Histoire de la Théologie Protestante

3.1.2. Les controverses sur l’objet de la foi. A. Osiander et Stancarus.

Sources. — Planck, Geschichte des protestantischen Lehrbegriffs, IV, 249. — Preger, Flacius, I, 201-297. Les articles et mémoires sur Osiander de Baur, Grau, Thomasius, De obedientia Christi activa, I, II. Les écrits de Stancarua dans Salig, Historié der Augsburgischen Confession, II, 714-947.

Les opinions d’Osiander constituent dans une certaine mesure le pendant de l’antinomisme, qui dénature, en l’exagérant, la puissance et la portée de la foi. Dans le désir d’échapper à une théorie, qui concentre l’économie chrétienne dans un acte juridique de la Divinité, Osiander réclame une assimilation intérieure par l’âme de Christ, ou plus particulièrement de sa nature divine, plutôt que de sa justice, mais n’obtient nullement par là une substitution active de Jésus-Christ, et un développement spontané en l’homme de la nouvelle créature. Bien au contraire, il absorbe, pour ainsi dire, l’homme en Christ par sa conception, qui tient tout à la fois du mysticisme et du panthéisme. Mais de leur côté ses adversaires, Stancarus et l’école de Mélanchthon s’attachent trop exclusivement, celui-là à la nature humaine de Christ, celle-ci à l’obéissance passive de Christ et à la remise juridique du châtiment.

Luther envisage Christ tout entier, et non pas exclusivement ses souffrances, ou moins encore leurs conséquences, comme la nourriture de la foi. La foi contracte une union mystique et intime avec la personne tout entière de Jésus-Christ. Cette union assure aux fidèles les bienfaits des souffrances de Christ, qui a acquitté à leur place la dette contractée envers Dieu. Ils obtiennent ainsi une justice positive et réelle, et non plus seulement le pardon abstrait et juridique de leurs péchés. Cette théorie large et féconde, qui résume et embrasse les conceptions les plus généreuses du mysticisme, est compromise par cette controverse, et remplacée par deux conceptions ennemies qui se combattent et se détruisent. La Formule de concorde eut à ressaisir dans leur ensemble les éléments de vérité renfermés dans les deux conceptions extrêmes, et à les résumer dans leur enchaînement logique et vivant.

On pourrait difficilement rencontrer dans l’histoire des intelligences aussi opposées entre elles, que celles de Mélanchthon et d’Osiander. Osiander est spéculatif, obscur, plein d’idées heureuses, mais aussi incomplet, irrégulier et étrange ; Mélanchthon rationnel, plein de respect pour la tradition historique, désireux de maintenir la théologie sur le terrain des applications pratiques. Parsimonius d’Ansbach tira les conséquences extrêmes de la théologie de Mélanchthon, qui place l’accent sur les mérites de Christ, dont l’obéissance passive a acquitté la dette de l’homme. Il sépara absolument l’obéissance active de Christ du pardon, que nous a assuré son obéissance passive, parce qu’il devait à Dieu cette obéissance active pour lui-même. La loi, dit-il, veut être obéie jusqu’au moindre iota, on punit la plus petite offense. Si l’obéissance active de Christ nous était imputée, la loi ne serait plus en droit d’exiger notre propre obéissance. Parsimonius se rétracta en 1570, après avoir soutenu une polémique ardente avec Heshus et Paul Eber.

François Stancarus, tout en se plaçant plutôt sur le terrain des questions christologiques, professa vers 1551 les mêmes doctrines, et fit consister les mérites de Christ à l’égard de l’homme, dans l’acquittement par son humanité seule des châtiments mérités par celui-ci. A ses yeux l’intervention active de la divinité du Christ soulevait un problème insoluble, puisqu’elle faisait jouer à la même personne le double rôle contradictoire du créancier inflexible, et du médiateur miséricordieux. Sans doute Mélanchthon protesta contre ces conséquences outrées de sa doctrine, mais sans jamais cesser de donner la prépondérance à l’obéissance passive de Christ sur son obéissance active, puisqu’il faisait découler la sainteté humaine non pas des profondeurs vivantes de la vie du médiateur, mais du simple rétablissement de la liberté de l’âme.

