Histoire de la Théologie Protestante

2.1.2. Histoire du principe de la Réforme jusqu’au 18e s. sous le règne de l’orthodoxie luthérienne

Nous avons vu quelle étroite union Luther établissait entre la foi et la Parole, union, qui reconnaissait pourtant l’indépendante relative de chacun de ces deux grands facteurs de la vie religieuse. Nous avons vu aussi que pour lui la certitude de la vérité du christianisme était bien plus le fruit de l’assurance personnelle, que l’âme acquiert de son salut, que de l’acceptation aveugle de l’autorité des livres saints. Enfin il est évident que pour Luther la certitude divine, qui communique à la foi évangélique sa force et sa grandeur, est bien moins le résultat du cachet de divinité, que Dieu aurait imprimé au canon des Écritures, que de la conviction, qu’il communique à l’âme, de la vérité éternelle des promesses renfermées dans la parole sainte, et en particulier de la justification par la foi du pécheur devant Dieu. Luther est loin d’envisager le dogme de la justification comme un dogme égal à tous les autres, et occupant la simple place, qui lui revient dans l’enchaînement systématique des vérités évangéliques ; ce dogme est pour lui le principe fondamental, la pierre angulaire, sur laquelle repose tout l’ensemble harmonieux et vivant de la doctrine et de la vie chrétiennes. Les vérités révélées, ne sont donc pas toutes égales, mais tirent leur importance de leur union plus ou moins intime avec le principe fondamental de la justification par la foi. Sans doute il n’a formulé nulle part d’une manière scientifique et définitive la distinction qu’il établit entre la foi vivante et la formule dogmatique, mais il n’en est pas moins manifeste qu’il considère la justification par la foi non pas comme une simple formule dogmatique, bonne à graver dans la mémoire, mais comme un fait capital d’expérience vivante et intime. Aussi cette indépendance relative de la foi laissait-elle à l’âme croyante l’indépendance de son mode d’interprétation des Écritures vis-à-vis de la tradition ecclésiastique et la libre critique d’une science vivante et fidèle.

Le besoin, si profondément enraciné dans le génie allemand depuis la Réforme, de la certitude absolue en matière religieuse, exerça assurément une influence sérieuse sur les travaux des théologiens du dix-septième siècle, et crut avoir trouvé au point de vue théologique sa satisfaction définitive, en se réfugiant dans les bras mêmes de Dieu. C’est ce besoin de certitude, qui communiqua une si grande énergie à la polémique des théologiens luthériens contre les arminiens et les sociniens, qui s’en tenaient à la simple vraisemblance, et qui considéraient la certitude comme un rêve irréalisable pour l’homme, parce que selon eux le bien, le mal, la vérité dépendaient de la volonté arbitraire de Dieu, qui ne se manifeste à nous que par la voie positive de la révélation. C’est lui aussi qui inspire leurs attaques contre la conception catholique, qui veut maintenir à jamais les âmes dans le cercle inférieur de la foi historique, et qui fait dépendre du témoignage de simples créatures la certitude des vérités surnaturelles ! Au témoignage de l’Église, auquel ils conservent la valeur relative, qu’il mérite, les théologiens du dix-septième siècle substituent le témoignage de l’Écriture sainte, bien que ce ne soit pas une simple substitution qui conservera à ce nouveau témoignage le caractère inférieur d’une autorité extérieure. Non, Jean Gerhard, Hülsemann, König, Dannhauer, Calov, Dorsche, Quenstedt, Holiaz, d’accord avec Luther et Chemnitz, enseignent tous la possibilité et la nécessité d’une certitude inébranlable, que Dieu lui-même communique à l’âme de la vérité des enseignements de l’Écriture sur Jésus-Christ et sur son œuvre. Ils ne veulent pas davantage demeurer sur le simple terrain de la théorie et de l’abstraction, et séparer la connaissance de l’expérience du salut. Pour eux le but que se propose la théologie est la béatitude éternelle. On ne peut pas dire, cependant, qu’ils soient tous restés également fidèles à ce grand principe.

