Hudson Taylor

ONZIÈME PARTIE
Mourir pour porter du fruit
1877-1881

CHAPITRE 63
Pour l'amour de Jésus
1877-1879

De tristes nouvelles étaient arrivées, déjà avant la Conférence de Shanghaï, des provinces du Nord menacées de la famine par suite d'une sécheresse prolongée. Depuis plusieurs années, les récoltes de blé et d'autres céréales étaient insuffisantes, et les lettres écrites par deux pionniers, lors d'une seconde, visite à la vaste province du Shansi, décrivaient la situation comme très grave. Hudson Taylor vit tout de suite qu'il y avait là une occasion pour les chrétiens, non seulement de prêcher l'Évangile, mais aussi de le pratiquer, et il eut à cœur de procurer autant que possible à MM. Turner et James des fonds pour secourir les affamés. C'étaient les deux seuls représentants des Missions protestantes dans toute la zone éprouvée, et leurs lettres Publiées dans le China's Millions ne pouvaient manquer d'exciter la sympathie. L'effort à faire était considérable et devait se prolonger, et c'était là une raison suffisante à elle seule pour hâter le retour d'Hudson Taylor en Angleterre.

Mais les besoins de l'œuvre en Chine ne lui permirent pas de partir comme il l'avait espéré. Les anciens centres de la Mission et leurs petites Églises n'avaient pas encore reçu sa visite, et il était nécessaire qu'il les vit. Dans le pauvre état de sa santé, ces visites aux stations du Chekiang, au milieu des chaleurs intenses de l'été, étaient particulièrement éprouvantes. Il avait espéré achever cette tâche avant la Conférence de Shanghaï ; cette Conférence était passée et son retour en Angleterre, qui paraissait si urgent, demeurait dans un avenir incertain.

Il m'est souvent bien dur d'être si longtemps séparé de toi, avait-il écrit à Mme Taylor ; mais quand je pense à Celui qui, pendant trente-trois ans, est resté loin de son Ciel et a fini au Calvaire, je me sens honteux de mon égoïsme.

Et lors de la Conférence :

J'aime que notre séparation, pour l'amour de Jésus, nous coûte quelque chose, soit un réel sacrifice. Puisse Son cœur aimant l'accepter !

Très fatigué après la Conférence, et souffrant de névralgies, s'appliqua à cette tournée de visite des stations du Chekiang, avec une compagne de voyage dont la présence, lui fut très précieuse auprès des femmes.

Mlle Elisabeth Wilson était en Chine depuis un an environ. Elle était dans la force de l'âge quand elle devint missionnaire, et ses cheveux, blanchis prématurément, lui donnaient une physionomie vénérable qui lui assurait le respect et la sympathie du peuple. Son arrivée en Chine avait été pour les étrangers un sujet de vif étonnement, et l'histoire de sa vocation vaut la peine d'être racontée.

Toute jeune fille, elle avait rencontré Hudson Taylor au cours d'une visite à Londres et elle lui avait manifesté son ardent désir de consacrer sa vie à l'œuvre missionnaire. Mais on ne pouvait pas se passer d'elle dans sa famille. Sa sœur venait de se marier et ses parents, invalides, réclamaient ses soins. Elle dut donc enfouir dans le secret de son cœur l'espérance qu'elle avait conçue.

Les années passèrent, raconta plus tard Hudson Taylor, et cette jeune fille au cœur aimant ne laissa jamais soupçonner à ses parents le sacrifice qu'elle faisait pour eux ; mais jamais non plus elle ne revint sur le don de sa vie fait au Seigneur pour le service de la Mission. Au bout de cinq années, elle commença de se dire : « Si je dois attendre beaucoup plus longtemps, j'aurai de la peine à apprendre la langue. »

Mais c'était à Dieu de choisir son moment.

Dix ans, vingt ans, trente ans s'écoulèrent avant que le Seigneur lui rendît sa liberté ; mais le vœu de son cœur était aussi vivant à cinquante ans que le jour où elle l'avait formé pour la première fois. Trois semaines après la mort du dernier de ses parents, elle écrivait au quartier général de la Mission à l'Intérieur de la Chine pour dire sa résolution de consacrer les jours qui lui restaient à l'œuvre missionnaire en Chine.

