Histoire de la Théologie Protestante

1.2.1. Le mysticisme du moyen-âge.

[Sources. — En Allemagne : Pfeiffer, Deutsche Mystiker des vierzehnten Jahrhunderts, 2 vol. 1845-57. H. Suso’s Leben und Schriften, éd. Diepen. brock, 1854. Tauler’s Predigten, Basel, 1521. — Bibliothèque ascétique et mystique, surtout au moyen âge. Cologne, 1849-57. — Gottf. Arnold, Historia theologiæ mysticæ, 1702. Helferich, Die christliche Mystik in ihrer Entwickerlung, 2 vol. Hambourg, 1842. — Gœrres, Die christliche Mystik, 1836. Bœhringer, Die Kirchengeachichte in Biographien, 1855. Schmidt, maître Eckart, dans les Studien et Kritiken, 1839, page 663. Ullmann, Die Reformatoren vor der Reformation, Perthès, 1866. Engelhardt, Richard de Saint-Victor, et Ruysbroeck, 1838. Liebner, Hugo de Saint-Victor, 1832, etc. — En France : E. de Bonnechose, les Réformateurs avant la Réforme. Ouvrages de Matter.]

Quels que soient les jugements que l’on porte sur l’esprit et la valeur du mysticisme, ce serait faire preuve d’étroitesse intellectuelle et de sécheresse dogmatique, que de méconnaître et de nier, a priori, que le mysticisme du moyen âge fut animé, surtout en Allemagne, d’un souffle religieux ; que de lui refuser, dans ses principaux représentants, une profonde expérience religieuse et une communion intime et vivante avec Dieu. Le mysticisme du moyen âge s’absorbe dans la contemplation des réalités invisibles du royaume des cieux, juge à leur lumière tous les événements de cette vie, sans cesser pourtant d’appartenir à son temps par son esprit et par ses tendances. Nous ne pouvons donc pas adhérer au jugement de quelques-uns de nos contemporains, qui ne veulent y retrouver qu’un enseignement philosophique, qu’un précurseur incomplet de la spéculation moderne et qu’une tendance qui, bien que supérieure aux aspirations de son époque, n’a pas une conscience bien nette de l’œuvre qu’elle veut accomplir, et se replie dans sa propre pensée pour se nourrir de ses méditations solitaires, dans lesquelles se résume, à ses yeux, toute la vérité. Un individualisme aussi exclusif rend impossible toute communauté réelle de vie et de sentiment entre l’âme et son Dieu. Nous voyons, au contraire, le mysticisme ne se séparer de la société religieuse et ne s’affirmer qu’en vue de cette communion directe et intime avec la source de toute vie. S’il était vrai qu’il n’est qu’une tendance particulière de l’esprit humain, nous ne pourrions y voir qu’une illusion de quelques âmes, un degré inférieur de l’esprit philosophique qui, comme les étoiles dont, pendant la nuit, la voûte des cieux est parsemée, pâlit et disparaît quand se lève à l’horizon du monde intellectuel le soleil d’une philosophie supérieure.

Le principe constitutif et intime du mysticisme n’est pas autre chose que le sentiment religieux, tantôt revêtu d’un caractère intellectuel exclusif, tantôt se manifestant comme une puissance morale et imprimant à la vie mystique un caractère rigoriste et étroit, qui ne pourra disparaître que quand ces deux éléments se seront harmonisés et pénétrés réciproquement dans le cours de leur développement historique et intérieur. Puisque le mysticisme se manifeste sous une forme exclusivement religieuse, nous pouvons nous demander si l’élément religieux demeure chez le mystique identique à la vie religieuse de chaque croyant sincère, ou s’il revêt chez lui un caractère particulier, et qui permette de le distinguer.

La piété aspire, avant toutes choses, à entrer en communion avec Dieu ; elle tend à recevoir de lui ses inspirations et la nourriture de son âme, elle lui demande de se manifester à elle sans intermédiaire comme sans voile. Deux voies lui sont ouvertes pour arriver à la réalisation de ses désirs.