Toutefois, comme on le voit, il serait injuste de prétendre que le dix-septième siècle a oublié, ou même négligé l’union du principe matériel et du principe formel, qui est l’axiome fondamental de la réformation du seizième siècle. Si, depuis Jean Gerhard, et à l’exemple de Hunn[a], tous les traités dogmatiques prennent pour point de départ l’Écriture sainte, et en font le principe central de la théologie, c’est que tous admettent comme un fait qui va de soi, que le théologien a fait l’expérience personnelle de la puissance de l’Écriture sainte, et qu’il est convaincu déjà de la vérité du contenu des saintes Écritures, dont il développe les enseignements sous une forme systématique et logique, puisque c’est la Bible qui fait naître la foi dans l’âme, et que la foi seule peut la comprendre. Pourtant, même à première vue et pour l’observateur le plus superficiel, quel contraste saisissant entre la période qui nous occupe, et l’âge héroïque qui l’a précédé ! En quoi consiste ce contraste, et comment pouvons-nous l’expliquer ? Nous croyons être dans le vrai, en affirmant que les théologiens du dix-septième siècle, au lieu de conserver au principe matériel de la Réformation la place, que Luther lui avait assignée à côté et à l’égal du principe formel, n’en ont plus fait qu’une conséquence du principe scripturaire, un résultat de l’autorité de la Bible, et que, en le reléguant ainsi dans l’ombre, ils ont été infidèles à l’esprit et à l’œuvre de Luther. Nous allons avoir bientôt à constater les conséquences importantes, qu’a entraînées à sa suite cette modification en apparence secondaire.

[a] Ægid. Hunnius, De perfecta majestate, auctoritate, fide ac certitudine Scripturæ sacræ, 1594.

Cette transformation s’opéra d’une manière insensible et pour ainsi dire inconsciente. Il nous est impossible de retrouver les causes diverses, qui firent peu à peu reléguer le principe matériel dans l’ombre. La foi indépendante dans son action et jusque dans une certaine mesure de tous les hommes, et des apôtres eux-mêmes (Galates 1.8), la foi divine, et qui se nourrit de son propre fonds dans sa communion avec Dieu, était pour la théologie et pour la piété catholique une conception étrange, monstrueuse, une conséquence désastreuse des droits accordés par la Réforme au jugement individuel, et la destruction du principe d’autorité. A moins de pouvoir montrer les conséquences fécondes et directes de ce grand principe (tâche qui semblait réservée à une période plus mûre et plus affermie de l’Église évangélique), la polémique protestante, qui aspirait à gagner toujours plus d’âmes à la cause de l’Évangile, devait éviter de poser le principe de l’indépendance relative de la foi en face de l’Église catholique, qui ne pouvait ni le comprendre, ni l’accepter, et qui y voyait au contraire un motif de plus de combattre à outrance un schisme, qui sapait ainsi à la base le principe d’autorité. Comme il ne servait à rien de combattre un adversaire par des arguments, qu’il niait a priori, et comme l’Église romaine, tout en repoussant le principe matériel de la Réforme, reconnaissait, elle aussi, l’autorité divine des saintes Écritures, les théologiens luthériens furent amenés par les circonstances à s’attacher presque exclusivement au principe formel de la Réforme. Remarquons, en outre, que tous les sectaires du seizième siècle, anabaptistes et autres, cherchaient à appuyer leurs prétentions sur le principe matériel, dont ils dénaturaient la valeur et le sens, tout en ne tenant que peu de compte du principe formel. Les orthodoxes, animés du double désir de défendre l’autorité de la Bible ; et de réduire leurs adversaires à l’impuissance en les désarmant, mirent l’accent sur le principe formel, sans oublier toutefois entièrement le principe matériel, auquel ils accordèrent dans leurs écrits un rôle secondaire.