André Osiander, nommé professeur à Nuremberg, appelé plus tard à Kœnigsberg par le duc Albert, appartient au premier cycle des réformateurs. Son esprit et son érudition lui assignent une place éminente, son mysticisme tendre et délicat présente une plus grande affinité avec l’esprit de Luther qu’avec celui de Mélanchthon, mais ne possède ni sa simplicité populaire, ni sa noble familiarité. Il se refusait à placer l’accent de l’œuvre rédemptrice sur un acte objectif et historique, accompli depuis plus de quinze siècles ; il n’aimait pas qu’on parlât de l’œuvre et des mérites de Christ, plus que de sa personne même, dont nous devons être revêtus, comme le déclare l’apôtre. C’est, disait-il, une doctrine froide et glacée, que celle qui nous déclare justes, parce que nos péchés ont été pardonnés, et non parce que Christ, que la foi nous fait posséder réellement, est notre justice. La véritable justice est pour lui un attribut positif, et non pas simplement négatif. S’il est vrai que la justification se réduit à un simple rachat, l’acte rédempteur de Christ nous rachète par son simple accomplissement ; tel un esclave est affranchi, ainsi que ses enfants, par le prix de sa rançon versé entre les mains de son maître. La foi devient inutile ; il nous suffit de savoir que Christ a acquitté notre dette, et notre salut peut même s’accomplir en dehors de nous, et sans nous. Mais l’Écriture renferme une conception bien supérieure de la justice. La justice pour la Bible n’est pas simplement l’absence de punition, mais encore et surtout l’essence même du bien, et Dieu nous a créés à l’origine capables de posséder la bonté et la justice. Les bonnes œuvres elles-mêmes ne sauraient nous rendre justes devant Dieu. Il n’y a qu’un seul bien pour Dieu, et qui trouve grâce devant ses yeux, c’est le bien qui existe en lui, qui est lui-même ; vouloir tirer sa justice d’une créature, c’est véritablement tomber dans l’idolâtrie. L’homme a possédé dès l’origine une soif ardente de Dieu, la possession de l’essence divine est un élément capital de sa constitution définitive, et elle est de sa nature révélatrice et communicative. La loi nous le montre déjà, en nous invitant à nous laisser pénétrer par la justice essentielle, qui est Dieu même. Mais cette justice ne saurait nous être communiquée que par l’incarnation de Dieu.

En effet, si Dieu ne s’était placé sur un pied d’égalité avec nous, s’il ne nous était pas devenu accessible, en nous offrant sa propre justice, il nous aurait été impossible à nous, faibles créatures, quand même nous serions restés sans péché, de saisir la justice essentielle qui est notre vie. L’idée de l’homme en Dieu, l’image divine, prophétise, pour ainsi dire, l’incarnation du Verbe, qui communique aux sacrements, la puissance du cep divin. La divinité nous est donnée par l’intermédiaire de l’humanité. Sans doute l’apparition du péché a obligé Christ à acquérir la satisfaction divine au prix de son obéissance active et passive. Il n’en est pas moins vrai que l’obéissance ne tire sa valeur que du fait, qu’elle est un acte de sa justice essentielle ; sans la divinité l’humanité du Verbe n’aurait été qu’une vigne inféconde. La suppression des barrières, que notre faute a élevées entre Dieu et nous, doit précéder assurément l’habitation de Dieu en nous ; Dieu ne nous infuse pas sa justice, tant que nous demeurons des enfants de colère, mais le pardon ne nous assure pas encore le souverain bien, qui ne nous est définitivement acquis que par le Christ établissant sa demeure en nous, nous faisant vivre de la vie divine, nous illuminant d’un reflet de sa gloire, nous enflammant au contact de son cœur d’un ardent amour pour lui, et à cause de lui pour le prochain.

C’est ce que nous obtenons par la foi, qui nous permet de recevoir Christ dans notre cœur, et de devenir membres du corps dont il est le chef, et dont Dieu est le souverain. La foi naît de la prédication. Osiander admet plusieurs sens des Écritures, appropriés aux divers degrés de l’éducation spirituelle, que nous sommes appelés à parcourir de progrès en progrès, jusqu’à notre union parfaite avec Christ. Le sens de la Parole est le pardon des péchés offert à l’homme par l’amour de Dieu manifesté en Jésus Christ, mais cette parole extérieure, source unique de la foi, renferme en germe une Parole plus excellente, le Verbe éternel de Dieu. Le Fils de Dieu s’est entouré, pour ainsi dire, de l’humanité du Christ, et se révèle à l’âme par la parole extérieure, qui lui sert d’enveloppe et comme de vêtement. La parole humaine est l’ombre de la réalité renfermée dans la Parole éternelle. Dieu se reflète dans le Fils, qu’il a engendré de toute éternité, sans lequel il ne serait pas Dieu, par lequel il vit et agit dans le monde, par lequel il connaît toutes choses.