L’homme peut s’attacher à des grâces objectives, auxquelles sa foi associe la présence de Dieu et la communion avec lui, grâces qui, seules, peuvent lui donner accès auprès du Père céleste, sans que cette participation à des symboles extérieurs implique nécessairement, pour lui, une relation intime, et sans que tous ses besoins religieux y trouvent une entière satisfaction. Mais aussi, entraîné par l’ardeur de sa piété, l’homme peut aspirer à quelque chose de plus intime que ces grâces humaines et sensibles, et ne pas même trouver la paix de son âme dans la révélation, qui est une œuvre de Dieu, et non pas Dieu lui-même. Il peut même chercher à saisir directement l’objet de son amour, en s’élevant, par les élans de son âme, au-dessus du domaine restreint de la religion pratique, et dès lors sa foi vivante et personnelle lui dicte une conduite indifférente, et souvent même hostile à la foi historique et ecclésiastique.

On ne peut qualifier sans plus la première tendance de superstitieuse. La religion, qui nous révèle en Dieu notre père et notre céleste ami, réclame le concours de l’expérience et de l’histoire. Puisque l’homme est un être fini et historique, en tant que créature appelée à vivre sur la terre, il ne peut s’élever d’un seul élan de son âme jusqu’au Dieu absolu et infini. Dieu doit descendre jusqu’à lui, se rendre accessible à sa faiblesse, employer des intermédiaires choisis par sa sagesse pour se rapprocher de lui, éveiller en son âme le sentiment religieux, et lui offrir quelques points d’appui pour s’élever de la terre jusqu’au ciel. Ces auxiliaires puissants de la vie religieuse, ces ambassadeurs, pour ainsi dire, ne sont pas, sans doute, la Divinité elle-même, mais ils lui préparent et lui consacrent au sein de l’humanité des sanctuaires, un saint des saints au-dessus duquel plane la majesté divine. Ce penchant inné de la piété à chercher sa satisfaction dans les révélations historiques de la Divinité, est l’un des arguments les plus puissants en faveur de l’œuvre historique et humaine de Jésus-Christ, et des sympathies secrètes qui nous attirent vers lui. Néanmoins, le simple contact avec des institutions et des révélations qui, par le fait qu’elles appartiennent au monde sensible, semblent, au premier abord, assurer à l’âme une possession réelle des grâces éternelles, ne peut suffire à la piété vivante dont l’amour exige la possession de l’objet de son adoration. Il ne suffit pas que la contemplation et la mémoire, qui ne sont que les portiques extérieurs du sanctuaire de l’intelligence, entrent en rapports avec ce que Dieu communique de lui-même dans le temps et dans l’espace, et se l’assimilent. Ce qui importe, c’est que l’intelligence tout entière, tout l’être spirituel de l’homme reçoive et embrasse, jusque dans ses profondeurs les plus intimes, l’objet de sa foi vivante. Seule, cette communion personnelle imprime aux révélations historiques un caractère de certitude et de divinité, permet à ces deux éléments de la religion de s’unir, et de se pénétrer réciproquement, et assure ainsi à l’âme la réalisation de ses vœux les plus ardents et les plus chers. Tant que cette évolution progressive de l’âme n’a pas atteint le but qui lui était assigné, et aussi longtemps que l’indolence religieuse de l’âme partagée transforme en un résultat définitif ce qui n’était destiné qu’à être pour elle un moyen de s’élever aux degrés supérieurs de la connaissance, cette stagnation, qui s’immobilise dans la simple acceptation de la foi historique, se transforme en une superstition plus ou moins grossière, satisfaite de son sort ici-bas, s’accommodant aux besoins de la vie terrestre, et se contentant des grâces incomplètes de l’Église visible. C’est là le caractère essentiel du paganisme et de la piété pharisaïque, qui n’ont jamais possédé de mystiques. On ne peut donner le nom de mysticisme aux grossières conceptions magiques qu’elles se sont formées de l’action intrinsèque de ces grâces divines ou humaines.

[Nous empruntons comme terme de comparaison dans le domaine pratique de la prédication un beau passage d’un discours de Schleiermacher. (Homilien über das Evangelium der Johannes, I, 273.) (A. P.) : « Il semble que le Seigneur, quand il parle de l’adoration, en esprit et en vérité, a eu en vue le culte de la synagogue, le culte que nous chrétiens rendons au Seigneur, et dont nous retirons les plus grandes grâces. Mais, mes frères (et cette vérité est remise en lumière depuis que l’Évangile est annoncé dans nos temples), ceci n’est point parce que l’église, dans laquelle nous nous réunissons, est un lieu sanctifié par la consécration et distinct des autres lieux de la terre, que nous adorons Dieu en esprit et en vérité ; car Dieu est présent partout, lui qui est esprit ; mais c’est parce que nous lui rendons ce culte, pour entrer en communion avec lui. »]

Le trait caractéristique du mysticisme, au contraire, est que, bien loin de s’arrêter aux moyens, il aspire à s’approcher directement de Dieu, dont la présence perçue par l’âme constitue, pour lui, l’essence de la religion. Il ne peut pas, non plus, se contenter des témoignages historiques de la bienveillance de Dieu dans le passé, qui ne sont que de simples symboles de sa présence ; il veut, avant tout, nourrir l’âme du Dieu vivant.