C'était un plaisir de voir l'accueil fait par les femmes chrétiennes à cette visiteuse inattendue, surtout dans les stations où il n'y avait pas de darne missionnaire. Avec leur Nouveau Testament (le précieux volume qui avait coûté tant d'années de travail à Hudson Taylor et à d'autres), enveloppé dans leurs mouchoirs de couleur, elles parcouraient des kilomètres sur leurs pieds minuscules pour aller à la rencontre des voyageurs, et elles demandaient instamment à leur « sœur aînée » de rester au milieu d'elles, afin d'avoir, aussi bien que les hommes, quelqu'un pour leur enseigner les choses de Dieu.

Les souvenirs de ce voyage qu'a laissés Mlle Wilson permettent de se rendre compte de l'amour avec lequel Hudson Taylor fut reçu en beaucoup d'endroits, Spécialement parmi les montagnards dont M. Stevenson avait été autrefois le pasteur. Malgré leur pauvreté, ils lui donnèrent une hospitalité généreuse, de sorte qu'il n'eut plus à loger dans les auberges qui l'avaient reçu jadis.

Pour atteindre quelques-uns de ces villages, il n'y avait pas d'autre moyen de locomotion qu'une sorte de chaise à porteurs suspendue à une perche, que les chrétiens indigènes chargeaient avec joie sur leurs épaules, refusant d'une manière catégorique de recevoir aucun paiement.

Depuis la dernière visite d'Hudson Taylor, trois ans et demi auparavant, un grand vide s'était produit dans les rangs de la petite communauté chrétienne de ce beau district. Dieu avait retiré celui qui avait été le principal instrument de Son œuvre, le lettré Nying. Mais la Vérité qu'il avait fidèlement proclamée avait germé dans plus d'un cœur, parfois d'une manière très remarquable. Ce fut le cas d'un tisserand de Chenghsien, converti par le moyen d'un fils en la foi de ce Nying, et cela dans des circonstances fort curieuses :

C'était un pauvre garçon orphelin, esclave et souffre-douleur de la famille qui l'avait adopté. Ayant entendu rire bruyamment dans la maison contiguë à la sienne, il quitta son ouvrage et alla furtivement regarder par un petit trou dans la cloison de bois. Le fils du voisin, revenu tout récemment de la ville, racontait ce qui s'y passait. Il se moquait beaucoup d'un certain individu qu'il avait entendu haranguer une foule. C'était le joueur bien connu Tao-hsing, qui avait « mangé la religion des étrangers » et dont la vie avait été totalement changée1.

Ce discoureur racontait l'incomparable histoire de l'enfant prodigue, mettant tout son cœur dans son récit. Bien que travestie par celui qui la reproduisait, cette histoire frappa le pauvre garçon solitaire et découragé qui n'avait jamais rien entendu de semblable. Était-il possible qu'il y eût au ciel un Père qui aimât de cette manière ?

« Oh ! continuez, continuez », cria-t-il presque inconsciemment, quand le récit fut achevé. « Faites-nous entendre encore de ces bonnes paroles. »

L'étonnement et le rire provoqués par ce cri de l'autre côté de la paroi lui firent quitter son observatoire improvisé, mais ce fut pour aller s'enquérir, auprès du voisin, de l'endroit où l'on pouvait entendre ce merveilleux enseignement. Une fois qu'il eut saisi le divin message, rien ne put l'induire à abandonner le Sauveur qu'il aimait, bien qu'il ne l'eût jamais vu. Un soir de l'hiver suivant, les gens chez lesquels il habitait lui signifièrent qu'ils ne pouvaient plus supporter sa nouvelle attitude. Il devait renoncer à son emploi, à sa maison, à la fiancée qu'il comptait acquérir par son travail, renoncer à tout en un mot, et être jeté à la rue, sans le sou, — ou en finir avec cette religion nouvelle.

Quoi ! Abandonner Christ ? C'était un terrible sacrifice qu'on lui demandait avec une vraie fureur. Mais, au milieu de l'excitation générale, Dieu le garda et il put répondre sans hésiter que son choix était irrévocable. Immédiatement, il se vit jeté dehors, dans la nuit noire, et entendit verrouiller la porte derrière lui. Il sentit la pluie glacée tomber sur sa tête. Désormais sans abri, il ne lui restait d'autre refuge que Dieu.

