Histoire de la Théologie Protestante

Introduction

Nous retrouvons dans l’Église luthérienne l’évolution que nous avons signalée au sein de l’Église réformée. Chez elle aussi une période d’élaboration scolastique des livres symboliques, qui se prolonge jusqu’en 1700, succède à l’ère créatrice et féconde du seizième siècle. L’opposition ne tarde pas à se manifester sous la triple forme du sentiment, de la science et de la vie pratique, et la philosophie occupe le premier rang aussitôt que l’autorité de l’Église luthérienne ; et du clergé, fortement ébranlée par des attaques réitérées, voit les esprits, s’émanciper et chercher à secouer son joug.

L’Église luthérienne a dû traverser, en comparaison de l’Église réformée, une évolution plus lente, mais aussi plus homogène et sans schismes sérieux. Les antinomies, qui se combattent dans son sein, continuent à se rattacher au même principe ecclésiastique, ce qui leur vaut d’éviter bien des malentendus et d’exercer à plusieurs reprises les unes sur les autres une influence sérieuse, qui a permis aux éléments légitimes de chaque tendance de s’unir souvent dans une synthèse supérieure et féconde.

Le caractère particulier de la première partie de cette nouvelle période est la conservation et la défense des principes de la Réforme plutôt qu’une élaboration originale et créatrice des premiers travaux de Luther. Tel fut le but principal que se proposa la science théologique, qui revêtit un caractère dogmatique de plus en plus accentué, et qui transforma la vie religieuse en un formalisme traditionnel tout replié sur lui-même.

Remarquons toutefois, pour être juste, que cette attitude défensive était rigoureusement imposée par les événements politiques à l’Église luthérienne, qui se vit appelée à lutter contre les attaques violentes du catholicisme, et en particulier des jésuites, et qui y joignit les attaques aussi violentes que passionnées, qu’elle engagea de gaieté de cœur contre les réformés.

[Les jésuites, toutes les fois qu’ils ne purent pas recourir à la force ouverte, cherchèrent à ramener les princes protestants au catholicisme par des conférences et des tentatives d’union. Ils inventèrent pour ces cas particuliers des méthodes d’argumentation spéciales. Ils opposèrent à l’appel fait aux Écritures la nécessité de démontrer la vérité de la Réforme par le sens littéral. Plusieurs jésuites déclarèrent ne vouloir reconnaître comme arbitre que saint Augustin, ou cherchèrent à établir par la methodus præscriptionum que l’Église catholique possédait seule les trésors de la tradition primitive, et devait passer pour la seule vraie, jusqu’à ce qu’on fût parvenu à démontrer, l’histoire en main, qu’elle avait abandonné la saine doctrine, tandis que la doctrine évangélique était condamnée par le fait seul de sa récente origine.]

Son existence extérieure, jusqu’en 1648, fut des plus difficiles, et les horreurs de la guerre de Trente ans exigèrent de sa part un redoublement de rigueur ecclésiastique, qui seule pouvait contre-balancer la démoralisation et le relâchement, conséquences inévitables de la crise politique. Mais ce qui avait d’abord été une nécessité devint bientôt un péril grave, en habituant l’Église luthérienne à attacher à la discipline et à l’organisation ecclésiastiques une importance exagérée et qui était bien étrangère à l’esprit de son fondateur. Le dix-septième siècle transforma en un système rigoureux les principes, dont le génie de Luther avait assuré la possession à l’Allemagne. Il voulut transformer, grâce à une méthode logique et serrée, la vérité évangélique en une citadelle imprenable, derrière les murs de laquelle les consciences protestantes pussent repousser avec succès les attaques de leurs nombreux adversaires.