Le désir toujours plus vif des disciples de la Réforme de s’élever au-dessus du monde visible et d’atteindre la certitude infaillible de la vérité entraîna toujours plus les théologiens à assigner aux saintes Écritures une valeur surnaturelle, et à rattacher à leur possession la communion directe de l’âme avec son Dieu. Le mérite du dix-septième siècle est d’avoir établi sur des bases profondes et sérieuses l’autorité des saintes Écritures. Mous voulons résumer les développements que les docteurs luthériens de cette période ont donnés au principe formel. Les chrétiens évangéliques, disent-ils, doivent remonter au principe absolu et souverain, pour appuyer leur foi sur une base sûre et inébranlable. D’après sa loi même, le premier principe ne peut, et ne doit relever que de lui-même, et c’est de son propre fonds qu’il tire sa puissance convaincante. Bien loin d’être soumis au contrôle de forces inférieures, il doit être l’arbitre souverain et juger en dernier ressort. Indémontrable, ou tout au moins, comme le dit Hollaz, indémontrable a priori, il peut toutefois se rendre témoignage à lui-même.

Le premier principe de la théologie est Dieu révélateur ou Dieu dans sa révélation, et les théologiens doivent avoir recours, pour démontrer un axiome, au seul argument de sa conformité avec la révélation. Dieu nous donne sa révélation dans la Bible, ou plutôt, la Bible est la révélation de Dieu. Elle se rend témoignage à elle-même, et elle offre à la foi des critères internes et externes en faveur de son origine divine. Les critères externes sont : l’antiquité des livres de la Bible, la véracité et l’inspiration de leurs auteurs, l’authenticité des miracles qu’ils racontent, l’accord de la grande tradition chrétienne, les progrès merveilleux du christianisme primitif, les martyrs, qui sont morts pour attester la vérité des Écritures, les châtiments dont ont été frappés les adversaires de la vérité. Les critères internes sont : la majesté des déclarations de Dieu et la grandeur sublime avec laquelle il s’affirme lui-même dans la Bible, la simplicité digne et sainte du style biblique, la grandeur des mystères qui y sont enseignés, la vérité des doctrines et la sainteté des préceptes, enfin la puissance sanctifiante que la Bible exerce sur l’âme.

Tous ces témoignages, quelles que soient leur beauté et leur importance relatives, ne sauraient donner naissance qu’à une foi historique et humaine. Aussi les théologiens du dix-septième siècle invoquent-ils un argument supérieur, qui résume et confirme tous les autres, le témoignage intérieur de l’Esprit-Saint, qui scelle dans le cœur du fidèle la foi en l’inspiration des Écritures. Pour établir l’évidence de ce dernier argument, et pour éviter de tomber dans un cercle vicieux, on doit rattacher étroitement le dogme de l’autorité des Écritures à celui de leur efficace. Ce qui accrédite l’Écriture sainte auprès du fidèle, c’est moins l’ensemble des doctrines qu’elle présente à son intelligence, que la rénovation de pensée et de vie qu’elle opère par ses enseignements sur son être tout entier. Cette illumination, par laquelle la Bible dissipe les ténèbres de l’âme, oblige celle-ci à en conclure la divine puissance de la cause elle-même, et à son principe suprême qui est Dieu. Hollaz relève tout particulièrement la puissance rédemptrice et illuminatrice des livres saints, et justifie la conclusion de son argumentation, qui aboutit à l’affirmation de l’inspiration des Écritures, par les prémisses qu’il a posées, à savoir l’expérience intime et vivante pour le fidèle régénéré et transformé de la puissance salutaire et divine du principe, auquel il a dû la guérison et la vie de son âme. Comme on le voit aussi, ni Calov, ni Quenstedt, ni même Hollaz n’assignent au témoignage intérieur du Saint-Esprit, comme son effet le plus direct et le plus important, la conscience personnelle et intime de la justification par la foi. Ils placent tous l’accent sur la foi, que ce témoignage fait naître dans l’âme en la vérité et l’autorité divine des saintes Écritures. Cette expérience intime fait naître la foi en leur inspiration et conclut de l’effet à la cause. La foi et la conscience de la certitude de cette foi d’expérience conduisent l’âme aux pieds du chef de la foi, Jésus-Christ, et à la Bible, par laquelle il se révèle et se donne à l’âme.

