Hudson Taylor

NEUVIÈME PARTIE
Trésors de ténèbres
1868-1871

CHAPITRE 52
Une porte ouverte... un peu de force
1868

C'est le 10 avril que Mme Taylor et ses enfants, suivis dix jours plus tard par le chef de famille, quittèrent Hangchow, en compagnie de Mlle Blatchley et de Mme Bohanan, la gouvernante des enfants. Après avoir été si longtemps enfermés entre les murailles de la ville, la liberté et la fraîcheur de la campagne leur paraissaient délicieuses à tous. La végétation était luxuriante. Le canal, sur lequel se faisait un trafic intense, était une source inépuisable d'intérêt pour les enfants, et les collines qui fermaient l'horizon offraient aux regards des grandes personnes des tableaux enchanteurs et variés à l'infini. De plus, beaucoup d'occasions se présentèrent de nouer des relations amicales avec les autres voyageurs, ou avec les indigènes devant la maison desquels on passait.

Les toupies que les jeunes garçons faisaient tourner étaient l'objet de la curiosité générale. Un homme demanda la permission de montrer ce jouet à l'épouse d'un mandarin qui voyageait dans un bateau voisin. Cette dame invita les étrangers ; elle leur offrit le thé et donna des œufs aux enfants. L'après-midi elle vint en visite chez Mme Taylor qui eut une excellente occasion de lui expliquer l'Évangile avec clarté.

Le dimanche fut un jour de repos. Le bateau ayant été ancré près du rivage, le service divin fut célébré, les portes et les fenêtres largement ouvertes. Quelques personnes assistèrent à ce culte, entre autres une femme de mandarin qui semblait boire toutes les paroles de Mme Taylor.

À Soochow, grande ville où des membres de la Mission s'étaient récemment établis et ou l'on fit une halte de trois semaines, Hudson Taylor rejoignit les voyageurs, et ses connaissances médicales furent largement mises à contribution. On peut juger du charme qu'a cette ville pour les indigènes d'après le proverbe chinois : « Là-haut il y a le ciel ; ici-bas Hangchow et Soochow. » Au delà de ce point le pays offrait à la Mission un champ entièrement inexploré. Sauf Duncan, seul à Nanking, et quelques missionnaires de la Société de Londres ou méthodistes établis dans le port de Hankow, ouvert par le Traité, il ne se trouvait aucun missionnaire à l'intérieur du pays, tant a l'Ouest qu'au Nord. Rejoindre le premier dans son poste solitaire était le désir d'Hudson Taylor, à moins qu'une porte plus importante ne lui fût ouverte en chemin.

Cette porte s'ouvrit à Chinkiang, centre populeux et commerçant à la jonction du Grand Canal et du Yangtze, le puissant fleuve. Cette ville était aussi un port ouvert par le Traité, habité par quelques étrangers, dont un Consul anglais. Une petite chapelle, desservie par un prédicateur indigène, membre de la Société de Londres, se dressait dans les faubourgs ; mais pour trouver un missionnaire, il fallait aller jusqu'à Shanghaï, à vingt-quatre heures de bateau à vapeur.

Frappé de l'importance stratégique de cette localité, Hudson Taylor entra bientôt en pourparlers afin de louer une maison à l'intérieur de la ville. Comme les négociations se prolongeaient, les voyageurs continuèrent leur route et arrivèrent à la cité fameuse de Yangchow, dont Marco Polo fut jadis le gouverneur. Riche, fière, et peu accueillante aux étrangers, Yangchow avait une population de trois cent soixante mille âmes, mais pas un seul témoin du Christ.

La vie en bateau avait à ce moment perdu son attrait ; le printemps avait fait place à l'été avec sa chaleur torride et ses pluies torrentielles. Les enfants, enfermés dans cette barque dont le toit formé de planches mal jointes laissait passer l'eau de toutes parts, étaient exposés à de sérieux dangers. Aussi est-ce avec reconnaissance que M. et Mme Taylor apprirent par leurs aides indigènes qu'un aubergiste de la ville, dont ils avaient fait la connaissance, était disposé à recevoir chez lui toute la compagnie. Il mettait à leur disposition cinq pièces du premier étage. C'était là pour nos amis une si rare aubaine qu'ils y virent la main de Dieu.