Nous pouvons, maintenant, comprendre comment le mysticisme est exposé, par sa tendance même, à tomber dans les plus graves erreurs. Le premier écueil contre lequel il vient souvent se briser, est un spiritualisme exagéré. S’il était vrai que l’évolution en nous de la vie religieuse dût s’accomplir dans le secret de l’âme, et sans aucun contact avec le monde extérieur et avec l’histoire, n’est-il pas à craindre que le sentiment religieux ne s’égare dans les rêveries d’un individualisme outré, sans parvenir à atteindre le but qu’il se propose ? Ce subjectivisme absolu peut même s’associer involontairement à des manifestations et à des tendances qui prétendent réaliser ses vœux les plus chers, sans pouvoir les satisfaire. L’affirmation individuelle de l’âme, qui se dit en communion avec Dieu, privée du contre-poids salutaire de l’expérience et du témoignage historiques, peut d’autant plus difficilement fournir ses preuves et se justifier, que, dans les manifestations de la vie intérieure, il n’existe aucune ligne de démarcation précise entre l’action de Dieu et les mouvements de l’âme. De plus, le mysticisme, aussi bien que la piété, dépendent de la notion qu’ils se forment de l’homme, de Dieu, et des relations qui doivent et peuvent exister entre eux. Il n’y a pas d’union possible quand l’âme ne possède pas une idée nette et distincte des attributs intellectuels et moraux de Dieu, quand la piété fervente de l’homme n’envisage Dieu que comme la catégorie absolue de l’infini, et, par le fait, les besoins les plus intimes de l’âme ne sauraient y trouver leur véritable satisfaction. Le chemin que doit parcourir le mysticisme, avant d’arriver au but qu’il se propose, est donc plus considérable qu’on ne serait porté, au premier abord, à le croire. Néanmoins, il refuse souvent d’entrer dans la voie qui lui est toute tracée, et d’accepter les bienfaits des révélations historiques. Par principe, il ne s’attache jamais aux moyens extérieurs de salut, quelles que soient, d’ailleurs, leur valeur religieuse et leur autorité divine ; il se complaît à fouler aux pieds les enseignements et les leçons de l’histoire ; c’est pour lui son plus beau titre de gloire, que de percer le voile extérieur de la révélation et toutes les sphères intermédiaires, pour se perdre dans le mystère de l’absolu. Il semblerait que, pour lui, l’insondable, l’inaccessible, constitue le souverain bien, et que la certitude, la précision de la connaissance, ne sont qu’un degré inférieur de la religion.

Cependant, si nous analysons les attributs de Dieu, nous sommes contraints de reconnaître que la nature morale de Dieu ne peut se révéler que par certains actes précis et définissables, parce que, dans son essence, il ne peut se faire connaître que comme un être aimant, et par des actes qui manifestent ses sentiments. Quand le mysticisme veut faire, pour ainsi dire, table rase des révélations de Dieu, même de la plus grande et de la plus auguste, qui est l’envoi de Jésus-Christ, pour s’élever au-dessus des faiblesses et des limites du temps présent, jusqu’à la plénitude même de l’essence divine, il supprime en Dieu l’attribut souverain, l’amour qui se communique, et qui se donne à ce qu’il aime.