Nous aurons à signaler plus d’un élément de vie spirituelle, surtout dans les domaines de la poésie et de la musique. Il n’en est pas moins vrai qu’on ne trouve presque plus de traces de deux tendances chères au protestantisme primitif, la conquête du monde par l’Évangile et l’application du principe évangélique dans toutes les branches de l’activité morale avec la mise en œuvre de toutes les ressources et de tous les progrès de l’expérience. Par le fait seul que les théologiens cherchaient exclusivement à conserver dans son intégrité la tradition évangélique, sans la faire passer au feu purifiant de la critique et sans assurer ses progrès par une assimilation vivante, cette tradition s’altéra entre leurs mains, et justifia, une fois de plus, cette loi providentielle, en vertu de laquelle tout principe qui ne progresse pas dépérit. Luther avait placé le double principe matériel et formel au centre de l’enseignement évangélique, dont ils étaient la base et la vie. Le principe formel ne fut plus pour les scolastiques du dix-septième siècle qu’un dogme particulier, placé sur le même rang que tous les autres dogmes, et les développements, auxquels ils soumirent le dogme scripturaire de la justification par la foi, montrent assez combien les esprits étaient flottants sur quelques-uns de ses éléments importants et sur le rôle que l’on devait lui assigner dans la dogmatique. Ce fait n’étonne plus quand on voit reléguer dans l’ombre l’expérience personnelle de la vie religieuse, qui peut rendre efficace la foi théorique et pratique.

On doit pourtant reconnaître que, à un certain point de vue, le dix-septième siècle ne fut pas stérile. Des théologiens ingénieux découvrent de nouvelles méthodes, amassent avec une patience et avec une érudition dignes d’admiration d’immenses matériaux dogmatiques et historiques, empruntés à l’Ancien et au Nouveau Testament, aux Pères de l’Église et au moyen âge, et savent en tirer des armes offensives et défensives. Toutes ces méthodes attestent, d’un côté, la substitution de l’autorité des livres symboliques, que l’on croit pouvoir identifier avec la Bible elle-même, et de la vérité objective de l’Église à la conviction et à l’assurance personnelles de la foi. Une tradition protestante veut se substituer à la tradition catholique et cherche à remplacer dans les âmes l’expérience personnelle. Aussi, quelque dignes de louanges que soient les efforts des théologiens de cette période, nous voyons s’élever de toutes parts contre la scolastique officielle un concert de plaintes proférées par les hommes les plus dévoués à la cause de l’Évangile, tels que Jean Arndt, Lütkemann, Valentin Andreæ, Grossgebauer, Henri Müller, Tarnov, Quistorp, Mayfahrt, Schuppius et quelques autres précurseurs du piétisme.

La scolastique trouve un autre adversaire sérieux dans le mysticisme, un moment oublié, et qui va bientôt rentrer en scène. Nous pouvons y joindre l’opposition de George Calixte, et enfin les efforts tentés par Spener et Zinzendorf, pour opérer sans schisme une réforme au sein même de l’Église, ou pour élever à côté d’elle une communauté type. Mais, comme ces diverses tendances ne représentent chacune qu’un seul des nombreux éléments de vérité et de vie négligés par la scolastique luthérienne, celle-ci est demeurée victorieuse dans sa lutte partielle contre chacune d’elles, bien que ces nombreuses secousses l’aient ébranlée profondément elle-même. Quand la raison humaine émancipée entra à son tour en scène, l’antique édifice dogmatique fut démoli pierre après pierre ! Quoi qu’il en soit, nous saurons retrouver, à travers ce chaos en apparence confus de principes hostiles ou contradictoires, le développement providentiel de l’œuvre de la Réforme et les lois de progrès et de vie, dont dont elle subit l’impulsion.

La philosophie devait être appelée, elle aussi, à jouer son rôle, quand la foi, rendue joyeuse et assurée par la possession intime du salut, eut acquis, grâce au développement de ses principes, la connaissance objective de Dieu, du monde et surtout du moi humain. Elle commence par diriger sa critique logique et formelle contre les dogmes ecclésiastiques, dans le but d’assurer l’indépendance de ses mouvements, et travaille à conquérir dans les domaines du sentiment et de la volonté individuelle un ensemble libre et autonome de principes et de vérités, ne relevant que de ses propres lois. L’opposition naissante du dix-septième siècle s’était manifestée dans ces trois branches de l’activité humaine sur le seul terrain de la théologie et de la vie religieuse. Elle revêt au dix-huitième siècle un caractère philosophique de plus en plus marqué, et les divers principes qui la composent deviennent toujours plus étrangers et hostiles l’un à l’autre, et ne conservent leur unité d’opérations que quand il s’agit d’attaquer les bases du christianisme. Ces mouvement isolés échouent successivement dans leur tentative d’assurer soit à la pensée, soit au sentiment, soit enfin à la volonté une prépondérance exclusive, et en relèvent tout à la fois la commune origine et la synthèse nécessaire.