Les adversaires d’Osiander ont souvent méconnu, ou dénaturé sa pensée. Les uns l’accusent avec Chemnitz, de retomber dans le catholicisme, en faisant dépendre la justification de la sanctification. On ne serait pas en droit de l’accuser de pélagianisme. La justice n’est à ses yeux qu’un don de la grâce divine se communiquant à l’âme, et il n’attache aucune valeur aux œuvres extérieures. L’essence divine de Christ constitue pour lui notre justice, non point parce qu’elle est active en nous, mais parce qu’elle est la justice même, bien qu’une justice qui ne saurait demeurer oisive. Flacius l’a apprécié avec plus de justesse, quand il lui reproche d’attacher une importance exclusive à la justice habituelle, à la qualité de l’Etre spirituel, et non pas à la puissance de son activité. Mais il méconnaît à son tour l’esprit qui anime Osiander, et tombe lui-même dans une erreur grave. Il veut que la justice exigée par la loi, et accomplie par Christ, qui se substitue à notre impuissance, constitue non pas un état, mais un accomplissement du bien. La loi, dit-il, réclame de l’homme la justice actuelle, et non pas seulement les dispositions intérieures qui doivent et peuvent se révéler par des fruits de justice, sinon cette justice deviendrait un état naturel de l’homme. L’homme doit obéir à Dieu, et la justice de la créature ne saurait être pour cela même un don de Dieu ; autrement on ne devrait admettre ni punition, ni récompense dans la vie éternelle. S’il ne s’agissait pour l’humanité que de posséder la justice essentielle de Jésus-Christ, et non pas aussi son obéissance actuelle, qui satisfait la loi, et qui nous est communiquée par la foi, elle aurait pu, et dû, la recevoir dès l’origine des siècles, avant l’incarnation du Verbe. Ce qui devient notre justice, c’est la justice, que Christ s’est acquise dans son humanité par ses souffrances et par sa mort. Flacius a le grand mérite d’avoir insisté sur l’importance de l’actualité du Christ historique, et sur l’union indissoluble en sa personne de l’obéissance active et de l’obéissance passive, mais il est incomplet et insuffisant sur des points importants de la dogmatique.

Il limite, en effet, l’influence de la loi de Dieu à l’activité pratique de l’homme, et non pas à sa vie entière, ce qu’avaient pourtant indiqué les prophètes, et fait découler notre justice de l’œuvre seule de Christ, oubliant que cette œuvre ne fait que manifester l’actualité vivante de sa personne tout entière. En persévérant dans cette voie exclusive, la foi serait bientôt dépouillée par la dogmatique de ce mysticisme qui lui communique la vie, et l’homme, cessant d’être en communion avec Dieu, n’aurait plus, comme dans le système catholique, de contact avec lui que par l’accomplissement de la loi. Dieu ne serait plus pour lui le Père céleste, qui établit sa demeure en lui, mais le législateur suprême, rattaché à lui par les liens froids et sévères de l’obéissance. Sans doute Flacius admet l’habitation de Dieu et de Christ dans l’âme humaine, mais ce fait essentiel devient chez lui secondaire, et sans connexion nécessaire et logique avec l’œuvre rédemptrice. Il aurait pu se préserver de cette erreur grave, s’il avait compris que la loi condamne non pas seulement les actes coupables de l’homme, mais aussi et surtout le mal, péché intérieur, dont ces actes ne sont que les conséquences et les fruits.

Mélanchthon a opposé à Osiander une réfutation plus sérieuse. Il lui reproche d’avoir semblé considérer comme un fait secondaire le pardon des péchés, que la foi reçoit de Dieu en même temps que la vie nouvelle. Osiander, en effet, place l’accent, dans sa conception de la vie nouvelle du chrétien, non pas sur le pardon des péchés, mais sur la justice essentielle que Dieu communique à l’homme en se donnant à lui. Il semblerait, ajoute Mélanchthon, que personne avant Osiander n’avait parlé de la vie nouvelle, que la foi fait naître dans l’homme ? Observons, cependant, que Mélanchthon et son école n’ont pas suffisamment expliqué et rattaché entre eux le pardon des péchés, qui est pour eux le point essentiel, et les commencements de cette vie nouvelle de liberté et de sainteté en Dieu. En voulant mettre en pleine lumière la suffisance absolue de la mort expiatoire de Christ, et en lui assignant la puissance d’effacer jusqu’aux péchés d’omission actuels et futurs du fidèle, Mélanchthon prête des armes dangereuses à la théorie, qui considère la sanctification du fidèle comme inutile, ou tout au moins secondaire.

