Hudson Taylor

SIXIÈME PARTIE
Mariage et œuvre à Ningpo
1856-1860

CHAPITRE 32
Celui qui ferme, et personne n'ouvre...
août-octobre 1856

Que faire maintenant avec le serviteur qui l'avait dépouillé ? Ce Joh-hsi était un de ceux dont il avait le plus espéré la conversion. Le livrer, comme on le lui conseillait, à la justice chinoise ne lui semblait pas en harmonie avec l'esprit de l'Évangile. À la fin, songeant que cette âme était plus précieuse que les quarante livres sterling que pouvaient valoir ses bagages, Hudson Taylor adopta une conduite toute différente.

Je lui ai envoyé une lettre, écrivait-il au milieu d'août, pour lui dire que nous le savons coupable et pour lui montrer quelles conséquences il peut en résulter pour lui. J'ai ajouté que j'avais d'abord songé à remettre l'affaire au Yamen, mais que, me souvenant du commandement de Christ de rendre le bien pour le mal, je ne l'avais pas fait et ne voulais pas qu'il lui arrivât le moindre mal.

Je lui disais que c'était lui, et non moi, qui y perdait ; que je lui pardonnais librement et l'exhortais plus sérieusement que jamais à fuir la colère à venir. J'ajoutais que, s'il n'était pas vraisemblable qu'il renonçât à ceux des objets qui pouvaient servir à un Chinois, il y avait aussi des livres étrangers et des papiers sans valeur pour lui, mais précieux pour moi, et qu'il devait au moins me les renvoyer.

Si seulement sa conscience pouvait être touchée et son âme sauvée, combien cela serait plus important que de rentrer en possession de tout ce que j'ai perdu. Priez pour lui.

Plus tard, cette lettre tomba, en Angleterre, sous les yeux de quelqu'un à qui elle n'était pas destinée. Georges Müller, de Bristol, le fondateur des célèbres orphelinats, la lut avec reconnaissance envers Dieu, et y trouva une mise en pratique des enseignements du Seigneur. Sa sympathie fut gagnée à ce jeune missionnaire qui agissait dans l'esprit de Christ et, dès lors, Hudson Taylor eut une place dans ses prières.

De plus, dès qu'il apprit cette aventure, il envoya en Chine une somme suffisante pour réparer le dommage et continua de s'intéresser à l'œuvre d'Hudson Taylor, si bien qu'il fut un jour le principal moyen dont Dieu se servit pour secourir la Mission à l'Intérieur de la Chine en une heure de grande détresse. Tout cela fut le résultat d'un petit acte de fidélité au Maître, au prix d'un sacrifice personnel. Mais il n'y a pas de petits actes lorsqu'il s'agit d'obéissance à la volonté de Dieu. Ce fut la manière dont il se conformait tout simplement, dans le moindre détail, aux principes de l'Écriture qui lui attira la confiance de tous et acquit à la Mission tant de sympathies parmi les chrétiens de nombreux pays.

Cette décision prise, il ne lui restait plus qu'à se remettre en route pour Ningpo afin d'obtenir du Dr Parker les remèdes dont il avait besoin. juste avant son départ, il fut grandement encouragé par l'arrivée d'un chèque de quarante livres sterling, que lui envoyait M. Berger, et qui représentait exactement la valeur de ce qui lui avait été dérobé.

Il arriva à Ningpo le 22 août et resta sept semaines avec le Dr Parker, prenant une part active à son œuvre. La population de cette région était relativement bienveillante pour les étrangers et s'intéressait à l'Évangile. En outre, la rencontre d'un grand nombre de missionnaires, très unis et très actifs, était un grand réconfort pour le jeune homme. Les premiers en date étaient les Américains, le Dr Mac Gowan, un baptiste, ouvrier de la première heure, aidé par le Dr Lord et le Révérend Knowlton. Ils habitaient hors des murs de la ville et leur activité s'étendait au loin, jusqu'à l'île de Chusan où ils comptaient plusieurs convertis.

De l'autre côté de la rivière se trouvaient le Dr Parker et ses aimables voisins de la Mission presbytérienne américaine.

Enfin, dans la ville même, étaient installés les pionniers de la Church Missionary Society, ainsi que M"' Aldersey et ses deux jeunes aides, les seuls membres célibataires de la Mission, qui dirigeaient la première école de jeunes filles qui eût été fondée en Chine par des missionnaires protestants.

C'était une institution modèle, écrit le Dr W. A. P. Martin ; j'ai desservi l'église qui se trouvait dans son école, et je conserve un souvenir ineffaçable de l'énergie déployée par cette excellente femme oui, de nature chétive, était fréquemment malade. L'impression qu'elle faisait sur les Chinois, chrétiens ou païens, était considérable.

