Hudson Taylor

DIXIÈME PARTIE
Le Dieu de l'impossible
1872-1877

CHAPITRE 60
De faibles ils sont devenus forts
1874-1875

Ce fut un jour mémorable pour Hudson Taylor que celui où, avec son intime ami, M. Judd, il remonta le cours du Yangtze jusqu'au point où il reçoit le Han son affluent, c'est-à-dire jusqu'à la métropole de la Chine centrale, poste le plus avancé des Missions protestantes. Située à mille kilomètres de la côte, cette cité de Wuchang, centre de commerce et de culture (ce dont elle était très fière), donnait accès à neuf provinces encore inoccupées au Nord, à l'Ouest et au Sud, depuis les jungles de la Birmanie jusqu'aux steppes dénudées de la Mongolie et aux remparts neigeux du Tibet. Vastes régions, mais non pas plus vastes que l'ambition avec laquelle Hudson Taylor regardait maintenant vers elles, à qui, depuis longtemps, son cœur s'était donné en réponse à leur silencieux appel.

Mon âme brûle, écrivait-il alors (juin 1874), oh ! avec quelle intensité, du besoin d'évangéliser les, cent quatre-vingt millions d'âmes de ces provinces déshéritées. Que n'ai-je cent vies à dépenser pour leur bien !

Pendant ce temps, en Angleterre, les personnes les plus intimement associées à la Mission passaient par des expériences fort différentes. Soignée avec tendresse par Mlle Soltau, par Mme Duncan et d'autres encore, Mlle Blatchley dépérissait peu à peu au milieu de grandes souffrances et sa vie, tout entière consacrée à la cause de la Mission, semblait sur le point de s'éteindre comme une lampe dont l'huile est épuisée.

Il me semble la voir, écrivait Mlle Soltau, étendue sur son sofa, son aimable visage si amaigri, les larmes coulant le long de ses joues pendant qu'elle priait individuellement pour tous les missionnaires de toutes les stations. Oh ! comme elle portait le fardeau de cette grande œuvre dans son cœur aimant ! Et elle sentait qu'elle ne tarderait pas à partir pour la patrie céleste ! Nos réunions de prières du samedi, pendant bien des semaines, ne comptèrent pas plus de dix personnes ; parfois nous étions seules, nous deux, et je n'oublierai jamais le sentiment de désolation qu'elle éprouvait à la pensée que, dans tout le vaste monde, personne ne songeait à la petite troupe qui peinait dans la Chine lointaine !

Hudson Taylor avait été très affecté, nous l'avons dit, de ne pas pouvoir accourir à la première nouvelle de sa maladie, pour soulager l'amie bien-aimée à laquelle lui-même, les siens et la Mission, devaient tant. Les mois avaient succédé aux mois, et ce ne fut que lorsque M. Judd fut installé d'une manière quelque peu convenable à Wuchang qu'il vit son chemin s'ouvrir pour un retour en Angleterre. Mais avant même qu'il eût quitté la Chine, celle qu'il espérait secourir avait quitté ce monde. Pour elle, aucune aide humaine n'était plus nécessaire.

Chère, bien-aimée. Émilie ! écrivait Mlle Soltau. Notre perte ne peut être mesurée que par ceux qui l'ont connue... Pourtant je ne voudrais pas un seul moment rappeler ici-bas ce cœur si tendre et la séparer de Celui qu'elle a tant aimé... Ces deux dernières années furent pour moi délicieuses. Quelle croissance dans la grâce ! Quel doux repos dans le Seigneur ! Quelle tendresse pour tous ceux qui l'entouraient ! Oui, c'est un grand privilège d'avoir passé ce temps auprès d'elle.

Le Révérend Grattan Guinness a rendu, dans le Christian, un beau témoignage à l'humble et fidèle servante du Seigneur que fut Mlle Blatchley :

Les plus glorieux triomphes de Christ sont spirituels, et Son œuvre la plus élevée est opérée dans le secret de l'âme. Non la conquête de royaumes, mais la conquête de soi-même ; non le renoncement à quelque chose d'extérieur seulement, mais le renoncement à soi-même ; non la consécration de quelque chose, mais la consécration de soi-même au service de Dieu et de l'homme. Voilà les choses les plus difficiles à accomplir et les résultats les plus divins. Ils resplendissent de la lumière du Calvaire.