Une semaine ou deux plus tard, raconte Hudson Taylor, la famille s'aperçut qu'elle ne pouvait se passer de lui. Après avoir en vain essayé de lui faire abandonner le Seigneur, on le reprit dans la maison, et lorsque nous arrivâmes, il y avait lieu d'espérer la conversion de plusieurs membres de cette famille. Vraiment, l'Évangile est toujours « la puissance de Dieu pour le salut ». Nous n'avons pas lieu d'en avoir honte, ni de craindre pour ses succès.

Plus au sud, dans la montagne, Mlle Wilson fut reçue dans plus d'un temple de village, débarrassé de ses idoles et donné par son propriétaire pour le culte chrétien. Onze personnes furent baptisées dans le temple de Dientsi, pendant leur visite qui fut une fête pour la petite Église et pour les auditeurs empressés qui se réunirent à cette occasion pour entourer Hudson Taylor.

Ce qui frappa aussi beaucoup Mlle Wilson pendant ce long voyage, ce fut l'activité infatigable déployée par Hudson Taylor qui, toujours suivi de la serviette de cuir contenant ses papiers, ne cessait d'écrire des lettres, de composer des articles pour le China's Millions, ou de s'occuper des affaires de la Mission. Il priait aussi continuellement pour ses collaborateurs, les présentant à Dieu régulièrement au moins trois fois par jour et nommant au moins une fois par jour dans la prière chacun de ses soixante-dix collaborateurs, sans compter les auxiliaires chinois.

Pendant ce long voyage de cinq mois, Hudson Taylor s'attacha particulièrement à visiter les petites Églises qui avaient besoin d'être stimulées et les missionnaires atteints dans leur santé ou plus ou moins déprimés. Il accomplissait ce ministère sans précipitation. Même, s'il ne trouvait aucune commodité, il demeurait là tout le temps nécessaire, faisant tout ce qu'il pouvait pour venir en aide, prenant la responsabilité du travail quotidien, entrant en contact avec les croyants et accompagnant les missionnaires dans les annexes. Dans une certaine localité où se trouvaient quelques malades, il n'y avait aucune chambre disponible pour lui. Mais la famille missionnaire avait un urgent besoin d'aide et, malgré la chaleur intense, il y fit un séjour de trois semaines, dormant dans une véranda, et ne disposant d'aucune place pour lui-même pendant la journée.

Il avait formé un projet auquel il tenait beaucoup en vue d'aider et d'encourager les petites Églises et leurs conducteurs : c'était d'organiser une conférence analogue à celle de Shanghaï qui avait été si abondamment bénie. Personne n'avait encore songé à une réunion de ce genre, mais Hudson Taylor, convaincu de l'excellence de cette idée, ne se donna point de relâche qu'elle n'eût pris corps. Bien que son retour en Angleterre, si désiré, dût encore en être retardé, il résolut de prendre part lui-même à cette conférence, convoquée à Ningpo.

Cette assemblée de pasteurs et d'évangélistes indigènes eut un succès qui dépassa toutes les espérances. Trois sociétés anglaises et trois américaines y furent représentées. Les délégués y vinrent de toutes les parties de la province et tous les entretiens se firent en langue chinoise.

C'est une des plus intéressantes conférences auxquelles il m'ait été donné d'assister, écrivait Hudson Taylor. Nous avons été surpris et réjouis de voir les capacités déployées par nos frères indigènes. Quand on pense que ces hommes étaient, il y a peu d'années, dans les ténèbres du paganisme, on ne peut que se sentir encouragé et attendre de grandes choses dans l'avenir. Dieu veuille hâter le temps où de semblables réunions pourront avoir lieu dans toutes les provinces de l'Empire chinois !

Enfin, juste avant Noël, toute la famille fut de nouveau réunie en Angleterre. On peut juger de la joie des petits et des grands. Hudson Taylor avait été absent seize mois. Les plus petits, âgés de deux et de trois ans, ne pouvaient se souvenir de lui. Les frères et sœur plus âgés avaient beaucoup grandi, et une fille d'adoption était venue étendre le cercle de la famille ; c'était l'enfant doublement orpheline de Duncan, le pionnier missionnaire de Nanking. Avec ces sept enfants, la maison était plus que remplie et les fêtes de Noël furent bien douces au cœur du père.