« Une porte ouverte... un peu de force... beaucoup, beaucoup d'adversaires... » Il n'y avait là rien de nouveau pour les hérauts de la Croix, mais cette fois-ci les événements allaient prendre une tournure plus sérieuse qu'ils ne le prévoyaient. Au début, en effet, les gens manifestèrent des sentiments amicaux. La présence d'une mère et de ses enfants désarmait les soupçons. Évidemment cet étranger en vêtements civilisés (c. a d. chinois) n'était ni un commerçant ni un agent politique, et la curiosité attirait beaucoup de visiteurs. L'hôtelier lui-même, premièrement un peu craintif, offrit ses services comme « intermédiaire » au cas où Hudson Taylor voudrait acquérir une maison et s'établir dans la ville. Le mandarin local, visité par le missionnaire, avait promis de ne pas s'opposer à cet établissement.

Il n'était pas facile pour Mme Taylor de quitter à ce moment-là sa famille, établie dans ce logis provisoire, pour descendre seule à Shanghaï. Mais un des serviteurs était malade. On craignait pour lui la petite vérole, maladie fréquente dans la ville. Le bébé n'avait pas encore été vacciné. De plus, cette enfant, leur seule petite fille désormais, était considérablement affaiblie par la coqueluche. Les intérêts de la Mission rendaient un voyage à Shanghaï très désirable, et la fiancée de Duncan étant sur le point d'arriver, quelqu'un devait aller l'attendre et la ramener. Mme Taylor était toute désignée pour cela, car elle pouvait sans crainte confier ses garçons à Mlle Blatchley et à la gouvernante. Elle partit donc au milieu de juin par le vapeur qui venait de Chinkiang.

Dans cette dernière localité, les pourparlers quant à l'achat d'une maison avaient abouti et l'acte en fut signé peu après son départ. L'entrée en possession devait avoir lieu quinze jours plus tard si le gouverneur accordait une proclamation favorable. Celui-ci, à la requête du Consul anglais, avait promis cette proclamation « si tout était fait avec droiture ». Ne doutant pas d'avoir trouvé un logis, Hudson Taylor fit venir de Hangchow les Rudland avec la presse à imprimer et tout le mobilier de sa famille. Cependant le « si tout était fait avec droiture » avait quelque chose de suspect et laissait ouverte une brèche que des subalternes hostiles ne devaient pas tarder à exploiter. En effet, des complications surgirent, créées par un fonctionnaire qui haïssait les étrangers.

M. et Mme Taylor étaient l'un et l'autre en face de difficultés imprévues. La maladie de l'auxiliaire chinois se trouva être la rougeole et, l'un après l'autre, les enfants en furent atteints ; chez le plus jeune, elle fut aggravée d'une bronchite extrêmement forte. Hudson Taylor se réjouissait de ce qu'au moins leur bébé était à l'abri et que la fatigue de tant de malades à soigner était épargnée à sa femme. Hélas ! celle-ci, de son côté, avait un rude combat à soutenir. Aimablement reçue par M. Gamble, elle avait sans délai fait vacciner son enfant. La réaction fut si vive que la fillette fut sérieusement malade, d'autant plus que la rougeole et la coqueluche se déclarèrent simultanément, au point de mettre sa vie en grand danger.

Même avant d'avoir reçu les lettres de Yangchow lui parlant de la maladie de ses garçons, le cœur de la mère avait deviné ce qui s'y passait et les souffrances que le pauvre père devait endurer. Sa seule consolation était que son mari ignorait l'état de sa petite Maria et les très fâcheuses nouvelles que les courriers d'Angleterre apportaient. En effet, l'opposition à la Mission, dont nous avons parlé déjà, s'était réveillée avec une vivacité qui causait à M. Berger une profonde douleur. Ce, fut dans ces circonstances que Mme Taylor fit preuve d'une indomptable énergie et d'une foi qui la firent regarder par tous ses collaborateurs comme la « colonne vertébrale » de la Mission.