Plusieurs tremblements de terre ayant inquiété la population, ils les imputèrent au pouvoir magique de Mlle Aldersey, disant qu'ils l'avaient vue monter sur le mur de la ville avant le point du jour et ouvrir une bouteille dans laquelle elle conservait de puissants esprits, capables d'ébranler les piliers de la terre.

Ces bruits n'avaient d'ailleurs rien d'étonnant. Ce qui surprend, c'est qu'on ne l'ait pas brûlée comme sorcière. Car ses habitudes étranges pouvaient prêter à tous les soupçons. C'est ainsi que tous les jours, à cinq heures du matin, elle parcourait le mur de la ville avec tant de ponctualité qu'en hiver elle devait se faire précéder d'un homme portant une lanterne. Elle avait toujours à la main une bouteille contenant des sels contre le mal de tête et les mauvaises odeurs. En été, se refusant à quitter son école pour aller au bord de la mer, elle montait au neuvième étage d'une haute pagode et y passait les heures de l'après-midi, respirant la brise qui venait du large. Elle se faisait toujours accompagner par une de ses élèves, de sorte qu'elle n'interrompait pas son travail. Elle savait si bien employer son temps qu'elle les faisait lire pendant qu'elle prenait ses repas.

Mais il y avait beaucoup de maisons où elle était bénie, et je puis dire que, parmi toutes les femmes dévouées qui ont travaillé pour la Chine, il n'y a pas de nom plus estimé que le sien.

Tout aussi intéressantes, si l'on peut s'exprimer ainsi, étaient les deux jeunes sœurs, Burella et Maria Dyer, qui aidaient Mlle Aldersey. Nées sous les tropiques et élevées dans un foyer missionnaire, elles avaient reçu un héritage peu ordinaire. Leur père, l'un des premiers agents de la Mission de Londres, issu d'une famille qui était au service du gouvernement anglais, avait été éduqué à Cambridge. Brûlant d'amour pour Christ, il quitta tout pour partir comme missionnaire en Chine, le Gibraltar du paganisme, aussi inconnue qu'inaccessible en ce temps-là. Dans l'impossibilité d'y pénétrer alors, il se consacra pendant seize ans au travail parmi les Chinois de Singapour et des environs. En outre, il perfectionna un procédé d'imprimerie grâce auquel la Parole de Dieu put être envoyée dans des endroits inaccessibles aux missionnaires. Les livres pouvaient être imprimés avec une facilité inconnue jusqu'alors. Il avait prospéré dans son œuvre, mais il mourut juste après l'ouverture des ports visés par le Traité, au moment où, avec beaucoup d'autres, il se réjouissait de la liberté accordée pour entrer dans le pays pour lequel il avait prié si longtemps.

En sa qualité de secrétaire de la première conférence missionnaire qui eût jamais été réunie sur sol chinois, M. Dyer passa une semaine à Hongkong en août 1843, et il écrivait alors à sa femme, restée à Singapour :

De ma fenêtre, je vois les hautes sommités des montagnes. La vue est superbe. Dans mes moments les plus heureux, deux pensées résument les aspirations profondes de mon cœur. L'une est que le nom de Jésus puisse être glorifié en Chine. L'autre est que toi et chacun de nos chers enfants puissiez vivre uniquement pour collaborer à la réalisation de ce désir. Je ne pourrai jamais cesser de porter le plus vif intérêt à la prospérité spirituelle de la Chine tant que j'aurai un cœur. Je ne pourrai jamais cesser de servir la cause de Christ parmi les nations aussi longtemps que j'aurai une tête et des mains pour travailler. Je suis aussi heureux qu'il est possible de l'être sans toi, quoique rien ne puisse compenser l'absence de celle qui est la joie de mon cœur. Et puis, je suis occupé des affaires de mon Père. Et si même je ne puis faire que peu de chose pour l'évangélisation de ce pays enténébré, que viennent joie ou tristesse, épreuve ou bonheur, tout, TOUT sera bienvenu pour l'amour que je porte à Celui qui versa Son sang sur la colline du Calvaire.

Et, bien que sa tâche fût achevée à ce moment et que, quelques semaines plus tard, sa dépouille mortelle fût déposée à côté de celle de Morrison dans le cimetière solitaire de Macao, cet esprit se retrouva, tant chez son fils, dont la vie fut ultérieurement consacrée à la Chine, que chez ses filles qui étaient depuis quelques années chez Mlle Aldersey. Possédant admirablement le dialecte du pays, elles étaient aussi utiles qu'aimées et n'étaient pas le moindre charme de la colonie étrangère.