Ce n'était pas qu'il eût beaucoup de temps à consacrer aux siens. Après la visite détaillée qu'il venait de faire à toutes les stations de la Mission, il revenait profondément impressionné par la nécessité de renforts immédiats. Il fallait encore, et il les demandait à Dieu, vingt-quatre hommes, et au moins six femmes, soit trente ouvriers, à envoyer si possible dans le courant de l'année suivante (1878). Parmi les candidats qui attendaient son arrivée, plusieurs étaient prêts à partir, et Hudson Taylor fut bientôt absorbé par des réunions d'adieux qui le mirent en contact avec beaucoup d'amis.

Je prie en ce moment pour que notre revenu annuel soit augmenté de cinq mille livres, écrivait-il en février à l'un des plus anciens membres de la Mission, et pour que deux mille livres nous soient en outre données pour frais d'équipement et de voyage. Voulez-vous vous joindre chaque jour à nous dans cette requête ? Nous nous souvenons chaque jour de vous devant le Seigneur. Puissiez-vous être rempli de Son Esprit de manière que tout votre entourage soit béni par ce qui déborde. « Ma coupe déborde », Dieu met ces mots dans notre bouche. Ce n'est pas à nous de les contredire.

En attendant, chaque courrier apportait de douloureux détails sur la terrible famine qui ravageait le Nord de la Chine. En janvier, on estimait à six millions le nombre de ceux qui étaient affamés, et les efforts réunis du gouvernement chinois et du comité de secours étranger étaient impuissants à conjurer ce désastre. Dans des assemblées publiques et par le moyen de la presse, Hudson Taylor fit connaître ces faits, et le résultat fut que des fonds abondants arrivèrent à la Mission à l'Intérieur de la Chine, pour cette œuvre d'assistance. Mais il fallait plus que de l'argent. Non seulement des dizaines de milliers mouraient de faim, mais d'autres milliers étaient vendus comme esclaves. Des jeunes filles et des jeunes femmes étaient emmenées comme des troupeaux par de cruels trafiquants venus du Sud. Des multitudes d'enfants périssaient, que l'on aurait pu recueillir dans des orphelinats et sauver pour le temps et pour l'éternité. Partout, les femmes, dans leur détresse, étaient accessibles comme elles ne l'avaient jamais été. Assurément le temps était venu, pour des femmes missionnaires aussi bien que pour des hommes, de s'élancer en avant dans les provinces nouvellement ouvertes de l'intérieur de la Chine.

Mais où était-elle la servante de Dieu capable de prendre la direction d'une telle entreprise ? Il fallait deux ou trois semaines pour aller de la côte à la région dévastée par la famine, et ce n'était pas une petite affaire. Il fallait quelqu'un ayant déjà de l'expérience, quelqu'un connaissant la langue, quelqu'un qui pût aider les plus jeunes ouvriers et prendre soin d'eux. En Chine, personne, dans le cercle de la Mission n'était libre ou qualifié pour cela. Et en Angleterre ? Ah ! c'est ici que la lumière commençait à se faire dans l'esprit d'Hudson Taylor. — Mais à quel prix !

Oui, il y avait quelqu'un qui réunissait à merveille toutes les qualités indispensables. Ayant l'expérience, l'esprit de prière, le dévouement, une connaissance approfondie de la langue et la confiance de tous ses collaborateurs, Mme Taylor répondait à tous les besoins. Mais comment pouvait-il l'envoyer après une aussi longue et aussi récente séparation, alors que la santé épuisée du missionnaire réclamait des soins attentifs ? Qui eût osé lui suggérer de quitter ses jeunes enfants ? — S'il y eut lutte, elle ne fut pas longue, mais elle fut terrible. Cependant, pour elle, comme pour lui, cette lutte ne pouvait aboutir qu'à une seule issue. Un petit cahier de notes, tout jauni, raconte le débat. C'est la merveilleuse histoire que tout cœur chrétien connaît, Dieu Lui-même répondant, par Sa Parole, à tous ses besoins, même à ceux qui ne peuvent s'exprimer, mais qu'Il ne comprend pas moins totalement.