Cette synthèse est rendue plus évidente encore par ce qui se passe au sein de la théologie elle-même, profondément remuée par le mouvement philosophique, qui s’accomplit en dehors d’elle et qui cherche, à son tour, à rattacher par des liens durables la raison et la foi l’une à l’autre et à les fondre dans un système harmonique et conciliateur. Sans doute ces diverses tentatives, qui embrassent tous les systèmes enfantés par le rationalisme et le supranaturalisme, viennent toutes se briser sur le même écueil et avortent, parce qu’elles n’assignent pas à la foi le rôle qu’elle réclame, et qu’elles sont dépassées par les progrès incessants, que chaque nouvelle école philosophique accomplit par rapport à celles qui l’ont précédée. Nous pouvons ajouter que chaque système entraîne l’esprit humain dans sa recherche de la perfection à concevoir de nouvelles théories qui s’épuisent, et échouent dans leur désir d’assurer le triomphe de l’individualisme aux dépens des vérités objectives, jusqu’à ce que cette évolution progressive et logique aboutisse à cette forme supérieure de la pensée philosophique, qui embrasse dans une synthèse vivante les éléments subjectifs et objectifs de la vérité.

Sous cette forme nouvelle, que l’on pouvait considérer comme le couronnement du travail séculaire de l’esprit humain, la raison et la foi ont tenté bien des voies et essuyé bien des mécomptes, avant d’obtenir des résultats satisfaisants pour la pensée et pour le cœur. Il n’en est pas moins vrai que l’on peut considérer cette évolution philosophique comme le prototype d’une union consciente et fondée du principe matériel et du principe formel, et de la restauration du principe évangélique dans la pureté et dans la netteté de son apparition primitive. Seulement, ce n’est pas là un simple retour en arrière ; le travail de trois siècles a été fécond et précieux pour le christianisme évangélique, car il a communiqué à l’instinct créateur des premiers jours et à la tradition protestante un caractère précieux de certitude scientifique, qui a imprimé à la théologie une direction féconde, et la conscience vivante de l’indépendance et de la vérité divine de cet héritage commun des Églises de la Réforme reconquis au prix de tant d’efforts.

Dans cette histoire grandiose, dont nous devons admirer le développement logique et providentiel et dont le peuple allemand est le point central, il s’agit, avant tout, de dégager le principe évangélique, qui renferme en son sein tout un monde, des voiles inutiles qui le cachent et qui l’enchaînent, et d’en retirer une connaissance supérieure de l’homme, de Dieu et du monde physique et moral.

Pour que l’esprit humain fût capable d’apprécier les trésors de la foi et d’en faire sa nourriture et sa vie, il devait, en premier lieu, chercher, à saisir les rapports qui existent entre l’élément humain et l’élément divin de la religion. Cette entreprise, qui n’avait jamais été achevée depuis la Réformation, rentrait surtout dans le domaine des études philosophiques. La théologie, non seulement du moyen âge, mais aussi du seizième et du dix-septième siècle, étudia tout particulièrement l’élément divin de la religion, ou plutôt, comme la théodicée elle-même ne subit aucune transformation, les lois de la grâce divine. L’élément humain fut presque entièrement absorbé dans le divin, comme le montre la tractation des questions de l’inspiration, de la justification, et des sacrements. Aussi, à partir de 1750, la philosophie revendique-t-elle les droits de l’être humain et pousse-t-elle ses prétentions à l’extrême, puisqu’elle va jusqu’à vouloir le substituer à Dieu lui-même. Mais toutes ces tentatives d’assurer au moi l’attribut de l’absolu dans les domaines de la volonté, de la pensée ou du sentiment, échouent l’une après l’autre et sont forcées de s’incliner devant une tendance nouvelle plus favorable au christianisme, qui entre à son tour en scène dans les premières années du dix-neuvième siècle.

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