Rejetons, écrivait-elle, tous nos fardeaux, si nombreux et si pesants, sur notre Père tout puissant, tout sage et tout amour. Pour Lui, ces fardeaux ne pèsent pas plus que des plumes. Quant à l'opposition obstinée de M. X..., elle est aussi entre les mains de Dieu qui certainement nous aidera comme Il l'a fait si souvent. « Tu as été mon aide ; ne me laisse pas et ne m'abandonne pas, ô Dieu de ma délivrance ! »

Enfin, de meilleures nouvelles de Yangchow vinrent la rassurer au sujet de ses fils ; mais son retour à la maison qu'elle croyait n'avoir quittée que pour une dizaine de jours semblait reculé de plus en plus, non seulement à cause de la maladie de son bébé, mais encore en raison du retard du vaisseau qui amenait la fiancée de Duncan. Sa présence à Yangchow était cependant plus nécessaire encore qu'elle ne le pensait. Bien plus que ses lettres ne le laissaient supposer, la santé d'Hudson Taylor était fortement ébranlée par la chaleur intense de l'été, par ses grandes fatigues et ses nombreux soucis. La proclamation favorable promise par le mandarin de Yangchow et longtemps différée, fut enfin publiée vers le milieu de juillet. La maison souhaitée fut mise à la disposition de la petite troupe missionnaire, heureuse, après ces six semaines de séjour dans une auberge chinoise succédant à deux mois passés en bateau, de jouir enfin d'un foyer lui appartenant en propre, si l'on peut parler de foyer quand la mère est absente et si éloignée.

Mais la lettre apportant ces bonnes nouvelles avait un post-scriptum tracé au crayon d'une main tremblante et daté de Chinkiang. Qu'est-ce que cela pouvait signifier ?

Je crois t'avoir dit que nous avons obtenu la proclamation pour Yangchow... Nous ne l'avons pas encore pour Chinkiang ; j'espère l'avoir demain. Mais il me faut rentrer, je suis si malade... Voudrais-tu écrire à Meadows pour lui dire de venir à mon aide ?... Dieu te bénisse  !... Si le Seigneur demande le grand sacrifice, Sa volonté soit faite. Bientôt nous ne nous séparerons plus jamais...

Son mari, seul dans un bateau et si malade ! Et elle ne pouvait savoir s'il était retourné à Yangchow et comment il était soigné !

C'était le dimanche 26 juillet ; le bateau à vapeur allait partir dans quelques heures et pourrait la déposer le lendemain soir à Chinkiang. Le bébé était suffisamment rétabli pour voyager et M. McCarthy, qui était venu à Shanghaï, attendrait l'arrivée de la fiancée de Duncan. Mais Mme Taylor n'hésita pas un instant. Par respect pour le jour du Seigneur, elle résolut d'attendre au lundi matin pour prendre une barque à rames avec laquelle le voyage durerait au moins deux jours et deux nuits.

Le batelier aurait pu, à son retour, raconter des choses étonnantes sur la dame étrangère qu'il avait conduite à Chinkiang avec un bébé et sa gouvernante. Ils étaient partis le lundi matin avant le jour, voguant sans s'arrêter, remontant le Grand Canal, jusqu'à ce que la fatigue lui fit tomber les rames des mains. Pendant qu'il dormait, le bateau avançait quand même. Heure après heure, de jour ou de nuit, quand il était obligé de se reposer, la dame avait pris sa place, maniant la rame aussi bien qu'elle parlait le dialecte de Ningpo, insensible à la chaleur comme au mal de dos, pourvu que l'on avançât, et tout cela parce que son mari était malade et qu'elle désirait être auprès de lui le plus vite possible. Le batelier ignorait où cette femme au cœur si tendre, au corps si frêle, puisait la force dont elle faisait preuve. C'était la prière qui la portait, en dépit de la chaleur et de la fatigue, prière abondamment exaucée du reste quand, à son arrivée à Yangchow, elle vit que personne ne manquait au cercle de la famille et qu'elle put prodiguer à son mari les soins qui lui rendirent bientôt la santé.

