ss., 40 ss., 51 ss., 83. Dubois, op. cit., pp.60 ss, 69 ss., 108 ss. Apocalypse 14.13.)

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