Aussi le mysticisme est-il constamment exposé au grave péril de se perdre, et comme de s’engloutir au sein d’une divinité infinie, immuable, qui dévore ses adorateurs, comme le vieux Saturne dévorait ses enfants, et qui ne connaît pas l’amour, puisque l’amour tend à développer et à grandir l’objet de son choix. Dans sa tentative généreuse de s’élever au-dessus du point de vue étroit des attributs physiques de Dieu, et de combler l’abîme entre la révélation et le mystère, le mysticisme, s’il veut rester fidèle à son essence, et parvenir au but qu’il s’est assigné, doit se réconcilier avec les révélations objectives de Dieu, qui constituent la foi historique de l’Église. Ce rapprochement se réalise dès que le mysticisme s’attache, dans les élans de sa piété, à la contemplation des attributs moraux de Dieu. Dès qu’il cherche à s’unir à Dieu, non plus seulement comme à l’infini absolu, mais aussi comme à l’amour céleste, il aime à rechercher dans la révélation les témoignages et les preuves de cet amour. Il lui est désormais possible de retrouver, dans cette sphère terrestre des révélations divines, non seulement le symbole, l’image, et le voile obscur du monde invisible, mais encore les vérités qu’elles représentent. En s’attachant au chemin, il y trouve aussi la vérité et la vie ; en adorant le Fils et le Rédempteur, il se voit en face du but de ses plus intenses aspirations, en face du Père, et le Christ historique lui révèle, dans toute leur plénitude, la personnalité et l’amour de Dieu. (Jean 14.9) Ces progrès intérieurs de sa vie religieuse le rapprochent de la foi historique, plus accessible aux masses, et il se confond aussi dans sa forme supérieure et dans l’épanouissement de ses facultés, avec la piété vivante des âmes sincères de tous les temps. La véritable piété, en effet, puise ses inspirations dans le principe, qui est l’essence même du mysticisme. Elle doit, il est vrai, grandir à l’école de l’Église, dont elle reçoit l’enseignement et les sacrements. Mais, en réalité, ces leçons et ces grâces, que celle-ci, en vertu de son mandat divin, dépose dans le cœur de chaque fidèle, sont comme autant de tisons couvant sous les cendres, s’ils ne sont pas embrasés par le souffle puissant de l’Esprit, si l’âme n’aspire pas à se rapprocher de Dieu d’une manière plus intime et plus efficace, si les grâces que l’Église lui a offertes ne viennent pas d’elles-mêmes éveiller en elle de nouveaux et saints désirs. La vie chrétienne a revêtu sa forme la plus parfaite, le jour où, non seulement l’homme extérieur, mais, comme le déclare le Psalmiste, le corps et l’âme s’égayent dans la possession du Dieu vivant.

Les justes sont transportés, ravis devant Dieu,
Et tressaillent d’allégresse. (Psaumes 68.4)

Le mysticisme grec, dont Denys l’Aréopagite est le représentant le plus éminent, s’attache, de préférence, au côté intellectuel de la réceptivité de l’homme pour Dieu ; pour lui, le couronnement, en même temps que la récompense de la piété, c’est l’absorption de l’âme humaine, et sa concentration impersonnelle dans la contemplation de Dieu, conçu par le génie grec comme un océan infini de lumière qui éblouit, aveugle, et semble à l’esprit fini de l’homme un abîme de ténèbres, dans lequel la personnalité humaine finit par s’engloutir. Une contemplation aussi intense et aussi continue des obscurités divines paralyse les sens et confond l’intelligence. L’Aréopagite envisage, il est vrai, cet être infini comme la majesté suprême, comme l’unique moteur de l’univers, dont la pensée plonge les âmes dans, une sainte et indicible terreur, mais cet être infini n’offre aucun des caractères de cet amour divin dont nous parle l’Évangile, de cet être qui, s’abaissant par bonté jusqu’à la créature, la vivifie et la console par sa tendresse paternelle.

[Nous croyons que l’esprit spéculatif et subtil de la Grèce, qui sous sa forme païenne s’est donné libre carrière dans le néoplatonisme des Plotin et des Porphyre, s’est inspiré sous sa forme mystique chrétienne des théories panthéistes de l’Orient, à Alexandrie, ce point de contact fameux de l’Orient et de l’Occident grec. Ritter le déclare lui-même dans son Histoire de la philosophie chrétienne, I, 390. Sous le masque de la piété, dit-il, se cache le paganisme pur, qui cherche des intermédiaires humains pour faire entrer l’âme en communion avec Dieu, et n’ose espérer une véritable révélation de la Divinité. (A. P.)]

Le mysticisme latin, dont l’école de Saint-Victor est le plus brillant représentant, tout en s’attachant aux mêmes formes de l’esprit grec, accorde néanmoins une large place à l’élément moral dans l’homme. La communion avec Dieu, après laquelle l’âme soupire, est à la fois plus personnelle et plus intime, l’âme veut goûter, savourer Dieu (sapida Dei notitia), et en nourrir son âme. Nous reconnaissons dans, ces désirs un développement de la personnalité. Et, en effet, l’union avec Dieu est un acte de la liberté qui, par sa propre volonté, s’élève (excessus) au-dessus d’elle-même. Dieu ne joue aucun rôle actif ; ses attributs moraux n’entrent pas en jeu ; il n’est que le sujet et l’objet dont se nourrit l’intelligence humaine, il est le bien suprême, mais immobile, un océan de paix et de bonté. La vie, le mouvement, la passion, sont l’apanage exclusif de l’âme humaine dont le développement moral doit aboutir à une participation vivante de Dieu, si elle consent à le soumettre à la discipline d’une méthode savante autant que compliquée.