La joie était grande pour tous de se retrouver enfin, mais cette joie allait être troublée à nouveau. Hudson Taylor prêchait le dimanche à Yangchow, et devait aller fréquemment à Chinkiang où la question du logement destiné à recevoir les amis Rudland était toujours en suspens. Le Gouverneur différait la proclamation sans laquelle le propriétaire ne voulait pas s'engager définitivement. On savait, dans le public, que l'acte avait été signé et même l'argent versé, et l'on riait beaucoup, dans les restaurants et les maisons de thé, de la manière dont le missionnaire et son Consul avaient été joués.

Mais ce n'était pas tout. Des bruits faux ou exagérés circulaient et, dans certains milieux, on commençait à insinuer que les étrangers pourraient bien être traités à Yangchow avec aussi peu de courtoisie qu'à Chinkiang. Pourquoi leur permettre de se créer des liens et de s'établir dans le pays, quand on pouvait les chasser en employant la force ? Une assemblée d'intellectuels décida de provoquer à tout prix une émeute en vue d'atteindre ce résultat. Des placards anonymes, apposés sur les murs, accusèrent de crimes révoltants les étrangers, et spécialement ceux dont le travail consistait à propager « la religion de Jésus ». Dès le commencement d'août, les missionnaires s'aperçurent du grand changement survenu dans l'attitude du peuple. Au lieu de visiteurs bienveillants, c'était la lie de la populace qui assiégeait leur porte, et une série de nouvelles affiches, que l'on ne peut même pas traduire, jetèrent de l'huile sur le feu.

Le samedi 15 août, Hudson Taylor reçut une lettre anonyme lui conseillant de prendre toutes les précautions possibles, des troubles devant se produire le lendemain. De bonne heure, en effet, le dimanche matin, la foule s'assembla devant la maison et l'on commença de frapper violemment à la porte. Hudson Taylor et quelques-uns sortirent pour chercher à apaiser les indigènes en leur parlant avec douceur, pendant qu'à l'intérieur les autres priaient. Dieu permit que se vérifiât la promesse :

« Voici, je suis avec vous tous les jours. »

Le dimanche se termina sans dommage.

Les troubles continuèrent cependant. Les accusations les plus calomnieuses contre les missionnaires étaient colportées dans la ville. Le nom de Jésus était odieusement outragé et, le mardi, un placard invitait le peuple à attaquer la maison ce jour-là et à y mettre le feu, sans s'inquiéter de ceux qui l'occupaient. Une fois ou deux, l'on crut que la populace allait enfoncer la porte ;

Dieu ne le permit pourtant pas. Un orage violent éclata juste à point et la pluie dispersa les assiégeants, mieux que n'aurait pu le faire, au dire d'Hudson Taylor, une armée de soldats. D'ailleurs, si l'on avait essayé d'allumer l'incendie, la pluie torrentielle l'eût éteint bien vite.

Dieu veuille pardonner à ces pauvres gens aveuglés, et confondre Satan en faisant de ces troubles mêmes un moyen de répandre davantage la vérité au milieu d'eux !

Il sembla un moment que le danger était passé. Malgré la violence des attaques, l'attitude calme et amicale des missionnaires produisait ses fruits et la tempête s'apaisait. Du mercredi au samedi, la famille missionnaire, épuisée, goûta un repos fort nécessaire et se félicita de ce qu'aucun d'entre eux, pas même les femmes et les enfants, n'avait fui devant les persécuteurs.

Malheureusement, avant la fin de la semaine, une circonstance fortuite raviva l'agitation. Deux personnes, vêtues à l'européenne, vinrent visiter Yangchow et se firent voir partout dans la ville. C'était une trop bonne occasion pour les ennemis des missionnaires. À peine ces deux étrangers furent-ils partis que l'on fit circuler des bruits d'enlèvements d'enfants par les « diables étrangers ». Vingt-quatre de ces pauvres petits, disait-on, avaient disparu, victimes de ces redoutables ravisseurs. On savait bien aussi que, dans la demeure des missionnaires, étaient accumulés des trésors. N'avait-on pas vu arriver par bateau, les jours précédents, des chargements de marchandises ? (Il s'agissait des provisions et de la presse à imprimer apportées par M. et Mme Rudland et entassées là provisoirement.) « Courage ! Vengez-vous ! Attaquez ! Détruisez ! Un grand butin sera votre récompense ! »