Émilie Blatchley, quoique inconnue du monde, était une vraie héroïne, et un exemple de ce noble renoncement, si conforme à l'esprit de Jésus, pour le bien des autres. Son souvenir laisse le parfum d'une vie consacrée à Christ et au salut des païens. C'est cela qui la rendit capable de se charger du soin des enfants de M. Hudson Taylor, de la Mission à l'Intérieur de la Chine. Elle veilla sur eux dans la santé comme dans la maladie, au pays et en Chine, pendant des années. Aussi longtemps que sa santé le lui permit, elle fut leur unique éducatrice. Elle fit cela pour seconder l'évangélisation de la Chine, car elle rendait ainsi M. et Mme Taylor plus libres d'accomplir leur travail missionnaire direct.

Non contente de s'occuper des enfants de M. Taylor, elle devint la secrétaire de la Mission. Elle écrivit des milliers de lettres ; elle tint les comptes. Elle publia la Feuille occasionnelle. Elle porta le fardeau de l'œuvre. Elle travaillait de longues heures et jusque tard dans la nuit. Elle travaillait non seulement avec sa tête et ses mains, mais avec son cœur aussi, car elle priait sans cesse pour la Mission. Chaque jour elle présentait ses missionnaires individuellement au Trône de la Grâce, et elle plaidait continuellement sa cause auprès de Dieu. Elle souffrit aussi. Elle connut les privations et l'incommodité de la vie missionnaire en Chine au cours de voyages nombreux d'une ville à l'autre. Elle se dévoua pour ses collègues et les soigna en maintes occasions. Sa foi fut éprouvée, et son cœur aussi, car, pour la cause des missions, elle renonça aux affections les plus légitimes. Et elle fit tout cela d'une manière si calme, sans prétention, avec une sérénité qui dura jusqu'à son dernier jour. Nul n'eût pu donner à l'œuvre de Dieu parmi les païens plus qu'elle n'a donné, car elle a donné tout ce qu'elle avait et s'est donnée elle-même. Béni soit Dieu pour toute la grâce qu'Il lui accorda et pour le repos éternel dans lequel elle est entrée ; pour la grâce qui lui permit d'endurer tant de peines pour Jésus et de s'endormir en Lui !

Fidèle servante d'une Mission faible, mais héroïque, plaise à Dieu que tous ses membres aient une âme semblable à la tienne !... Amis de la Mission à l'Intérieur de la Chine, une aide précieuse nous a été enlevée ; serrons les rangs et tâchons de combler cette grande brèche. Cette Mission a plus que jamais besoin de notre assistance. Puissions-nous être à la hauteur des circonstances et travailler avec un nouveau zèle et une infatigable persévérance.

Lorsque au mois d'octobre Hudson Taylor put revenir au pays natal, ce fut pour lui une profonde tristesse que de trouver vide la place de Mlle Blatchley, ses enfants dispersés, la réunion de prières du samedi interrompue et l'œuvre languissante. Pourtant, de nouvelles épreuves encore l'attendaient.

Au cours du voyage qu'il avait fait sur le Yangtze avec M. Judd, quelques mois auparavant, un accident lui était arrivé. Son pied ayant glissé sur l'escalier, semblable à une échelle, qui conduisait à l'entrepont, il était lourdement tombé sur ses talons. Une entorse ne fut que la moindre partie du mal. Hudson Taylor éprouva pendant plusieurs jours une vive douleur au dos qui l'obligea, même lorsque son pied fut guéri, de se servir de béquilles. Souvent un choc violent ne développe ses conséquences que plus tard. Ce ne fut que deux ou trois semaines après son retour en Angleterre que la vie agitée de Londres, et le mouvement des trains et des omnibus réveillèrent la douleur endormie. Une paralysie graduelle des membres inférieurs se déclara et le médecin prescrivit un repos absolu. Ainsi, frappé dans la force de l'âge, il fut réduit à demeurer étendu dans son lit, ayant conscience de toute la tâche qui réclamait ses soins, réduit à se tenir tranquillement couché, et... à se réjouir en Dieu !