Les théologiens souabes, Brenz et Christophe Binder, chargés par le duc Albert d’intervenir pour mettre fin à cette polémique passionnée, portèrent un jugement tout autre sur les théories particulières d’Osiander, et prirent chaudement sa défense. Il leur fut facile de signaler les malentendus, qu’avaient fait naître des phrases à double sens et des formules divergentes, qui professaient au fond la même doctrine. Les deux partis, disaient-ils, veulent également faire découler de Christ par la foi l’expiation, aussi bien que la sanctification ; seulement, Osiander appelle la sanctification justification ou justice essentielle, et rédemption ce que ses adversaires entendent par justification. Il n’en est pas moins vrai que la divergence de langage provient chez Osiander, de ce qu’il n’attache à l’expiation qu’une importance relative et réserve le mot, considéré par tous les réformateurs comme le trésor unique et incomparable de la foi évangélique, pour la rénovation spirituelle du chrétien. Tout en reconnaissant que le pardon des péchés est la première manifestation de la vie divine, il a, pour ainsi dire, démontré encore moins que ses adversaires le lien, qui le rattache à l’habitation de Dieu en l’homme. Il n’a pas su établir à quel signe l’homme peut reconnaître qu’il est en communion avec Dieu, et par là il a laissé dans l’ombre la transition entre les deux états de l’homme sous la loi et sous la grâce.

Dans son système, la transformation de l’être s’accomplit dans l’homme avant qu’il en ait conscience. L’irrégularité des manifestations extérieures de cette vie nouvelle, l’imperfection des actes de la foi et de la charité ne permettent pas à l’homme d’avoir la conscience nette, précise et constante de l’immense transformation, qui s’est opérée en lui par la grâce de Dieu. Sans doute, nous ne pouvons que reconnaître et admirer l’énergie morale et vivante de l’esprit d’Osiander, qui veut élever l’homme au-dessus de la foi historique, de l’acceptation abstraite au principe de la rédemption par le sang de Christ, et de l’imputation de ses mérites au fidèle par la grâce divine. Quelle que soit, cependant, l’énergie de sa réaction contre l’orthodoxie inerte et contre la seule justice imputée, qui nous fait envisager par Dieu comme tout autres que nous ne sommes, il ne sait pas transformer la justice divine en une véritable justice humaine, et l’homme, dans son système, n’acquiert pas une spontanéité spirituelle, vivante et efficace. Le nouvel homme se perd pour ainsi dire, dans la nature divine de Christ, qui absorbe et supprime l’activité de l’homme, auquel Osiander ne sait pas assigner une foi morale et vivante. Il a raison, sans doute, en traitant de l’objet de la foi, d’y comprendre non seulement l’acte rédempteur en lui-même, son œuvre, mais aussi sa personne, seulement il n’envisage, dans cette personne, que la nature divine. L’humanité du Christ n’est plus qu’une enveloppe de sa divinité, et ne joue dans la vie du fidèle qu’un rôle passif et secondaire. Sur ce point Flacius lui est de beaucoup supérieur. Celui-ci s’attache exclusivement à l’activité, celui-là à l’état spirituel du fidèle. Qu’est-ce, en réalité, qu’un être saint, un amour intérieur qui ne se manifeste pas au dehors ? L’amour n’est rien, sans les actes qui le manifestent, bien que ces actes ne soient que des rayonnements de sa substance. Concentrer en lui-même la dignité du nouvel homme régénéré en Christ, c’est retomber dans l’antinomisme de l’égoïsme et de l’orgueil.

Les théologiens souabes étaient intervenus trop tard. Osiander mourut en 1552, mais la controverse se prolongea pendant dix années. Son principal disciple, le prédicateur de la cour. Funck, mourut sur l’échafaud, sa doctrine fut solennellement condamnée par les symboles. Ses adversaires, Stancarus, Mœrlin cherchèrent bien plus à détruire jusqu’au souvenir d’Osiander, qu’à approfondir la question controversée. On en vint à séparer radicalement la justification du renouvellement de vie du fidèle qui, comme assimilation subjective du salut, est uni étroitement à la justification dans les écrits de Luther et de Mélanchthon ; on en vint à ne plus envisager la justification objective et juridique comme le point de départ de cette nouveauté de vie, dont la sanctification est le but suprême, et on la plaça, dans les symboles, après la conversion et la régénération.

La foi, mutilée et dénaturée, ne s’attacha plus, d’après les symboles des docteurs, qu’aux mérites historiques de Christ, au lieu d’être, comme le veut l’Écriture, la communion vivante d’amour et de pensée avec le Christ tout entier. La Formule de concorde n’a réparé qu’à moitié les conséquences de cette grave erreur. Rendons cependant justice à cette Formule de concorde, à la rédaction de laquelle contribuèrent les théologiens souabes, et qui est bien loin de méconnaître le mysticisme inhérent à l’essence de la foi. Des théologiens éminents, tels que Juste Ménius et Œpin de Hambourg, n’ont point réduit la justification juridique à une sèche formule de Dieu, à une sentence judiciaire abstraite et sans vie ; pour eux elle est le moyen fécond, par lequel Dieu communique ses miséricordes à l’homme[a], et lui révèle sa filiation divine. La Formule de concorde maintient également l’obéissance active contre l’école de Mélanchthon et l’obéissance passive contre Osiander. L’obéissance complète et actuelle de Christ, imputée aux croyants, les rend justes aux yeux de Dieu.