Quarante-huit heures plus tard, Mlle Blatchley, en route pour Chinkiang, écrivait de son bateau à Mme Berger :

Nous avons dû fuir de Yangchow. Impossible de décrire les jours que nous venons d'y vivre. Vous bénirez Dieu avec nous de ce que nous n'avons perdu aucun des nôtres, ni même nos objets les plus précieux. Les émeutiers ont tout saccagé, excepté ma chambre où nous avions mis nos papiers les plus importants, et une somme de trois cents dollars que nous avions reçue une heure à peine avant l'attaque de la maison. Le pauvre M. Reid est le plus sérieusement atteint de tous. Il se tenait prêt à nous recevoir dans ses bras, Mme Taylor et moi, au moment où nous sautions du toit de la véranda pour sauver nos vies, lorsqu'un morceau de brique l'atteignit à l'œil. Mme Taylor s'est fait très mal à la jambe ; moi-même, n'ayant plus personne pour amortir ma chute, je suis tombée sur le dos au milieu des pierres, et c'est merveille que je ne me sois pas brisé le crâne ou la colonne vertébrale ; j'ai été seulement blessée au bras, et encore est-ce le bras gauche.

J'en souffre beaucoup et je me sens brisée. Nous n'avons pas encore eu le temps d'enlever nos vêtements tout tachés de sang.

Mme Taylor écrivait à la même amie :

Pendant ces dernières quarante-huit heures, notre Dieu nous a délivrés d'un péril extrême. Nous avons eu, pour ainsi dire, un autre typhon, pas aussi prolongé que celui que nous avions subi sur mer il y a bientôt deux ans, mais tout aussi dangereux et plus terrible encore. Je crois que Dieu tirera Sa gloire de tout ceci et j'espère que cette épreuve contribuera à la diffusion de Son Évangile. Bien à vous dans un Sauveur présent.

« Un Sauveur présent ! » Combien peu les émeutiers étaient capables de comprendre le secret de ce calme et de cette force ! Domptée par une puissance mystérieuse, la populace ne put mettre à exécution ses projets meurtriers, ni sur Hudson Taylor qui s'exposa à ses coups en allant chercher du secours auprès des magistrats, ni sur ceux qui, dans leur demeure assiégée, risquaient d'être victimes des projectiles ou du feu. La main de Dieu qui opère des merveilles les protégea tous, mais ce furent des heures de terrible angoisse qu'ils passèrent les uns et les autres, en entendant les hurlements d'une multitude en délire.

Quand mon mari et Duncan (ce dernier venait d'arriver de Nanking, fort opportunément), furent partis pour la demeure du mandarin, et pendant que MM. Rudland et Reid s'efforçaient de leur mieux de calmer la populace, nous, les femmes et les enfants, nous nous enfermâmes dans ma chambre pour prier. C'était tout ce que nous pouvions faire. Jamais nous ne sentîmes Dieu aussi près de nous. Nous le suppliâmes d'envoyer Ses anges camper autour de mon cher mari et de Duncan et d'être Lui-même pour eux comme une muraille de feu. Quant à moi, j'éprouvais surtout le besoin d'être gardée calme et tranquille pour éviter toute fausse manœuvre.

Le calme et la présence d'esprit extraordinaires de Mme Taylor pendant ces heures, non moins que sa parfaite maîtrise de la langue du pays, furent le moyen de sauver la vie de plusieurs de ses compagnons. Mais son cœur était dévoré d'angoisse en pensant à son époux qu'elle pouvait craindre de ne plus revoir ici-bas.

Entourés d'une foule hurlante, Hudson Taylor et Duncan avaient pu atteindre le palais du mandarin au moment où, effrayées par le bruit, les sentinelles essayaient de fermer les portes.