Oui, se réjouir en Dieu ! Avec des désirs et des espérances aussi illimités que les besoins qui pesaient sur son cœur. Avec la prière qu'il avait adressée à Dieu et les réponses que Dieu lui avait données. Avec des portes nouvelles qui s'ouvraient en Chine et la vague de bénédiction spirituelle qui, à ce moment même, vivifiait les Églises d'Europe, et qu'il avait fort à cœur d'utiliser au profit de l'œuvre missionnaire. Avec la « sentence de mort » qu'il portait en lui-même, ne lui laissant que peu d'espoir de pouvoir un jour, à nouveau, se tenir debout et marcher encore. Dans tout cela, son acceptation sereine de la volonté de Dieu, considérée comme bonne, agréable et parfaite, fut le plus extraordinaire, le plus merveilleux exemple. Il est certain que, ce fut de cette paisible chambre de maladie et de souffrance que sortit le développement nouveau et considérable de la Mission à l'Intérieur de la Chine. Un petit lit était maintenant la sphère d'action à laquelle il était réduit, alors qu'il avait espéré faire tant de choses pendant son séjour en Angleterre ! N'y avait-il pas à réorganiser complètement la base européenne de l'œuvre ? Si jamais un effort énergique eut été nécessaire, c'était bien à ce moment. Ce petit lit avec ses quatre pieds, était-ce sa prison, faut-il dire ? ou le champ favorable à son activité ? Au pied de ce lit était suspendue une carte de la Chine ; aux alentours on percevait jour et nuit la présence de Celui auprès duquel il avait libre accès au nom de Jésus. Cette liberté d'approche est sans doute à la disposition de tous, mais Hudson Taylor en usait. Cela fait toute la différence.

Un jour, longtemps après que Dieu eût exaucé ses prières, alors que les ouvriers de la Mission à l'Intérieur de la Chine prêchaient l'Évangile dans toute l'étendue du pays, un membre influent de l'Église d'Écosse dit à Hudson Taylor : « Vous devez avoir conscience que Dieu a fait prospérer d'une manière merveilleuse votre œuvre missionnaire. Peu d'hommes assurément ont eu un plus grand honneur. »

« Je ne considère pas les choses de cette manière, répondit tranquillement Hudson Taylor. Voyez-vous, je pense quelquefois que Dieu doit avoir cherché quelqu'un d'assez faible, d'assez petit pour qu'Il pût s'en servir, afin que toute la gloire Lui appartint à Lui seul, et Il m'a trouvé. »

L'horizon ne s'éclairait pas et la fin de l'année approchait. Hudson Taylor était de moins en moins capable de se mouvoir, même dans son lit. Il ne pouvait se retourner qu'à l'aide d'une corde fortement fixée au plafond. Alors qu'au début il avait encore la possibilité d'écrire, il était incapable même de tenir une plume. Et les circonstances le privaient à cette époque de l'aide précieuse qu'eût été Mme Taylor, retenue ailleurs... Ce fut à ce moment, à l'aube de l'année 1875, que parut dans la presse chrétienne un petit article intitulé : APPEL A LA PRIÈRE en faveur de cent cinquante millions de Chinois. Après un bref exposé des faits concernant les neuf provinces inoccupées ; après avoir dit que des amis de la Mission à l'Intérieur de la Chine priaient depuis longtemps pour que des pionniers de l'Évangile visitassent ces régions déshéritées ; après avoir dit que quatre mille livres sterling étaient déjà disponibles pour cela, et que des indigènes appartenant à ces régions et convertis dans les anciennes Stations étaient ardemment désireux de porter l'Évangile à leurs concitoyens, l'auteur de l'article ajoutait :

Actuellement, notre plus pressant besoin est d'avoir un plus grand nombre de missionnaires comme pionniers. Chacun de vos lecteurs chrétiens voudrait-il élever immédiatement son cœur à Dieu et consacrer une minute à une prière ardente pour que le Seigneur suscite, cette année, dix-huit hommes qualifiés pour se consacrer à cette œuvre ?

L'appel ne disait pas que le chef de la Mission était atteint d'un mal probablement incurable. Il ne disait pas que les quatre mille livres sterling données l'avaient été par M. et Mme Taylor et étaient une partie du capital qu'ils avaient consacré à l'œuvre de Dieu. Il ne disait pas que, depuis deux ans et demi, eux-mêmes et plusieurs autres avec eux priaient journellement et avec foi pour obtenir ces dix-huit évangélistes. Mais tous les lecteurs sentaient que ces paroles et cette invitation ne pouvaient avoir été écrites que dans une communion profonde avec Dieu.