[a] Thomasius, De obedientia Christi activa, II, 25, 1846.

La foi saisit et embrasse la personne de Christ, telle qu’elle se manifeste et s’offre à lui dans son œuvre[b]. La substitution de Christ ne nous affranchit pas seulement des conséquences de la coulpe originelle, mais nous communique la sainteté agréable à Dieu[c], non pas directement, comme une vertu personnelle et méritoire, mais uniquement comme le fruit de notre communion avec Christ. Christ ne demeure pas oisif en nous ; il nous rend capables d’accomplir le bien, qui accompagne toujours et nécessairement la foi[d]. Ces bonnes œuvres ne constituent nullement notre justification, que nous devons nettement distinguer de la nouvelle naissance. La justification découle de l’obéissance sacerdotale de Jésus-Christ, le grand prêtre de l’humanité ; la nouvelle naissance de la dignité royale de Jésus et de la communication du Saint-Esprit.

[b] Formula concordiæ, 585, 6.
[c] Id. Il n'en découle pas la conséquence, que Christ a dû souffrir les peines de l'enfer.
[d] Formula concordiæ, 584, 4 ; 585, 9.

La Formule de concorde, voulant faire concourir à l’œuvre de la substitution l’obéissance active et les mérites du Christ, en vient à affirmer que Christ, malgré sa qualité d’Homme-Dieu, n’avait pas à obéir à la loi, dont il est le maître, même dans sa nature humaine, qui participe par la communication des idiomes aux attributs de sa divinité. Cette théorie semblerait devoir aboutir à la doctrine du bien surérogatoire, et à l’affirmation que le bien n’est pas une nécessité inhérente à l’essence de Dieu, mais que Dieu est au-dessus de la loi. La Formule de concorde contredit ainsi ses propres enseignements et la manière lumineuse, dont elle montre que la loi n’offre rien d’arbitraire, mais est exigée par la nature même de Dieu. Elle conserve sur ce point quelques restes de la fausse conception catholique de la vie morale, et nous révèle les lacunes de sa dogmatique. Si l’on doit, pour assurer à l’obéissance de Christ une efficace actuelle, affirmer que l’Homme-Dieu n’avait pas besoin de la sainteté pour lui-même, et qu’il put communiquer aux fidèles le superflu de cette sainteté qui lui était inutile, on doit aussi enseigner, ce que ne fait pas la Formule de concorde, que les croyants ne sont pas dans l’obligation d’obéir à la loi, puisque Christ a tout accompli à leur place. Nous devons, bien au contraire, affirmer que, puisque l’Homme-Dieu a été tout ce qu’il devait être, même au point de vue de la loi, il est capable de se substituer par amour à l’humanité, et de lui communiquer son esprit, c’est-à-dire d’accomplir l’acte objectif et juridique de la rédemption, et de la transformer en la nourriture et la substance même de l’âme.

Nous sommes appelés à étudier ici les conceptions christologiques des réformateurs. Mélanchthon n’a jamais partagé les opinions professées par Luther lors des controverses sur la sainte cène. L’incarnation est pour lui l’admission de la nature humaine dans la personne du Verbe, et non pas l’union de la nature du Verbe et de la nature humaine se communiquant leurs attributs réciproques. La communication des idiomes n’a à ses yeux qu’une valeur dialectique. La personne du Verbe est personne du Christ tout entier, et l’humanité est son organe. Mélanchthon ne s’est pas demandé si, bien que la nature et les attributs du Verbe ne soient pas communiqués à l’humanité, la personne du Verbe n’est pas un obstacle à la participation de l’humanité à sa nature. Que subsiste-t-il, dès lors, de l’union, si ni la personne, ni la nature du Verbe ne se communiquent à l’humanité ? L’incarnation ne nous laisse plus en présence que d’une théophanie, ou d’un homme, que s’adjoint le Verbe par un acte de sa volonté.