Point par point, toutes les difficultés furent levées, toutes les questions résolues, si bien qu'elle acquit la conviction absolue que Dieu avait besoin d'elle, là-bas, en Chine. Le Seigneur, qui connaissait toutes ses luttes et qui voulait lui épargner, plus tard, des doutes cruels, se plut à multiplier les marques de Son appel.

Comme Gédéon, Mme Taylor avait besoin de quelques « toisons » pour affermir sa propre foi et pour servir de signe à ceux qui auraient voulu la retenir à la maison. Elle demanda à Dieu de lui montrer si elle devait partir, d'abord en lui donnant de l'argent pour acquérir certains effets d'équipement qui lui manquaient, et en outre, en ajoutant à ces libéralités au moins cinquante livres, pour lui permettre d'avoir quelque argent en main à son départ.

Dans l'après-midi du lendemain, une amie vint voir Mme Taylor et, avant de s'en aller, lui dit : « Veuillez accepter pour votre usage personnel un petit don qui vous permettra de vous procurer ce dont vous pourriez avoir besoin pour votre voyage. » La somme ainsi offerte était de dix livres, c'est-à-dire précisément l'indemnité accordée à cette époque par la Mission pour les frais d'équipement.

Personne, pas même son mari, n'avait été mis au courant de cette affaire de « toisons » ; et Mme Taylor attendait la suite de la réponse divine. Plusieurs jours se passèrent sans fait nouveau, et elle se demandait déjà si le Seigneur ne voulait pas qu'elle se confiât en Lui sans conditions. Or, un matin, en ouvrant son courrier, elle trouva une lettre de ses beaux-parents, contenant justement un chèque de cinquante livres auquel elle ne s'attendait nullement.

Elle courut à son mari en lui disant : « Ces cinquante livres sont à moi. J'ai sur elles un droit que tu ne connais pas. » Alors elle lui raconta l'histoire des « toisons ». Et elle écrivit aux donateurs :

Nous acceptons ce don avec la plus vive reconnaissance envers vous et surtout envers Dieu. J'avais dit au Seigneur : « Cinquante livres, en ce moment, vaudraient pour moi plus que toute une fortune en d'autres circonstances. Ce serait une garantie qu'il serait pourvu à tous mes autres besoins ». Dans Sa tendre sollicitude pour ma faiblesse, Dieu m'a répondu, et soyez sûrs que, lorsque je serai au loin, le souvenir de ce don sera pour moi une force et un secours continuels.

Mme Broomhall, sœur d'Hudson Taylor, qui était absente à ce moment-là, ayant été mise au courant du projet de voyage de Mme Taylor, en fut profondément émue. Bien que chargée déjà du soin de la Maison missionnaire et de la réception des candidats, sans parler de ses propres enfants, quatre garçons et six filles, elle n'hésita pas à dire, dans une pleine confiance en Dieu qui renouvelle chaque jour les forces de ceux qui se confient en Lui : « Si Jenny va en Chine, ce sera à moi de prendre soin de ses enfants. »

Rien n'aurait pu être plus réconfortant que cette promesse pour Mme Taylor. Sous une surveillance aussi maternelle, tous ses enfants, même les petits, pourraient rester ensemble et son mari pourrait jouir d'une vraie vie de famille. Mais Dieu réservait encore à Sa fidèle servante un dernier encouragement. La veille de son embarquement2, elle reçut une lettre toute pleine de sympathie pour ses projets. Un vieil ami lui envoyait un don pour l'orphelinat qu'elle espérait fonder ; quelle joyeuse surprise fut la sienne en constatant que le chèque joint au message s'élevait à mille livres sterling.

Veuillez l'inscrire comme don anonyme, disait ce généreux ami. Cette offrande ne représente pas une surabondance de richesses, loin de là ; mais si vous-même, pour l'amour de Christ, acceptez une séparation si douloureuse, moi je ne puis pas offrir moins que cela.