Rapidement, la correspondance s'accrut et la joie d'Hudson Taylor fut vive de voir comment le Seigneur manifestait Sa force dans la faiblesse de Son serviteur.

Dieu lui procura chaque jour des secrétaires bénévoles en la personne de jeunes chrétiens qui venaient dans sa chambre lui offrir leurs services. Cette période d'inactivité forcée fut pour lui un temps béni en ce Dieu auquel il se confiait pour toutes choses et qui pourvoyait à tous ses besoins. Jamais sa correspondance, disait-il, ne fut tenue avec plus de régularité.

Et les dix-huit hommes demandés se présentèrent enfin.

Nous correspondions premièrement, puis ils venaient me voir dans ma chambre. Bientôt, j'eus auprès de mon lit toute une classe d'élèves apprenant le chinois. Au temps voulu, le Seigneur leur donna les moyens de partir et les chers amis de Mildmay se mirent à prier pour mon rétablissement. Le Seigneur bénit les remèdes employés et je fus guéri. Une des raisons pour lesquelles j'avais été mis de côté n'existait plus. Si ma santé m'avait permis de faire des tournées, quelques-uns auraient pu croire que l'envoi des dix-huit hommes en Chine était dû à mes pressants appels et non à une action directe de Dieu. N'ayant rien pu faire moi-même, sinon dicter un appel à la prière, la réponse à ces prières apparaissait plus éclatante.

Trois mois au lit, c'est bien long, écrivait-il à la fin de février. Je me serais bien ennuyé, si le Seigneur Jésus n'avait fait de ce temps un temps de vraie joie. J'ai passé des nuits sans aucun sommeil, et mon bonheur était de prier.

Et encore, deux mois plus tard :

Vous serez heureux d'apprendre que je recouvre enfin la santé. Mon dos se fortifie ; après avoir passé au lit presque cinq mois, je puis maintenant monter et descendre l'escalier... je crois que Dieu m'a permis de faire pour la Chine, pendant cette longue maladie, plus que je n'aurais fait si je m'étais bien porté.

Un changement très sensible s'était produit à la rue de Pyrland. La maison missionnaire, naguère déserte, recevait de nombreuses visites. Le premier contingent des Dix-huit s'était embarqué et les candidats affluaient encore, au point que la place manquait pour les recevoir. On dut ajouter une nouvelle maison à l'ancienne, car en réponse à « l'appel à la prière » publié en janvier, plus de soixante personnes s'offrirent au cours de l'année. Les extraits suivants de la lettre adressée à chaque candidat, par Hudson Taylor, montrent combien il redoutait de leur part une décision inconsidérée. Si, après avoir pris connaissance de cet exposé fidèle, des faits, les candidats paraissaient toujours résolus à se consacrer à la Mission, ils étaient invites à passer un temps plus ou moins long à la rue de Pyrland auprès du directeur de l'œuvre.

Tout en appréciant les avantages d'unie bonne éducation, nous attachons beaucoup plus d'importance aux qualités spirituelles. Nous désirons des hommes ayant foi en un Dieu tout puissant et fidèle et qui, par conséquent, se confient en Lui. Il nous faut des hommes de prière, des hommes croyant que la Bible est la Parole de Dieu et qui, acceptant la déclaration de Jésus : « Toute puissance m'est donnée », sont prêts à obéir de leur mieux au commandement : « Allez... enseignez toutes les nations. » Des hommes s'appuyant sur Celui qui possède cette puissance plutôt que sur des canonnières étrangères ; sur Celui qui a promis d'être « toujours » avec Ses messagers. Des hommes prêts, par conséquent, à aller jusqu'aux extrémités de la Chine, en se reposant uniquement sur le bras de l'Éternel, Nous désirons des hommes qui, croyant à l'éternité, vivent pour elle et se sentent pressés d'arracher à la perdition les ignorants et les coupables, comme des tisons, que l'on arrache du feu.

La Mission reçoit des dons, mais n'a pas de souscripteurs réguliers. Elle ne peut donc garantir un revenu déterminé. Nous ne pouvons donner à nos missionnaires que ce que Dieu nous donne... Nous n'envoyons pas des hommes en Chine en qualité d'agents de notre Mission. Mais, quant à ceux qui croient que Dieu les a appelés à cette œuvre ; qui vont là-bas pour travailler pour Lui et qui peuvent, cela étant, se confier à Celui à qui ils appartiennent et qu'ils servent, pour en obtenir l'aide temporelle nécessaire, nous sommes heureux de coopérer avec eux et de leur fournir, s'il le faut, des fonds pour leur équipement et leur voyage, ainsi que la mesure d'assistance que les circonstances demandent et que nous sommes à même de fournir. Notre foi est souvent mise à rude épreuve, mais Dieu s'est montré fidèle et a toujours pourvu à tous nos besoins, au moment voulu et de la meilleure manière.