Luther, par contre, comme nous l’avons longuement établi, a mis de bonne heure l’accent sur l’idée de l’Homme-Dieu et sur la communication réelle des idiomes, et n’en a pas moins insisté, avant comme après les controverses sur la sainte cène, sur la croissance progressive de l’humanité du Christ. Il n’a pas su concilier dans un développement synthétique ces deux points de vue, qui divergent de plus en plus dans les écrits de la dernière période de sa vie. Des deux grands partis théologiques, qui apparurent en Allemagne vers la fin du seizième siècle, l’un, celui de Mélanchthon, auquel se rattachaient les théologiens de la basse Saxe, et à leur tête Martin Chemnitz, adopta le premier point de vue christologique de Luther, tout en niant formellement la réceptivité de la nature humaine pour la Divinité, que Luther avait toujours affirmée. L’autre, celui de l’école souabe, dont Brenz et Jacques Andreæ furent les chefs, maintient cette réceptivité et professe la théorie formulée par Luther pendant sa controverse avec les Suisses, et qu’il ne reproduisit plus depuis. La Formule de concorde a travaillé à concilier toutes ces divergences.

Brenz affirme avec raison que l’Homme-Dieu n’est point réellement reconnu par ceux qui ne professent que la présence du Fils en Jésus. Sa présence personnelle en Jésus ne saurait satisfaire la pensée chrétienne, puisqu’il est personnellement présent partout. Il faut se demander, avant tout, ce que l’Homme-Jésus et le Verbe possèdent en commun, c’est-à-dire, en fait, ce que l’humanité reçoit par l’intermédiaire du Verbe, et en quoi consiste la communication des idiomes, puisque la Divinité ne saurait ni rien perdre ni rien recevoir. Les attributs communiqués par le Verbe à l’Homme-Jésus sont appelés la majesté de son humanité. Les Souabes y comprenaient tous les attributs divins, qu’ils appellent la majesté de l’humanité de Christ. Ils ajoutent qu’on ne doit point supposer ces attributs séparés de la nature divine, qu’ils constituent ; tous ils sont communicables, à l’exception de l’aséité, c’est à-dire de la faculté d’exister par soi-même, limite infranchissable et éternelle entre le monde et Dieu.

[Dans l’intérêt de sa conception particulière de la sainte cène, Luther avait déclaré cette communication de la majesté divine accomplie dès l’acte de l’incarnation, sans vouloir porter atteinte à la réalité d’un développement harmonieux de l’humanité de Jésus. C’est ce point de vue, que développèrent exclusivement les Souabes, en laissant entièrement l’autre côté de la question dans l’ombre.]

S’il est vrai aussi, comme l’a justement observé Luther, que la nature humaine de Christ se développe dans les conditions de l’humanité avant la chute, on doit en conclure avec lui que la communication de Dieu à Jésus n’a pas dû s’accomplir absolument dès son enfance, mais se régler, dans ses révélations successives, sur les progrès de son humanité et sur la loi de son développement. Luther ne cesse pas non plus d’affirmer énergiquement l’abaissement réel de Jésus, ses tentations, ses luttes, sans toutefois les étendre au Verbe lui-même. Les Souabes, au contraire, affirment, contre Bullinger et Théodore de Bèze, que l’humanité du Christ a participé dès le début à la glorification du Fils, même à sa séance à la droite du Père. Pour eux, l’incarnation est identique à l’ascension, qui ne fait que manifester extérieurement un fait, qui existait depuis longtemps en puissance. Enfermé dans le sein de sa mère, Jésus était néanmoins présent partout ; cloué sur la croix, il était à Athènes, à Rome, dans le monde entier. Cette théorie semblait devoir aboutir à un docétisme absolu et à une négation implicite de la véritable humanité de Jésus !

Les Souabes enseignent, cependant, la réalité des souffrances de Christ, ses progrès dans la connaissance, le développement de son humanité, tout en maintenant sa toute-présence et sa toute-science. En fait, après avoir, au prix de la logique, cherché à maintenir l’unité de personne de l’Homme-Dieu, les Souabes n’aboutissaient qu’à une double humanité de Jésus, à un dualisme qui laissait subsister tous les problèmes, en en créant de nouveaux. Ils cherchèrent plus tard à reconquérir l’unité de la personne, en enseignant une abdication volontaire de l’humanité supérieure du Verbe, qui, se dépouillant librement de toutes ses prérogatives divines, s’abaissait jusqu’au niveau le plus humble de l’humanité déchue. Quelle date assigner à cette abdication volontaire ? La date de l’incarnation, ce qui ferait remonter l’union au delà des temps. Assertion contraire à la Formule de concorde, 785, 85, qui nie l’existence de l’humanité glorieuse de Jésus-Christ avant l’incarnation. Si Christ a été réellement Homme-Dieu avant son incarnation, Marie n’est pas véritablement sa mère, il n’est pas véritablement notre frère.