C'était dans cette société qu'Hudson Taylor pénétrait pour la seconde fois. Il dut être heureux de voir combien l'on y appréciait son ancien collègue, le Dr Parker, qui, généreusement accueilli, avait réussi à se faire une clientèle dans la colonie. Il consacrait tous ses bénéfices à sa mission médicale. Ayant rapidement assimilé le dialecte local, en dépit de tout ce qui l'empêchait de se vouer à l'étude, il avait fait du bien spirituel de ses malades sa première préoccupation. En cela il était aidé par les missionnaires, américains et anglais, qui prêchaient à tour de rôle dans le dispensaire, et faisaient des visites à l'hôpital provisoire.

Avec les fonds qu'il avait pu réunir à Ningpo, le Dr Parker avait été en mesure d'acheter un terrain près du fleuve, dans une excellente situation. Un meilleur emplacement n'eût guère pu être choisi pour l'hôpital définitif et déjà l'énergique médecin avait fait niveler le sol en vue des travaux.

Aussi le séjour à Ningpo fut-il extrêmement intéressant pour Hudson Taylor. Mais il ne voulut pas le prolonger, sentant que sa place était où il y avait le plus de besoins. Avant la fin de septembre, il était prêt à retourner auprès de M. Burns à Swatow. Le Dr Parker l'avait muni de remèdes, payés avec l'argent de M. Berger. Après avoir beaucoup joui de ce séjour, Hudson Taylor allait partir pour Shanghaï lorsqu'il se trouva retardé par d'autres missionnaires qu'il devait accompagner. Le voyage fut pénible, et son collègue, M. Jones, récemment arrivé d'Angleterre et auquel il s'était profondément attaché durant son séjour chez le Dr Parker, tomba gravement malade pendant la traversée. Le jeune fils de M. Jones, malade également, demandait des soins continuels.

Enfin, au début d'octobre, ils arrivèrent à Shanghaï, et Hudson Taylor, après avoir remis ses malades aux soins du Dr Lockhart, n'avait plus qu'à s'embarquer pour Swatow.

De récentes lettres de là-bas lui avaient montré combien sa présence y était nécessaire. Quoique ne comptant pas le revoir avant la fin des grandes chaleurs, M. Burns sentait vivement son absence et attendait jour après jour l'annonce de son retour pour entreprendre la campagne d'hiver projetée. Providentiellement, semblait-il, le capitaine Bowers était à Shanghaï, prêt à partir ; il invitait cordialement le jeune missionnaire à l'accompagner. Hudson Taylor envoya donc ses bagages à bord du Geelonc et se prépara à quitter Shanghaï, peut-être définitivement.

Alors l'inattendu se produisit. Une lettre, venant du Sud et adressée à l'un des membres de la Mission de Londres à Shanghaï, recommandait à ce missionnaire de se mettre en hâte à la recherche d'Hudson Taylor.

S'il n'est pas encore parti, écrivait M. Burns, je vous prie de lui faire parvenir tout de suite cette communication.

C'était pour lui dire que tous leurs plans à Swatow étaient ruinés pour le moment : M. Burns avait été arrêté dans l'intérieur et envoyé à Canton. Il avait heureusement échappé à une exécution sommaire de la part des Chinois, mais il était en prison et il faudrait du temps sans doute avant qu'il pût retourner dans cette région.


Cela se passait le jeudi matin 9 octobre. Le Geelong allait partir dans quelques heures pour Swatow, et tous ses bagages étaient à bord. Que signifiaient ces nouvelles ? M. Burns prisonnier et envoyé à Canton ? Les aides indigènes toujours détenus, portant la terrible cangue, leur vie en danger ? Le bâtiment de la Mission abandonné? Les autorités britanniques ne leur permettant pas d'y revenir ?

Tout l'atteignait à la fois : ses remèdes détruits ; le vol et tous les ennuis qui l'avaient accompagné ; le retard dans son retour de Ningpo ; le voyage fatigant et, pour finir, rien, sinon une porte fermée, et un ami malade qu'il fallait ramener à Ningpo.

Il devait aller, cela ne faisait pas de doute. Mais M. Burns alors ? Se pouvait-il que tout ce qu'ils avaient projeté ensemble ne vînt pas du Seigneur ?

« Tes oreilles entendront une voix derrière toi disant : Voilà la route, marches-y. »

Mais, pour le moment, le chemin qui leur avait paru si clair était perdu dans le brouillard.

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