Il y a en Chine un tiers de la race humaine, qui a besoin de l'Évangile. Douze millions meurent, là, chaque année. Et vous cherchez à être approuvé de Dieu au risque d'encourir la désapprobation des hommes ; si vous êtes prêt à supporter joyeusement la privation de vos biens, et, s'il le faut, à sceller votre témoignage de votre sang ; si la dégradation morale et la souillure matérielle des pauvres Chinois ne vous rebutent pas, vous pouvez compter sur une belle moisson d'âmes dès maintenant et, ensuite, sur la couronne de gloire « qui ne se flétrit pas », et sur le Cela va bien du Maître.

Vous vous apercevrez, en rapport avec la Mission à l'Intérieur de la Chine, qu'il n'est pas question d'être partagé entre l'œuvre et le monde. Les hommes, les seuls hommes qui soient heureux au milieu de nous, ce sont ceux qui mettent le monde sous leurs pieds. Je n'hésite pas à dire que de tels ouvriers trouveront un bonheur qu'ils n'auraient jamais rêvé ou cru possible ici-bas. Car à ceux qui considèrent toutes choses comme des ordures à cause de l'excellence de la connaissance de Jésus-Christ notre Seigneur, Il se révélera avec une telle intensité qu'ils ne pourront pas regretter leur choix. Si, après réflexion et beaucoup de prières, vous êtes disposé à vous consacrer à une telle œuvre, je serai heureux d'entrer en relation avec vous.

Les jeunes gens des deux sexes que l'esprit de cette lettre encourageait au lieu de rebuter, et qui arrivaient à la rue de Pyrland pour une période d'épreuve, trouvaient là bientôt l'occasion de se réjouir en Dieu comme en Celui qui entend et exauce la prière. Ce fut, par exemple, le cas après le départ de M. Georges King pour la Chine. Ce jeune homme avait été l'un des plus fidèles secrétaires bénévoles d'Hudson Taylor dans les heures laissées libres par son travail de bureau. Lorsqu'il ne fut plus là, il y eut un ralentissement sensible dans la correspondance. Dix jours après son départ, le 25 mai, Hudson Taylor en constata le résultat par une forte diminution dans les dons reçus. « Demandons au Seigneur, suggéra-t-il, de rappeler à quelques-uns de Ses intendants fortunés les besoins de notre œuvre. »

Du 4 au 24 mai, on n'avait reçu que soixante-huit livres sterling. C'était deux cent trente-cinq livres de moins que la moyenne ordinaire des dépenses pendant trois semaines. À la réunion de prières de midi, cela fut présenté au Seigneur et la réponse ne tarda pas. Le même soir, le facteur apporta une lettre contenant un chèque que le donateur priait d'enregistrer comme provenant d'une « vente d'argenterie ». Le montant du chèque était de deux cent trente-cinq livres, sept shillings, neuf pence. Aussi la réunion de prières du lendemain se transforma-t-elle en louange, et Hudson Taylor, en racontant ce fait, ne put s'empêcher de s'écrier : « Confiez-vous à Lui en tout temps, et vous ne serez jamais confus ! »1.

Un incident tout aussi remarquable se produisit tôt après.

C'était au mois de juin ; revenant de la Convention chrétienne de Brighton, Hudson Taylor fut accosté à la gare par un noble Russe, le comte Bobrinsky, qui avait aussi assisté à ces mémorables assemblées. Apprenant qu'Hudson Taylor allait comme lui à Londres, il lui proposa de monter dans le même compartiment.

— Mais je voyage en troisième classe, dit le missionnaire.

— Mon billet me permet d'en faire autant, répondit courtoisement le comte.

Quand ils furent en tête à tête, il tira son portefeuille et dit à son compagnon : « Permettez-moi de vous offrir une bagatelle pour votre œuvre. »

Un coup d'œil sur le billet de banque qu'il recevait fit penser à Hudson Taylor qu'il y avait là quelque erreur, car cette « bagatelle » était un billet de cinquante livres.