Tous les partis, à l’exception des anabaptistes, considéraient comme une erreur païenne la seule solution restée debout, l’hypothèse que la Divinité aurait renoncé à faire usage de ses attributs. (Voir la Formule de concorde, 612, 39 ; 773, 49 ; 781, 71.)

Martin Chemnitz attaqua la théologie de Brenz dans son célèbre traité : De duabus Christi naturis (1570), avec de grands ménagements et sans le désigner directement. Il prend pour point de départ l’enseignement primitif de Luther, qui est conforme à celui de Mélanchthon, reconnaît la réalité nécessaire de l’abaissement et des progrès de l’humanité de Jésus, et regarde comme une impossibilité la communication dès le principe par le Verbe de ses attributs à l’humanité, qu’il a revêtue. La communication des idiomes, ajoute-t-il, ne se réalise que progressivement, et dans la mesure de la loi du développement naturel de l’humanité. Bien que l’union soit réelle et constante, le Verbe se repose, c’est-à-dire qu’il ne communique pas tous ses attributs en une fois, Chemnitz se rapproche beaucoup des réformés et s’éloigne considérablement de Luther, quand il déclare ne pas admettre une union aussi intime des deux natures après la résurrection et l’ascension, que le veulent les Souabes. La communication des attributs divins ne doit pas aboutir à une confusion des deux natures, et à une suppression de l’humanité, telle que Schwenckfeld l’enseigne. L’humanité doit conserver les caractères qui constituent son essence, et ne recevoir de sa communion avec la Divinité qu’une intensité de gloire et de puissance. La nature humaine n’est pas capable de la Divinité (capax). Mais Chemnitz joint à ses affirmations un axiome peu en harmonie avec les enseignements de Bèze et de Chandieu, et sur lequel ceux-ci s’empressèrent de jeter un voile. Il dit que l’humanité de Jésus, grâce à son union surnaturelle avec la Divinité, a reçu d’elle des attributs presque divins, la faculté d’être présente corporellement en plusieurs lieux en même temps, faculté qui assure la réalisation des promesses qu’il a faites à ses disciples relativement à la sainte cène. Il est vrai qu’il ne donne à cette présence multiple qu’une valeur hypothétique, soumise à la volonté de Jésus, et n’y voit pas, comme les Souabes, une conséquence logique et immuable de l’union des deux natures.

Les controverses entre les théologiens de la Souabe et de la basse Saxe aboutirent à un compromis qui eut la durée et les conséquences de tout compromis entre des tendances opposées. Chemnitz concéda une possession secrète et cachée des attributs divins par la nature humaine de Christ, dès le début de l’union du Verbe avec elle, d’où il résultait que, si l’on doit considérer la toute-présence et la toute-science existant en fait, en dehors et à côté de la volonté, Chemnitz admettait la théorie souabe de la toute-présence et de la toute-science de l’Homme-Jésus, dès le moment de l’incarnation. De leur côté, les Souabes semblaient remettre en question la réalité de la possession de ces attributs divins, en reconnaissant, contrairement à leur théorie de la capacité de la nature humaine pour la Divinité (F. C, 611, 34), que les attributs étaient non seulement supérieurs, mais encore contraires à la nature humaine (F. C, 762, 4 ; 773, 30 ; 773, 34 ; 606, 28). C’était supprimer le désir de la nature humaine d’être unie à la Divinité, et la réalité intime de l’union des deux natures. Aussi les Souabes introduisirent-ils d’autres passages, qui formulaient une toute-présence du corps de Christ, conséquence logique et formelle de l’union des deux natures, tout en la faisant dépendre ailleurs, pour plaire à Chemnitz, de la volonté de Christ lui-même. De ces déclarations, les premières enlèvent aux autres toute valeur. Les Souabes affirmèrent avec insistance que, dès le jour de l’incarnation, l’humanité de Christ dut faire un usage complet, bien que caché, de la possession des attributs divins, tandis que Chemnitz ne voulait admettre que la possession pure et simple de ces attributs, bien qu’on comprenne difficilement que Jésus ait pu posséder la toute science, par exemple, sans en faire usage.

Nous pouvons rattacher à ces controverses celles qui s’élevèrent entre les théologiens de Tubingue, Théodore Thumm, Luke Osiander et Melchior Nicolaï, qui professaient la κρύψις c’est-à-dire le voile jeté par Jésus sur les attributs divins, qu’il possédait pendant son état d’abaissement, et les théologiens de Giessen, Menzer et Feuerborn, qui enseignaient la κένωσις, c’est-à-dire le dépouillement volontaire et temporaire par le Verbe de ses attributs célestes. Cette dernière controverse trouvait un point d’appui dans les contradictions doctrinales, que la Formule de concorde avait laissées subsister.

