Introduction au livre du prophète Habakuk

2. La vie du prophète

Nous ne possédons absolument rien d’historique sur la vie du prophète Habakuk ; rien dans son livre, rien dans les autres livres canoniques de l’Ancien Testament. Cependant si la Bible ne nous donne aucun détail sur sa vie, elle nous dit une chose qui est d’un grand poids pour nous, c’est qu’Habakuk était prophète (נביא, Habakuk 1.1 ; 3.1).

Le mot נביא est l’expression usitée dans l’Ancien Testament pour désigner les prophètes. La racine נבא, employée seulement au niphal et à l’hithpahel, est sans doute en rapport, comme le remarque Bleek, avec le verbe נבע, bouillonner, soudre, jaillir — ebullire, scaturire. Le verbe נבא, qui a conservé son même sens en arabe, signifie parler, annoncer de la part de quelqu’un. D’où le נביא : était celui qui servait d’intermédiaire entre Dieu et les hommes (die Mittelsperson). C’est là le rôle qu’ont joué tous les prophètes de l’Ancien Testament. Hommes choisis de l’Éternel, pour ramener le peuple à la loi mosaïque et à l’adoration du vrai Dieu lorsqu’il s’en écartait, ils étaient appelés tantôt à interpréter la loi, tantôt à être les avocats de la théocratie, tantôt encore à annoncer les châtiments par lesquels l’Éternel se proposait de venger ses ordres méprisés, son culte foulé aux pieds. Aussi voyons-nous leurs prédictions concerner non seulement le peuple juif, mais souvent même des nations étrangères. Telle fut la mission d’Habakuk le prophète. Ce seul mot donc que nous lisons dans la suscription de son livre (Habakuk 1.1) nous engage à voir dans Habakuk un homme dont l’esprit a été éclairé, agité, inspiré par l’Esprit de Dieu.

Nous n’avons pas ici à nous arrêter sur la prophétie et le prophétisme chez les Hébreux. Ce serait l’objet d’un travail spécial et approfondi qui sort de notre cadre.

Cependant, nous tenons à dire que l’on a cherché souvent à ôter à la prophétie tout ce qu’il pouvait y avoir en elle de surnaturel ; on a placé tout à fait à l’arrière-plan l’illumination divine des prophètes et considéré leurs paroles comme le produit d’un génie naturel et d’une éducation purement humaine. On les a souvent aussi comparés avec les orateurs populaires chez les Grecs. Ailleurs, on les a regardés comme des hommes distingués, entre leurs contemporains, par leurs talents, leur science, leur perspicacité, ou comme des poètes, à l’imagination vive, capables de s’enthousiasmer et de chanter ainsi l’avenir comme le passé. — Tous ces points de vue ont évidemment quelque chose de vrai, mais d’essentiellement incomplet. Pour nous, nous voyons dans le prophète un homme placé d’une manière exceptionnelle sous l’action de l’Esprit de Dieu, et qui, en conséquence, lit à certains moments dans l’avenir, au delà des limites de la simple prévision humaine.

Ainsi le titre de prophète, qu’Habakuk se donne, nous montre en lui un homme qui a pu annoncer à son peuple des événements que ce peuple était incapable de prévoir. L’a-t-il fait en réalité ? Nous ne voulons pas l’affirmer maintenant ; ce serait partir d’une idée préconçue. La réponse à cette question doit résulter des recherches mêmes auxquelles cette étude nous appellera.

Outre le renseignement que nous donne Habakuk lui-même sur sa divine mission, il en est un autre que quelques interprètes ont trouvé dans Habakuk 3.19, et qui concerne sa tribu. Delitzsch, en effet, conclut de l’expression בנגינותי (qu’il traduit par : avec accompagnement de mon instrument à cordes) qu’Habakuk était Lévite. « Si le prophète, dit-il, veut accompagner, avec son propre instrument à cordes, le chant destiné au service divin dans le temple, il faut qu’il en ait reçu l’autorisation par son emploi même, c’est-à-dire qu’il ait été lévite ou prêtre. » Ce qui, à ses yeux, confirme son opinion, c’est le caractère particulier du chap. 3, qui se rapproche beaucoup du caractère des psaumes de David et d’Asaph. — Quant à nous, nous ne regardons pas comme impossible qu’Habakuk ait été Lévite, mais nous doutons de la solidité de l’argument employé par Delitzsch. Cet argument s’appuie en effet sur l’expression נְגִינוֹתָי rendue par mon instrument à cordes. Or, pour être autorisé à traduire ainsi, il faudrait que la suffixe י, si elle représente le pronom personnel de la première personne, soit unie au ת par un patak ; ce qui n’est pas. Ce י serait-il donc un simple י paragogique ? Dans ce cas, il devrait être uni au ת par un chireck. A cause de cela donc, nous refusons de nous prononcer sur cette question, et d’affirmer, par conséquent, comme le fait Delitzsch, qu’Habakuk descend de la tribu de Lévi.