Ce fut un grand pas en avant quand, après les chaleurs de l'été, Mme Taylor partit de Shanghaï pour gagner la province du Shansi. Elle avait pour compagnes deux jeunes personnes, Mlles Horne et Crikmay ; un missionnaire déjà expérimenté, M. Baller, leur servait d'escorte. Jamais encore aucune femme blanche ne s'était avancée aussi loin dans l'intérieur. Leur présence dans ces régions désolées par la famine, auxquelles elles apportaient un secours à la fois matériel et spirituel, était l'aurore d'un jour nouveau pour les femmes et les enfants de cette vaste contrée peuplée de cent quatre-vingt millions d'âmes.

Quand Hudson Taylor apprit cette nouvelle par câblogramme, il répondit :

Je ne puis te dire à quel point mon cœur et mes prières vous accompagnent tous. Au Seigneur soit toute gloire ! Je bénis Dieu de m'avoir donné une telle femme, une femme pouvant satisfaire entièrement mon cœur ; pour laquelle le Seigneur Jésus est au-dessus de son mari, l'œuvre du Seigneur plus que toutes les joies terrestres. Je sais qu'Il bénit et bénira nos chers enfants ; je sais qu'Il te bénit et te bénira, je sais qu'Il me bénit et me bénira, ainsi que notre œuvre. Et je suis heureux de penser que je ne te prive pas égoïstement pour ma satisfaction personnelle du fruit éternel de la semence que tu répands maintenant. Qu'elle sera belle, la moisson !

Pour lui, certes, le sacrifice était coûteux. Aussi longtemps que Mme Broomhall put aller et venir librement d'une maison à l'autre, il ne sentit pas le souci de sa famille peser sur lui, mais quand ses enfants furent atteints de la coqueluche et qu'il fallut les isoler, sa responsabilité fut alourdie de grosses complications. Après des jours de rude labeur, il passa maintes nuits de veille anxieuse auprès des petits, privés de la présence de leur mère. Aucun père n'eût pu faire plus ou mieux que lui, et les tendres soins qu'il prodigua à ses enfants les attachèrent à lui par de bien doux liens, mais ces soins absorbèrent une grande partie de son temps et de ses forces, alors que celui-ci et celles-là étaient déjà si mesurés.

L'exaucement des prières de tant d'amis afin d'obtenir trente nouveaux ouvriers au cours de l'année, ajouta encore à ses occupations. Aux assemblées annuelles de mai, Hudson Taylor put parler de beaucoup de candidats dont plusieurs semblaient exceptionnellement doués, mais l'actif de la Mission, toutes dépenses payées, ne s'élevait qu'à trente-neuf livres. Les quatre mille livres données par Mme Taylor, avec l'entier assentiment de son mari, pour l'œuvre des pionniers dans les provinces de l'intérieur, avaient suffi pour les deux années écoulées depuis la signature du Traité de Chefoo. Mais les nombreux voyages faits pendant cette période avaient épuisé les fonds et le revenu de la Mission n'avait pas grandi dans des proportions correspondantes. Était-il sage, dans de telles conditions, d'envoyer vingt ou trente ouvriers supplémentaires, même si l'on trouvait des hommes et des femmes bien qualifiés pour cette tâche ?

Eh bien, chers amis, répondit Hudson Taylor, nous avons examiné la question et voici notre conclusion : Ce n'est pas avec le revenu ordinaire de la Mission que nous avons affaire, mais avec Dieu seul. Ce n'est pas nous qui allons envoyer vingt ou trente nouveaux missionnaires, ni même un seul ; mais nous demandons à Dieu d'en envoyer vingt ou trente. Si Lui envoie vingt ou trente missionnaires consacrés, Il est aussi capable de pourvoir à leurs besoins qu'Il l'a été de subvenir, avec un amour fidèle et infatigable, aux besoins de ceux qui sont partis avant eux... jusqu'à présent, Dieu a pourvu à tout... Quant à l'avenir, si, par Sa grâce, Il nous garde individuellement fidèles à Lui, nous n'avons pas besoin d'une autre garantie3.

Une lettre écrite quelques semaines plus tard à sa femme montre combien il sentait profondément la responsabilité qui lui incombait comme directeur d'une Mission dont les progrès avaient dépassé les désirs et les espérances de ses fondateurs.