Le mysticisme germanique, enfin, tout en paraissant reléguer de plus en plus dans l’ombre l’action de l’individualisme, trahit, en plusieurs points, dans le cours de son développement, des analogies et des affinités partielles avec les principes évangéliques. Le calme, la résignation sont recommandés par lui de préférence aux élans fiévreux de l’âme. Dieu n’est plus une entité abstraite et inaccessible. L’âme, qui s’y est préparée par la méditation, attend avec patience que Dieu, par un acte de son amour, lui procure l’ineffable jouissance de sa communion, et lui en donne l’assurance par des signes manifestes. L’homme qui veut se préparer dignement à participer à cette grâce suprême, doit laisser Dieu devenir en lui, se dépouiller de tout penchant égoïste, et faire dans son âme un vide que Dieu seul puisse combler. Pour Henri Suso, cette préparation est accompagnée d’une souffrance passive, volontairement acceptée, et joyeusement supportée ; pour Ruysbroeck, elle s’unit à la contemplation du Christ glorifié, et rentré dans le ciel dans la plénitude de sa divinité. Il ne suffit pas à l’homme de renoncer entièrement au monde extérieur et sensible ; à cet effet, il doit encore lutter contre lui-même, contre cette personnalité foncièrement égoïste et hostile à Dieu. Il semble donc que cette aspiration mystique vers une justice supérieure foule aux pieds les droits de l’individualité. Le but prochain, mais encore obscurément entrevu de ces luttes intérieures, est l’humilité absolue, l’abnégation sans réserve de l’être moral. Cette méthode contemplative, dans son hostilité contre tout ce qui appartient au domaine des réalités historiques et sensibles, ne pouvait que dédaigner les grâces extérieures de la révélation, l’Église et les sacrements, qu’elle ne considère que comme des symboles propres à éveiller dans l’âme le mysticisme, pour s’élever dans les régions supérieures de la contemplation directe et sans voile. Le mysticisme, emporté par son ardent désir de se rapprocher de Dieu, semble perdre conscience du monde et des événements qui s’y accomplissent. Il n’y voit qu’une source constante de distraction et de trouble, et n’accorde aussi qu’une place secondaire aux révélations de Dieu dans l’histoire et dans le temps. Christ, dont il parle sans cesse, demeure pour lui Dieu même, et son action pour nous dans le monde disparaît devant son action dans notre âme, action qui revêt souvent une forme panthéiste. Le mystique parfait se considère comme une manifestation de Dieu : ses pensées, sa volonté, sont les pensées et la volonté personnelles de Dieu. Tel est le résultat des spéculations hardies de maître Eckart, et la théologie allemande elle-même présente plusieurs développements qui offrent de grandes analogies avec ce panthéisme spéculatif. La piété des mystiques a néanmoins conscience des graves dangers auxquels elle s’expose. Ruysbroeck, le docteur extatique, veut mettre ses lecteurs en garde contre lui. Suso le dépeint sous la forme d’un esprit séducteur qui s’attache à l’ami de Dieu et qui s’efforce de l’entraîner dans le chemin dangereux de la fausse liberté et de la raison orgueilleuse. Il était plus facile de mettre les esprits en garde contre les abîmes, que de leur montrer le droit chemin et de le suivre soi-même.