— N'aviez-vous pas l'intention de me donner cinq livres ? dit-il aussitôt. Or vous m'en donnez cinquante. Laissez-moi vous rendre ce billet.

— Je ne puis le reprendre, répondit le comte non moins surpris. C'est bien cinq livres que je comptais vous donner, mais le Seigneur doit avoir voulu que vous en receviez cinquante. Je ne puis le reprendre.

Impressionné par cet incident, il arriva chez lui au moment où se tenait une réunion de prières. On devait envoyer de l'argent en Chine et il manquait, pour parfaire le total jugé indispensable, quarante-neuf livres et onze shillings. Cette insuffisance fut l'objet d'une réunion d'intercession dans laquelle elle fut présentée au Seigneur en toute simplicité et en toute confiance. Qu'on juge de la joie et de la reconnaissance de tous les assistants, quand Hudson Taylor déposa sur la table son précieux billet de cinquante livres ! « Quiconque est sage prendra garde à ces choses et considérera les bontés de l'Éternel. »

Un autre et non moins grand encouragement pour cette vie de foi fut donné à l'occasion du redoublement d'intérêt provoqué par le départ des Dix-huit. Dès les débuts de la Mission, Hudson Taylor avait songé à une voie d'accès plus courte et plus facile vers les provinces de la Chine occidentale, par la Birmanie et le fleuve Irrawaddy. Ce projet qui, alors, avait paru irréalisable, prenait une forme plus précise, par suite du désir du gouvernement anglais de développer les relations commerciales avec ces provinces. Un voyage officiel d'exploration allait être entrepris au delà de Bhamo et le long du cours supérieur de l'Irrawaddy. Un voyageur qui connaissait bien le pays vint même auprès d'Hudson Taylor dans sa chambre de malade pour s'entretenir de tout cela avec lui. Par une remarquable coïncidence, M. Stevenson qui, dix ans auparavant, avait examiné cette idée avec lui, se trouvait alors en Angleterre et se déclarait prêt à faire partie de la colonne expéditionnaire. Le commerce, sans doute, était intéressé au succès de cette entreprise, mais l'œuvre de Dieu ne l'était pas moins, et la ville de Bhamo paraissait un admirable point de départ pour l'établissement d'une branche occidentale de la Mission. Le Comité de la Mission, réuni autour du lit d'Hudson Taylor, fut si vivement impressionné par les avantages de ce projet qu'il donna son approbation unanime, et que l'un des secrétaires, M. Henry Soltau, s'offrit à accompagner M. Stevenson dans cette entreprise difficile, sinon hasardeuse.

Des réunions d'adieux, tenues en différents endroits par MM. Soltau et Stevenson, excitèrent un très vif intérêt, entretenu et augmenté encore par les lettres écrites pendant leur voyage et publiées dans les journaux. Le souverain autocratique de la Birmanie reçut les voyageurs à Mandalay, sa capitale, avec une remarquable bienveillance et leur permit de s'installer à Bhamo, où aucun étranger ne résidait encore.

On peut rapprocher de ces faits une décision caractéristique d'Hudson Taylor, qui le mit à même de diffuser largement ces nouvelles. Ce fut au printemps de cette année (mars 1875) que parut pour la dernière fois la Feuille occasionnelle trimestrielle racontant l'histoire des voies miséricordieuses du Seigneur à l'égard de la Mission depuis son origine. Le vin nouveau demandait des outres neuves et le courant de vie et de bénédictions résultant de l'appel des Dix-huit demandait à être relaté d'une façon plus adéquate. Hudson Taylor le sentit et, quoique la charge d'une revue illustrée mensuelle tombât sur lui, recherchant la force divine à ce propos, il l'accepta comme une part du service auquel sa vie était consacrée.

C'était une grosse entreprise. Dans ce temps-là, il n'y avait pas de journaux illustrés comme aujourd'hui, et le China's Millions, quand il sortit de presse, était une nouveauté.

La Birmanie occupait alors une large place dans les préoccupations du public. Les articles et les gravures d'actualité de la revue, les récits chinois traduits avec brio pour la jeunesse, les aventures de voyage des pionniers, les rapports sur les progrès de l'œuvre dans les anciennes stations, et surtout les articles inspirés et inspirateurs dus à la plume d'Hudson Taylor, étaient attendus avec impatience et reçus avec empressement par de nombreux amis de tout âge.