J'ai beaucoup prié et matin (14 juin), pour avoir un esprit de sagesse et d'intelligence, un cœur large et un vrai don d'organisation. Que le Seigneur me mette à la hauteur de mes devoirs.

Douze ans s'étaient écoulés depuis la fondation de la Mission, et à part le temps passé en mer, jamais Hudson Taylor ne s'était accordé de vacances. Mlle Waldegrave et Mme Beauchamp l'ayant invité à se joindre à leur famille pour un séjour de deux ou trois semaines dans l'Engadine, et se chargeant généreusement de tous les frais, le missionnaire fatigué accepta avec reconnaissance. C'était la première fois qu'il venait en Suisse ; aussi savoura-t-il avec délice la beauté des lacs, des montagnes, des fleurs des Alpes, et l'air des glaciers, qui sembla lui donner une vigueur nouvelle. Avec une prévenance délicate, ses amis le laissèrent entièrement libre de ses mouvements. Il put donc, à son gré, vaquer à sa correspondance, ou errer dans les forêts de sapins qui garnissent le flanc des montagnes. Les affaires de la Mission continuaient naturellement à réclamer ses soins. En un seul jour, par exemple, il reçut vingt-cinq lettres dont la plupart demandaient une réponse. Cependant, jouissant du moins d'un repos relatif, il put écrire plus à loisir à sa femme, dont l'absence lui était plus sensible encore, au milieu des splendeurs de la nature qui l'entourait :

Chaque jour, lui confiait-il, je regarde dans ma Bible le signet que tu m'as donné avec ces mots : Pour l'amour de Jésus. je suis reconnaissant de cette pensée. Ce n'est ni pour ton plaisir ni pour le mien que nous sommes séparés, ni pour gagner de l'argent, ni à cause de nos enfants. Ce n'est pas même pour la Chine, ni pour la Mission. Non, c'est pour l'amour de Jésus. Il en est digne, et Il te bénit, et Il me fait rencontrer des gens qui sont tous si aimables pour moi.

Les glaciers surtout l'attiraient. Avec quelques biscuits dans sa poche et sa Bible pour toute compagnie, il passait volontiers la plus grande partie de la journée dans leur voisinage. Il se sentait ranimé par cet air vif et pur, et la pensée qu'il devait ce rafraîchissement physique et moral aux prières de sa femme doublait le plaisir qu'il en retirait.

Ses lettres, dans lesquelles il encourageait sa compagne, « faible instrument entre les mains du Tout-Puissant », à être remplie de charité et de patience pour tous, même pour ceux qui mettaient le plus à l'épreuve cette patience et cette charité, exprimaient toutes le désir ardent qu'il avait de se retrouver auprès d'elle pour la seconder dans sa tâche.

Nombreux furent les problèmes qui occupèrent ses pensées et ses prières dans ces solitudes alpestres. Il se rendait compte que la Mission était arrivée à un point critique de son histoire. Pour continuer ce qui avait été si bien commencé dans l'intérieur du pays, il fallait donner au ministère féminin une plus grande extension. Il fallait des femmes européennes pour s'occuper de leurs sœurs chinoises et des familles chrétiennes appartenant à la Mission. Or, si l'on avait hautement protesté lorsqu'il avait envoyé des missionnaires hommes affronter la solitude et les dangers de l'intérieur lointain, que serait-ce quand il encouragerait des femmes, célibataires ou mariées, à faire la même chose ? Puis il y avait à régler beaucoup de questions relatives à l'organisation de l'œuvre en Angleterre.

Mais c'était surtout dans la communion du Seigneur Lui-même qu'il passait ces heures silencieuses si bienfaisantes pour l'âme. À son retour en plaine il écrivait, de Lausanne, à un membre suisse de la Mission (le 13 septembre) :

Que Dieu vous garde, et non seulement vous garde, mais vous remplisse de plus en plus, et fasse déborder de votre âme des eaux vives. La seule chose dont il faut nous souvenir c'est qu'« il a plu au Père que toute plénitude habitât en Lui ». Hors de Lui, nous n'avons rien, ne sommes rien, ne pouvons porter aucun fruit pour Dieu. Il ne nous donnera pas, à vous ou à moi, quelque peu de Ses richesses pour que nous en usions et en vivions hors de Lui. Mais en Lui, tout est à nous. Avec Lui, il y a pour nous une fête continuelle. Connaître Christ comme l'Époux est la plus grande bénédiction ; non pas le fiancé qui fait des visites occasionnelles, mais l'Époux : « Je suis toujours avec vous. » « Je ne te laisserai point, je ne t'abandonnerai point. » Tels sont pour nous Ses messages d'amour.