La multitude furieuse les en empêcha et se précipita à l'intérieur, où nous fûmes nous-mêmes portés dans la cohue. Une fois entrés, nous courûmes à la salle du tribunal en criant : Kiu-ming ! Kiu-ming ! (Sauvez la vie ! Sauvez la vie !) cri que tout mandarin chinois est tenu d'entendre à toute heure du jour ou de la nuit.

On nous conduisit dans la chambre du Secrétaire en chef, où nous dûmes attendre pendant trois quarts d'heure une audience du Préfet, au milieu des cris de la foule qui nous faisaient tout craindre pour la vie de ceux qui nous étaient si chers. Enfin le magistrat parut et nous dûmes entendre ses questions relatives aux enfants disparus : « Qu'en avions-nous fait ? Était-il vrai que nous les avions achetés et combien étaient-ils ? Quelle était la cause de tout ce tumulte ? » Je lui répondis que ce tumulte venait de sa négligence, qu'il aurait dû intervenir avant que l'émeute eût pris ces proportions, que je lui demandais maintenant de sauver la vie de nos amis s'il en était temps encore ; qu'après cela, il pourrait faire toutes les enquêtes qu'il voudrait ; qu'en tout cas, il serait responsable des conséquences.

« C'est juste, c'est juste ! disait-il. D'abord apaiser le peuple, puis faire l'enquête. Demeurez ici et j'irai voir ce qu'il y a moyen de faire. »

Il alla, en effet, et revint avec un gouverneur militaire de la ville au bout de deux heures qui furent pour nous un temps de vraie torture morale. Il nous dit que tout était apaisé ; les soldats avaient arrêté plusieurs des émeutiers et des pillards qui seraient punis. Il nous fit ensuite reconduire chez nous dans des chaises à porteur et sous bonne escorte. En route, l'on nous dit que tous les habitants de la maison avaient été tués. Tout en souhaitant que ces bruits fussent faux ou du moins exagérés, nous dûmes crier à Dieu de nous soutenir.

Le spectacle qui s'offrit à nos regards, à notre arrivée, défie toute description. Le feu avait fait son œuvre ; c'étaient partout des débris calcinés de caisses, de livres, de vêtements, d'ustensiles de cuisine, d'instruments de chirurgie ; mais personne à l'intérieur de la maison.

À leur vif soulagement, ils apprirent que leur maisonnée avait trouvé asile dans la demeure d'un voisin. C'est là qu'ils découvrirent leurs bien-aimés, après de longues recherches. L'obscurité de la nuit leur avait permis de fuir et, grâces à Dieu, personne ne manquait à l'appel, bien que plusieurs fussent blessés et couverts de sang.

« Maman, avait dit l'un des enfants à sa mère, où coucherons-nous ce soir, puisqu'ils ont brûlé notre lit ? » Sa mère l'assura que Dieu saurait leur procurer un endroit pour dormir, ne se doutant guère que ce serait dans sa propre chambre et dans son propre lit que l'enfant dormirait ce soir même. En effet, le feu qui avait dévoré le reste de la maison, avait respecté cette chambre, qui devint le sanctuaire où la famille se réunit pour bénir le Seigneur de la grande délivrance qu'Il lui avait accordée.

Tout, dans la maison, avait été bouleversé ; la Bible de Mme Taylor, mise en pièces, fut retrouvée feuille après feuille, et reconstituée en son entier, précieux témoignage d'une grande délivrance. Le matin suivant, la populace s'assembla encore devant la maison dévastée et Hudson Taylor eut de nouveau à intervenir auprès du magistrat. L'arrivée de la force armée dispersa bientôt la foule.

L'après-midi de ce jour, nous quittions la ville avec une escorte de soldats chargés de veiller à notre sécurité jusqu'au Yangtze. J'admirai beaucoup la manière dont Dieu se servit, pour secourir Ses enfants, de ces hommes qui eussent été prêts aussi bien à nous ôter la vie qu'à la protéger. En franchissant les portes de la ville, Mlle Blatchley entendit des gens du peuple crier en se moquant : « Revenez ! Revenez ! » « Oui, pensai-je, Dieu nous ramènera de nouveau, quoique vous soyez loin, de vous y attendre. »

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