L’Allemagne du Nord, qui, dans sa généralité, n’avait jamais complètement admis ni la toute-présence nécessaire et absolue du corps de Christ, ni l’usage des attributs divins par l’humanité de Jésus, avait eu comme un avant-goût de ces controverses dans les écrits polémiques des théologiens de Helmstadt, Tileman, Heshus et Daniel Hoffmann, qui combattaient les défenseurs de la Formule de concorde sur les deux questions de sa valeur et de son interprétation officielles, tout en professant les principes reproduits et obscurcis en même temps par elle, la toute-présence hypothétique formulée par Chemnitz, et la possession pure et simple dès le début par l’humanité de Jésus des attributs de la Divinité.

Les théologiens de Giessen ont eu le rare mérite de chercher à maintenir dans une certaine mesure, par leur controverse contre l’usage des attributs divins, la réalité de l’humanité de Jésus. Ils obtinrent l’importante décision saxonne de 1624, rédigée sous l’influence de Matthias Hoe de Hoenegg, qui se prononça en principe pour la κένωσις, tout en admettant une révélation éparse de la majesté divine à travers l’humanité de Jésus.

La doctrine de la κένωσις qui domine dans tout le nord de l’Allemagne, en dépit de la Formule de concorde, suppose dans l’état d’abaissement une interruption de l’action en Jésus du Verbe, qui conserve une activité indépendante, interruption, qui existe dans la mesure où l’humanité peut, en obéissant à ses lois, s’abstenir de l’usage des privilèges, que son union avec le Verbe lui assure. La formule de l’ancienne orthodoxie luthérienne que « depuis son union avec Jésus, le Verbe n’est plus en dehors de l’humanité, » reçut dans le Nord un sens plus restreint que dans l’école de Tubingue. On y enseignait que le Verbe, bien que présent partout, et possédant la toute-puissance (ce que l’on ne peut point dire de l’humanité, bien qu’elle participe à la majesté du Verbe), est seulement uni personnellement avec l’humanité de Jésus, et cette union doit être entendue avec les théologiens les plus orthodoxes, en ce sens que sa personne, communiquée à l’humanité, devient la personnalité humaine même. Cette existence personnelle du Verbe dans l’humanité fait de Jésus le point central de l’activité du Verbe dans le monde.

Les extravagances des théologiens de Tubingue, dans le courant du dix-septième siècle, firent perdre aux docteurs souabes la prépondérance, qu’ils avaient acquise pendant la seconde moitié du seizième siècle. Conséquents avec leur principe, ils avaient voulu établir une humanité céleste de Christ, une humanité antérieure, comme nous l’avons vu, à son incarnation, devenue terrestre par un acte volontaire de renoncement du Verbe, et ils avaient, en réalité, abouti à une double humanité de Jésus. Les Souabes tombèrent ainsi dans une série de contradictions inextricables, qui ne leur permettaient ni d’avancer ni de reculer. Les partisans de la κένωσις ne purent pas davantage établir nettement la véritable humanité et l’abaissement volontaire du Verbe. Ils enseignaient, comme leurs adversaires, la possession absolue des attributs divins par l’humanité de Jésus dès les premiers jours de l’incarnation, et se montraient, en fait, plus illogiques encore. Comment l’humanité pouvait-elle tout à la fois posséder la toute-science et apprendre ? Comment pouvait-elle en même temps être immuable et souffrir, se développer et être présente partout ? Comme on le voit, il fallait restreindre la portée de la communication des idiomes, pour obtenir une humanité véritable de Jésus, et ne la rendre participante des attributs divins que dans la mesure de son développement et de ses progrès.

Malgré des dissonances inévitables et des contradictions non encore résolues, la Formule de concorde a cependant rendu de grands services à la théologie de son temps, en montrant les deux natures immuables dans leur substance, et en n’attribuant pas à la nature divine, parfaite par essence, la participation aux attributs de la nature humaine. C’est un blasphème, dit-elle, que d’enseigner que Jésus s’est dépouillé de ses attributs divins, pour ne les recouvrer qu’après son ascension glorieuse. L’union n’est pas moins indissoluble et profonde, et l’incarnation communique à l’humanité la nature, la personne et les attributs du Verbe. L’œuvre de la rédemption exige le concours des deux natures, selon leurs attributs distincts. Il est consolant pour l’âme de ne pas avoir à contempler en face la divinité de Jésus, qui serait pour elle comme un feu consumant, mais de la voir se rendre accessible à elle par l’incarnation, lui communiquer sa vie éternelle et lui assurer le pardon de ses péchés par ses souffrances, qui se rapportent aussi à la nature divine, bien qu’elle ne puisse souffrir elle-même.

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