Tauler, le puissant prédicateur de la repentance, occupe à ce point de vue un rang supérieur dans l’école mystique allemande. Lui-même prend pour centre de son système la théorie que nous avons développée, et demande que l’homme se renonce lui-même d’une manière absolue, pour que Dieu s’incarne de nouveau dans l’humanité. Cette incarnation constante de Dieu est pour Tauler une déification de l’homme. Mais il ne réduit pas, comme Suso, la pénitence à de simples pratiques monacales. Pour lui, la pauvreté, les veilles, les jeûnes, les macérations ne sont pas de bonnes œuvres en soi, mais de simples instruments de sanctification. On ne doit point les pratiquer pour elles-mêmes, mais uniquement en vue du but qui leur est assigné. Il n’existe pas de vocation plus sainte que les autres ; tous les hommes, sans distinction, sont appelés à combattre et à étouffer dans leur cœur l’orgueil de la créature, pour s’appliquer exclusivement à l’amour de Dieu ; tous doivent confesser et reconnaître leur misère spirituelle, pour ne plus compter que sur les trésors inépuisables de la grâce divine. Ce point de vue, à la fois mystique et pratique, est admirablement reproduit et développé dans le célèbre traité de l’Imitation de Jésus-Christ, généralement attribué à Thomas A-Kempis, mort en 1471. Le mysticisme s’y unit, dans un degré remarquable, aux inspirations d’une morale supérieure, qui le rendent accessible au grand nombre. La théologie allemande fait un pas de plus, et offre de grandes affinités avec la révélation. On doit, dit-elle, distinguer la Divinité abstraite du Dieu qui se révèle ; la majesté de Dieu ne réside ni dans son essence inaccessible, ni dans sa puissance, qui confond et dépasse toutes les imaginations humaines. Ce qu’il faut à l’homme, c’est un Dieu vivant, et qui se communique aux âmes. Nous nous trouvons en face d’un grand progrès de la pensée religieuse, qui estime le Dieu connu et adoré des âmes bien supérieur à l’être transcendant et insondable. La théologie allemande échappe, par l’heureuse inspiration d’une piété vivante, à l’énervante et fatale fascination qui fait tomber le mysticisme vulgaire dans les égarements du panthéisme et du quiétisme. Nous ne pouvons, dit-elle, en parlant de la Divinité envisagée en elle-même, lui assigner ni la science, ni la volonté, ni aucun attribut, puisque nous nous trouvons en présence de l’ineffable. Mais ce qui constitue l’essence même du Dieu vivant, c’est qu’il peut et veut se révéler à nous, nous faire connaître son amour, nous permettre d’entrevoir les richesses infinies de sa bonté. Dans son exposition de la vérité, la théologie allemande se rattache à la doctrine ecclésiastique de la Trinité. Dieu n’est pas pour nous une monade simple et abstraite, mais un être vivant, libre dans son amour et se suffisant à lui-même. L’idée de la création se rattache de la manière la plus intime et la plus vivante à cette notion de l’amour du Dieu vivant. Sans doute Dieu existe en dehors de toutes ses créatures, qui n’ajoutent rien à son essence et à sa grandeur ; en dehors du monde il existe en puissance, mais non pas en action. Or, Dieu ne veut pas se borner à l’existence abstraite, il veut déployer sa vie, sa grandeur par l’œuvre de la création, dans laquelle il manifeste ce qui constitue en lui l’être. Le monde reflète son activité, l’homme surtout est son représentant et son instrument intelligent et libre, créé à son image et à sa ressemblance. Le monde ne saurait être envisagé comme un pur néant, comme une chose imparfaite, ou plutôt mauvaise en elle-même ; puisqu’il rentre dans le plan de Dieu, et qu’il est utile à ses desseins, il trouve en lui sa base et sa raison d’être. Il doit y avoir rapprochement, bien plus accord intime et vivante harmonie entre le monde et Dieu, entre notre conscience du monde, que nous habitons en notre qualité d’êtres finis, et notre conscience de Dieu, à l’image duquel nous avons été créés immortels. Dans notre condition présente, il est vrai, notre œil gauche est tourné vers le monde, et notre œil droit vers Dieu. Bien loin d’arriver à une vue harmonique d’ensemble, nous obscurcissons encore nos faibles lumières par notre endurcissement et par nos désordres. Nous devons y voir les conséquences du péché, et non pas une loi inflexible et fatale. Christ a su embrasser d’un regard harmonique la terre et le ciel, Christ est aussi notre modèle. Dans le point de vue qu’a adopté l’auteur de l’Imitation, le chrétien n’est plus engagé à haïr le monde. Le monde est un instrument entre les mains de Dieu, un moyen puissant d’action sur l’homme. Celui-ci doit vivre au sein du monde, sans se laisser séduire et absorber par lui. A ce point de vue plus humain se joint une appréciation, plus juste aussi, des révélations historiques. Christ, dans son incarnation, nous manifeste, sous la forme la plus parfaite, l’action de Dieu sur nos âmes. Les souffrances du Sauveur ne sont plus mises à l’arrière-plan ; Dieu, pour l’Imitation, n’est pas le Dieu inaccessible et impassible des mystiques. Si, comme Dieu, il ne peut connaître ni la tristesse ni la douleur, comme Sauveur incarné en un homme il s’est volontairement soumis à l’angoisse et à la souffrance pour affranchir sa créature de la peine du péché.