La santé de notre missionnaire, rétablie d'une manière merveilleuse en réponse à tant d'ardentes prières, lui permettait de nouveau d'abattre une somme de travail considérable. Un bref congé de convalescence, qu'il passa auprès de ses enfants dans l'île de Guernesey, fut presque entièrement absorbé par des travaux de plume. Il s'était réjoui à la pensée de visiter avec les siens ces beaux rivages. Or, pendant les quinze jours qu'il y passa, il ne trouva le moyen de faire avec eux qu'une seule sortie. Mais les lettres qu'il expédia en Chine et ailleurs valaient leur pesant d'or.

Je suis reconnaissant de pouvoir vous envoyer quatre-vingt-dix dollars, écrivait-il à l'un des plus jeunes membres de la Mission. Le Seigneur y pourvoit, n'est-il pas vrai ? Quel bonheur de se confier en Lui ! Compter sur le Donateur vaut mieux que de compter sur Ses dons. Je trouve cette vie-là de plus en plus heureuse.

J'espère que vous trouverez nos chers auxiliaires indigènes plus avancés dans la connaissance de la Parole. Eux ont besoin, pour les aider, de notre énergie et de notre foi ; à nous, il faut une vie et une puissance venant de Dieu. Lisez la Parole de vie en priant beaucoup, cher frère. Nourrissez-vous-en. Entretenez une sainte communion avec le Seigneur. Et quand vous trouvez dans cette Parole « de la mœlle et de la graisse » pour votre âme, communiquez-leur ce que vous avez trouvé. Vous éprouverez que c'est là un service béni et saint. Vous n'aurez pas à semer longtemps de cette manière avant de vous réjouir des prémices de votre moisson.

Ne pouvant, cela va sans dire, entretenir une correspondance régulière avec chacun de ses collaborateurs, il leur adressa, à son retour à Londres, une lettre circulaire pour leur faire part de quelques-unes des précieuses leçons apprises à l'école de la faiblesse et de la souffrance.

...Mes lettres ont été rares, mais chaque jour vous ai portés sur mon cœur. Non pas une fois ou deux dans la journée, mais bien souvent je me suis souvenu de vous devant Dieu, de vos circonstances et de votre sphère d'action, pour autant que je les connais, je voudrais pouvoir vous écrire à chacun souvent et longuement ; mais je me console en pensant que vous savez que je travaille pour vous et pour la Chine de toutes mes forces. Que Dieu vous bénisse, vous et ceux qui vous sont chers, et toute votre activité, et puisse-t-Il montrer bientôt qu'Il a vraiment été à l'œuvre en vous et par vous.

En revenant dans mon pays, l'an dernier, j'espérais faire beaucoup pour la Chine. Vous savez comment, pendant de longs mois, je ne pus faire autre chose que de prier. Et quel a été le résultat ? Dieu a fait, Il fait actuellement et fera beaucoup plus que je n'aurais, osé l'espérer.

Ne tirerons-nous pas de cela une leçon ? Ne nous déciderons-nous pas à travailler davantage en Priant, à cultiver une communion plus intime avec Dieu, pensant moins à ce que nous faisons qu'à ce que Lui fait, de sorte qu'Il soit glorifié en nous et par nous ? Si nous faisons cela, je ne doute pas qu'avant longtemps, nous en voyions les résultats au sein de toutes nos Églises, dans la manière dont nos auditeurs seront prêts à recevoir notre message et dans la puissance qui accompagnera notre prédication. Des âmes en plus grand nombre seront sauvées, les croyants mèneront une vie plus sainte, et nous ferons de grands progrès dans la connaissance de Dieu et dans notre joie en Lui. Certainement, nous devons vivre de belles vies, des vies glorieuses, si nous demeurons en Celui qui est « le premier entre dix mille », en Celui qui est parfaitement aimable ! « Le peuple de ceux qui connaissent leur Dieu sera fort et fera de grands exploits. »


1 Hudson Taylor écrivait quelques semaines plus tard, dans le China's Millions d'août 1875 : Quelle vie de louange, de joie et de repos ne devrions-nous pas vivre tous, en croyant sans réserve à la sagesse et à l'amour de Dieu et en acceptant joyeusement Sa volonté et Ses voies, rejetant tout fardeau sur Lui dans la prière de la foi !

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