Ici commence la légende dont Delitzsch a recueilli les faits épars dans son ouvrage : De Habacuci prophetæ vita ætate. Lips. 1842. — D’après le Sohar, comme nous l’avons déjà dit, Habakuk serait le fils de la Sunamite, ressuscité par Elisée (2 Rois 4.8 et suiv.). De son côté, le chap. 14 de Daniel (d’après les LXX) le fait fils d’un nommé Jésu, de la tribu de Lévi. Nous lisons, en effet, comme suscription de ce chapitre, dans la version des LXX et la version syriaque : Ἐκ προφητείας Ἀμβακοὺμ ὑιοῦ Ἰησοῦ ἐκ τῆς φυλῆς Λευΐ. Cette tradition semblerait confirmer l’opinion de Delitzsch sur les fonctions qu’Habakuk avait à remplir ; mais elle se trouve contredite par les données de Dorothée et d’Epiphane sur le lieu d’origine du prophète et la tribu de laquelle il descendait. « Ἀμβακοὺμ, dit Dorothée, ἦν ἐκ φυλῆς Συμεὼν, ἐξ ἀγροῦ Βῆϑι τοῦ Χάρ, » et Epiphane : « Ἀββακοὺμ ὁ Προφήτης ; οὗτος ἦν ἐξ ἀγροῦ Βηϑζοχὴρ ἐκ Φυλῆς Συμεών. » Ce Βηϑζοχὴρ ou Βεϑζαχραία serait, selon Delitzsch, un bourg situé sur la montagne, au nord de Lydda, près de Maresha.

Mais la tradition ne s’arrête point là ; elle nous introduit plus avant dans la vie de notre prophète, et nous le montre fuyant à Ostrakinea, lors du siège de Jérusalem par Nébukadnezar. C’est là, au milieu des Ismaélites, qu’il vécut, quelque temps, comme étranger. Après la destruction de la ville sainte et le départ des Chaldéens, Habakuk revint dans son pays et s’établit à la campagne, où il se livra à la culture des champs, fournissant lui-même le nécessaire aux moissonneurs. — « Οὗτος, dit Dorothée, εἶδεν πρό τῆς αἰχμαλωσίας περὶ τῆς ἁλώσεως Ἱερουσαλὴμ, καὶ ἐπένϑησεν. Ναβουχοδονόσωρ ὅτε ἦλϑεν εἰς Ἱερουσαλὴμ, ἔφυγεν εἰς ὀστρακίνην, καὶ ἦν πάροικος ἐν γὴ Ἰσμαήλ. Ὡς δὲ ὑπέστρεψαν οἱ Χαλδαῖοι, καὶ οἱ κατάλοιποι οἱ ὄντες ἐν Ἱερουσαλὴμ καὶ κατέβησαν εἰς Αἴγυπτον, ἦν παροικῶν γὴν αὐτοῦ, ἐλειτούργει ϑερισταῖς τοῦ ἀγροῦ αὐτοῦ. »

a – Ostrakine, situé sur un promontoire, voisin de l’Arabie Pétrée, et appelé aujourd’hui Ras-Straki.

C’est ici que vient se placer une légende beaucoup plus ancienne et plus répandue ; nous voulons parler de la légende d’Habakuk discophore, contenue dans les pièces apocryphes ajoutées au livre de Daniel (Dan. ch. 14, hist. de Bel et du Dragon). D’après cette tradition, ce fut Habakuk qui porta à manger au prophète Daniel alors qu’il était enfermé dans la fosse aux lions, où il avait été jeté par l’ordre du roi. Habakuk était occupé à préparer de la nourriture pour ses moissonneurs et se disposait à la leur porter, lorsque survint un ange du Seigneur qui le saisit par les cheveux et le transporta ainsi subitement à Babylone, l’obligeant de donner au prophète captif les aliments qu’il destinait à ses ouvriers.

Ce récit, rapporté et propagé par la version des LXX, par Théodotion, par la version syriaque, etc. fut à peu près généralement admis dans la primitive Église. Les Pères des quatre premiers siècles le rapportent presque tous, non pas qu’ils regardent ces chapitres apocryphes de Daniel comme Θεοπνεύστοι, et leur accordent la même autorité qu’aux livres canoniquesb, mais, dit Delitzsch, reproduisant ces faits épars comme des monuments vénérables de l’histoire ancienne.

b – Il faut excepter Athanase.