Le mysticisme de la théologie allemande présente néanmoins de nombreuses lacunes. Il n’établit pas une distinction assez profonde entre Dieu et le monde, la bonté en Dieu n’est pas assez nettement abordée par le côté moral, la justice est reléguée dans l’ombre, il n’y est jamais parlé ni de la faute, ni de la culpabilité de l’homme, Christ y est moins envisagé comme le Rédempteur, que comme un modèle ascétique et monacal de renoncement et d’amour sympathique pour les misères de l’humanité. Suso sait trouver, pour décrire cet amour, les expressions les plus tendres et les plus poétiques, mais ce sont plutôt des cantiques du mois de Marie, que des hymnes de la Passion.

Et, en effet, comme la grâce, d’après cette théorie, ne se peut communiquer qu’aux âmes qui se confient absolument en Dieu, et que cette confiance, étant l’œuvre de l’homme, est aussi fragile qu’imparfaite, l’âme n’acquiert jamais la pleine assurance de son salut ; elle ne grandit jamais dans le développement progressif de la nouvelle créature, mais, toujours entravée dans son essor par le désir d’accomplir des œuvres méritoires et de se préparer à recevoir la grâce, elle ne peut se sentir en paix qu’en proportion qu’elle se sent vertueuse, sentiment aussi rempli d’incertitude que d’angoisse. La théologie allemande prêche exclusivement l’anéantissement de l’individualité, et néglige par trop, non seulement l’élément actif de l’acceptation du salut, mais aussi l’élément négatif, c’est-à-dire l’aveu de son impuissance, et l’abandon du moi égoïste à l’action divine. Le mysticisme, sans tenir compte du rôle considérable de la foi dans la vie du fidèle, fait succéder sans transition à l’abandon de l’âme la possession mystique et entière de Dieu, et la déifie sans préparation comme sans spontanéité. Sans doute les mystiques mettent l’accent sur l’humilité de la créature devant son Dieu ; mais les systèmes mêmes qui relèvent le côté moral de cette vertu fondamentale, et qui l’entendent dans le sens du renoncement absolu à tout égoïsme, ne développent que ces deux principes, que l’homme doit se purifier de tout élément de sa nature étranger ou hostile à Dieu, puis entrer en communion avec Dieu. Qu’est-ce à dire au fond ? qu’il n’y a pas de communion possible avec Dieu sans sainteté parfaite, et dès lors l’homme ne peut jamais espérer posséder Dieu ici-bas. La logique demande que Dieu veuille et puisse se rapprocher du pécheur (sans quoi tous les hommes sont éternellement perdus), ou du moins du pécheur, qui, sans avoir atteint la sainteté, reconnaît sa culpabilité et sa condamnation. Pour être vrai, nous devons même ajouter que l’humilité n’est sérieuse que du moment où l’âme, accablée par le sentiment du péché, se sent séparée de Dieu par une faute qui n’a pas encore été expiée, et, proclamant la justice de ses jugements, soupire, avant toutes choses, après la rédemption de son âme, sans oser aspirer à se rapprocher directement de Dieu. Cette erreur si grave et si fondamentale des mystiques porte des fruits amers pour les âmes, et les fait osciller incertaines et troublées entre les joies ardentes, mais fugitives, d’une contemplation passagère, et le vide vertigineux du doute sans consolation. Le mysticisme n’a pas su découvrir cet état de l’âme, qui, tout en se sentant entraînée par le péché, dans lequel elle retombe sans cesse, se sent aussi forte et consolée, parce qu’elle a la pleine assurance que sa communion avec le Sauveur par la foi a effacé et détruit pour toujours l’aiguillon du péché, la responsabilité, et que, malgré sa faiblesse, elle est puissante par Christ, qui la fortifie. Le rôle essentiel de la foi chrétienne n’est-il pas, en effet, de convaincre l’âme que ses péchés sont expiés, et sa culpabilité détruite, bien qu’elle lutte encore constamment ici-bas contre le mal ? Pas plus que le catholicisme du moyen âge, le mysticisme ne sait distinguer entre la peine du péché et le péché lui-même, entre l’acquittement des coupables et la destruction immédiate du péché. Tantôt il prétend réaliser, dès ici-bas, l’œuvre du Christ, et proclame l’homme divinisé et soustrait dès à présent à la puissance du péché ; tantôt, accablé par la réalité du mal, il souffre, parce qu’il ne peut s’élever jusqu’à l’idée pure du pardon et de la paix céleste qui en découle.