Nous ne nous étendrons pas sur les nombreuses réunions qu'Hudson Taylor eut à présider à son retour en Angleterre, ni sur les remarquables exaucements qui facilitèrent le départ des trente ouvriers demandés et obtenus en 1878. Vingt-huit nouveaux missionnaires s'embarquèrent avant la fin de l'année et plusieurs autres furent acceptés pour les suivre bientôt. Pas un candidat vraiment qualifié ne fut écarté faute de fonds, quoiqu'il fallût dire à plusieurs que l'on n'avait pas un sou pour les équiper. Mais, chaque fois, le Seigneur envoyait, au moment voulu, le secours nécessaire pour répondre au besoin. Un jour d'octobre, par exemple, une partie des trente venait de s'embarquer et Hudson Taylor écrivait à deux jeunes gens, en les engageant à venir à Londres pour se préparer à un départ prochain pour l'œuvre dans le Shansi, bien qu'il n'eût rien (il le leur disait franchement) pour subvenir à leurs frais. Cette lettre fut mise à la poste à cinq heures quinze du soir. Et, à neuf heures, ce même jour, arrivait de Copenhague une lettre de Lord Radstock contenant, outre d'autres dons, la somme de cent livres, pour envoyer deux nouveaux ouvriers à la province du Shansi frappée par la famine.

Dieu intervint encore d'une manière plus efficace pour rendre possible le retour d'Hudson Taylor en Chine, en lui procurant des collaborateurs d'un dévouement à toute épreuve.

Le Comité de la Mission fut fortifié par l'adjonction de M. William Sharp. M. McCarthy se chargea de la rédaction provisoire du China's Millions. M. Théodore Howard accepta le poste de directeur de l'œuvre en Angleterre, tandis que M. B. Broomhall en était nommé secrétaire général, et que Mme Broomhall voulait bien continuer ses soins aux missionnaires, arrivants et partants, et aux dix-sept enfants (sept de la famille Taylor et dix de la sienne).

La persévérance dans la prière n'en était pas moins aussi nécessaire que jamais, car les difficultés n'allaient pas manquer, soit en Angleterre, soit en Chine. Le jour désigné pour le jeûne en faveur de la Mission (20 mai) approchait, et Hudson Taylor en attendait une riche bénédiction spirituelle.

... La chose la plus importante, écrivait-il, c'est de perfectionner le caractère de l'œuvre, d'approfondir la piété, le dévouement et l'influence des ouvriers ; d'enlever, si possible, les pierres d'achoppement, d'huiler les roues grinçantes, de corriger tout ce qui est défectueux ; de suppléer à ce qui manque ; choses difficiles quand les hommes qualifiés font défaut ou sont en cours de formation. Que Dieu veuille m'employer au moins en quelque mesure pour atteindre ce but ! C'est mon espérance, et j'ai grand besoin de vos prières, car la sagesse de Dieu, la grâce de Dieu, la force de Dieu peuvent seules suffire. Mais elles suffiront.


1 Pour la conversion de cet homme, voir à la fin du chapitre 58.

2 Mme Taylor s'embarqua avec plusieurs nouveaux missionnaires le 2 Mai 1878.

3 La conviction d'Hudson Taylor était très ferme à cet égard. On peut en juger par ce qu'il écrivait à Mme Taylor le 20 septembre. « Il ne rentre que très peu d'argent pour les besoins généraux de la Mission. C'est un phénomène habituel à cette époque de l'année. Nous devons tous vivre plus près de Dieu ; nous devons tous demeurer en Christ. Notre vie doit être mieux à la hauteur de nos principes et de nos privilèges, et tout sera bien. Soyons confiants pour tout, et nous obtiendrons tout. »

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