Clément d’Alexandrie (Strom. I, 142) s’exprime ainsi : « Τότε διὰ δράκοντα Δανιὴλ εἰς λάκκον λεόντων βληϑεὶς ὑπὸ Ἀμβακοὺμ. προνοία Θεοῦ τραφεὶς ἐβδομαῖος ἀνασώζεται. » Irénée, Tertullien, Cyprien, Cyrille de Jérusalem rappellent le même fait. — Origène répond à Julius Africanus, qui combattait la fidélité historique des additions faites au livre de Daniel, que ces récits sont vrais, utiles, qu’il ne faut point les rejeter entièrement, parce qu’ils ne se trouvent pas dans le canon hébreu, et que c’est sans doute par un effet de la divine providence qu’ils ont été ajoutés aux livres sacrés et confirmés par l’Église. — Jérôme, qui refuse à ces chapitres apocryphes toute autorité canonique, reste incertain cependant pour ce qui regarde leur autorité historique ; il dit contre Rufin dans son Prologue sur Habakuk : « Ut scias, eo tempore fuisse Habacuc, quo jam duæ tribus ductæ erant in captivitatem, Daniel docere te poterit, ad quem in lacum leonum Habacuc cum prandio mittitur, quanquam apud Hebræos hæc ipsa non legatur historia. »

Disons enfin que la poésie s’empara aussi de cette tradition d’Habakuk discophore, pour la célébrer dans ses vers et la transmettre de son côté à la postérité. Voici comment Grégoire de Naziance s’exprime dans ses Préceptes aux Vierges :

καὶ Δανιὴλ λείουσι ῥιφεις βορὰ μαινομένοισι
ϑρέψε μὲν οὔτι λέοντας, ἐπεὶ χέρας ἐξεπέτασσεν,
ἀερίην δ’ ἐνὶ χερσὶν ἐδέξατο δαῖτα προφήτου.c

c – Daniel précipité dans une fosse pour être la pâture des lions dévorants, ne devint pas leur proie parce qu’il tendit ses bras vers les cieux, et un prophète transporté dans les airs lui apporta sa nourriture. (trad. Darolles ; ThéoTEX)

et Prudence, dans son Cathemerinon, hymn. IV, v. 46-55 :

Jussus nuntius advolare terris,
Qui pastum famulo daret probato,
Raptim desilit, obsequente mundo.

Cernit forte procul dapes inemtas,
Quas messoribus Abacuc Propheta
Agresti bonus exhibebat arte.

Hujus cæsarie manu prehensa,
Plenis (sicut erat) gravem canistris
Suspensum rapit et vehit per auras.

Tum raptus simul ipse prandiumque
Sensim labitur in lacum leonum,
Et quas tunc epulas gerebat, offert.

Sumas lætus, ait, libensque carpas
Quæ summus Pater angelusque Christi
Mittunt liba tibi sub hoc periclo.
Un messager céleste reçoit l’ordre de descendre sur la terre et de donner de la nourriture à ce serviteur éprouvé. Il s’élance à travers l’espace obéissant. Il aperçoit des aliments qui n’ont pas été achetés, que le prophète Habacuc, avec un art rustique, a préparés pour les moissonneurs. Il le saisit en ce moment par les cheveux, tout chargé de ses corbeilles, le soulève et le porte à travers les airs. Le prophète ainsi enlevé et ses aliments, descendent doucement dans la fosse aux lions; il offre le festin qu’il portait. Reçois avec joie, dit-il, goûte avec plaisir la nourriture que t’envoient, en ce pressant péril, le Père suprême et l’ange du Christd.

d – Traduction de A. Bayle, 1860. (ThéoTEX)

Enfin, pour couronner la tradition, Dorothée et Epiphane nous annoncent comme une chose très certaine, qu’Habakuk mourut deux ans avant le retour de la captivité, c’est-à-dire l’an 538 avant Jésus-Christ. Son tombeau se voyait, au dire d’Eusèbe et de Jérôme, à Keïla, dans la tribu de Juda. Au moyen âge, la tradition rabbinique le plaçait à Chukkok (חק.ֻק) sur les confins de la tribu de Nephtali, au sud-ouest de Safet (Josué 19.34).

Tels sont les principaux faits rapportés par la tradition sur la vie du prophète Habakuk. Il est inutile de dire ici que nous ne pouvons nous baser sur cette tradition, celle-ci étant tantôt en contradiction avec elle-même, tantôt empreinte d’un merveilleux qui n’a aucun rapport avec le surnaturel de la Bible. Dans le sujet qui nous occupe, l’Écriture nous dit deux mots seulement : Habakuk le prophète. Cela nous suffit ; ces deux mots nous disent plus à eux seuls qu’une longue tradition disséminée dans l’espace de plusieurs siècles ; ils nous suffisent pour nous encourager dans l’étude d’un livre, qui se présente à nous comme devant nous révéler les desseins de l’Éternel à l’égard de son peuple.

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