Néanmoins, dans l’exposition dogmatique des souffrances divines de Jésus-Christ, et des angoisses de son cœur aimant, telles que nous les retrace le Nouveau Testament, nous voyons déjà poindre la tendance qui fut suivie et développée par les précurseurs de la Réforme. Jean de Wesel, en particulier, substitue soit à l’abandon panthéiste de l’âme à l’action divine, soit à la contemplation mystique, la foi évangélique au Rédempteur. Désormais, si la pensée mystique, dans le cours de son développement, trouve son couronnement légitime dans la doctrine de la rédemption par Jésus-Christ, dont la résurrection nous atteste que la puissance du péché est vaincue pour toujours, elle doit envisager le monde comme le théâtre de l’intervention divine de Dieu, respecter la parole sainte, qui nous rend témoignage de Dieu, l’Église, qui prêche Jésus-Christ crucifié, et contre laquelle le mysticisme pur éprouvait, à l’origine, une répugnance invincible. De même que l’amour mystique pour Dieu se transforme en adoration du Père de Jésus-Christ, à la fois le Verbe et le Fils incarné, de même aussi l’amour que l’âme éprouve pour son Sauveur, elle doit l’étendre à tous ses frères. Sans porter la moindre atteinte, et sans renoncer, en un seul point, à la vie intérieure et contemplative, le mystique se trouve ainsi rendu au monde par l’intensité même de sa vie spirituelle, et peut consacrer avec joie aux intérêts et au service de l’Église sa foi et son intelligence, sans aliéner sa liberté et sans renoncer à sa spontanéité individuelle.

Quoiqu’il en soit, le mystique, après avoir accompli cette évolution intérieure, ne peut plus avoir pour l’Église ces sentiments de simplicité naïve et d’abandon irréfléchi, qui l’unissaient à elle avant qu’il se fût éloigné de son enseignement. Il conserve désormais vis-à-vis d’elle une attitude respectueuse, mais qui n’exclut ni les réserves ni la critique ; autrement, retombant sous l’esclavage des œuvres et d’une autorité extérieure, il perdrait tous les avantages qui découlent pour lui de ses expériences intimes. L’Église du moyen âge ne présente-t-elle pas, d’ailleurs, dans son organisation, son culte, sa vie, bien des éléments impurs et malsains ? Sous quelle forme le mystique doit-il manifester vis-à-vis d’elle son attitude critique et réformatrice ? D’après les principes de son individualisme transcendantal ? Mais s’il invoque l’esprit de Dieu, l’Église élève les mêmes prétentions, et, corps imposant et séculaire, a droit à plus d’autorité que quelques individualités sans tradition et sans prestige. Il faut donc croire, ou bien que toute réforme est impossible, et que, par conséquent, il ne reste plus qu’à s’incliner, en les admettant, devant les abus les plus invétérés de l’Église, ou qu’il existe une autorité supérieure et divine devant laquelle doivent comparaître et le catholicisme et le mysticisme du moyen âge. Puisque, en effet, tous les deux prétendent représenter la foi chrétienne, nous devons, pour contrôler leurs prétentions et réformer leurs abus, les comparer au christianisme primitif, tel qu’il nous est exposé dans les saintes Écritures. La parole de Dieu est appelée à devenir l’arbitre suprême entre l’Église et la piété individuelle. Avant de prétendre exercer sur l’Église une influence légitime et salutaire, le mysticisme doit chercher dans l’Écriture sainte sa règle et son autorité, et s’il veut que son travail puisse porter ses fruits, ne pas craindre de s’assimiler, par une étude lente et patiente, les enseignements des écrivains sacrés, et de contrôler à sa lumière ses propres enseignements. Seule, une étude d’ensemble peut révéler à l’intelligence le sens véritable des Écritures. Il suffirait, autrement, de l’interprétation arbitraire et allégorique de quelques versets isolés, pour justifier jusqu’aux erreurs fondamentales du papisme. Le mysticisme ne pourra que puiser, à l’école de l’Évangile, une force nouvelle et que consolider ses travaux, en substituant aux caprices de l’enthousiasme individuel la règle inflexible et immuable de l’Esprit-Saint.

(Consulter avec fruit pour ce chapitre les Réformateurs avant la Réforme.)

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