Ainsi donc la Bible, appuyée sur le témoignage du Saint-Esprit qui l’a dictée, devient la pierre angulaire de tout l’édifice théologique. C’est aussi de cette source que procèdent les attributs, que les théologiens appellent affectiones sacræ.

[La période précédente, dans laquelle on suivait encore la méthode mélanchthonienne des Loci, fut généralement plus fidèle à l’esprit général de la Réforme. Chemnitz, Jean Gerhard lui-même au début, ne placent pas exclusivement l’accent sur la sainte Écriture. Le locus de la Bible rentre dans l’ensemble de la dogmatique, soit à l’article loi et Évangile, soit à l’article des sacrements.]

Les scolastiques du dix-septième siècle ne s’écartèrent que par degrés de l’esprit primitif de la Réforme. Ægidius Hunn, bien loin de placer en première ligne la foi en l’Écriture sainte et de faire reposer l’assurance personnelle du salut sur cette certitude unique et extérieure, rattache la foi en l’Écriture à l’expérience intime, que le fidèle a faite de la vérité des promesses divines renfermées dans la Bible. C’est par cette expérience que le Saint-Esprit scelle dans les cœurs la foi en le contenu des livres saints. Hunn passe toutefois directement de l’expérience de la puissance sanctifiante des enseignements bibliques à celle de l’autorité et de l’origine divine du canon. L’expérience personnelle de la vérité renfermée dans la Bible se transforme ainsi pour tous les théologiens du dix-septième siècle en la certitude de l’autorité divine du canon. La forme, l’enveloppe a complètement remplacé le contenu.

Jean Gerhard, sans exclure encore l’expérience personnelle du salut du cadre de la théologie, n’assigne au témoignage intérieur du Saint-Esprit qu’une valeur dogmatique. La parole de l’Écriture : « L’Esprit témoigne à notre esprit que l’Esprit est la vérité, » est déjà entendue par lui dans le sens d’un témoignage rendu par le Saint-Esprit à la vérité de l’enseignement qui procède de lui, c’est-à-dire de l’Écriture sainte. Nous ne voyons plus dans cette période, comme du temps de Luther, la foi individuelle ou justification occuper le premier rang, et servir de base à la démonstration de la certitude de l’origine divine du christianisme.

Calov, Hülsemann, Dorsche, Quenstedt, Hollaz lui-même, ne tiennent plus compte que de la pureté de la doctrine en soi, c’est-à-dire sous sa forme objective et en dehors, comme au-dessus, de l’âme humaine. Ils n’attachent qu’une faible importance à la nécessité du témoignage vivant et personnel de l’âme justifiée, et perdent de vue les liens intimes qui la rattachent à l’acceptation de l’autorité de la Bible.

Ces docteurs envisagent comme secondaire le fait que l’Esprit-Saint rend témoignage à notre esprit, que nous sommes enfants de Dieu (Romains 8.16), et pourtant nous avons vu Luther, fortifié et réjoui par sa propre expérience spirituelle, proclamer avec autant d’énergie que de puissance sa foi en ce grand principe. Ils lui assignent comme unique rôle d’établir la divinité de la Bible dans sa forme et dans son contenu, ainsi que son authenticité, quels qu’aient été d’ailleurs les facteurs humains, dont les noms, l’âge et le caractère peuvent être discutés par la science et déterminés par le témoignage historique de l’Église.

Les théologiens pouvaient être tentés de faire dépendre uniquement la certitude du salut de la pureté de la doctrine. C’est ce qui nous semble résulter logiquement de la théorie de Calov, qui, en dépit de sa formule de l’union mystique, supprime tout rapport immédiat entre le Saint-Esprit et le fidèle et renvoie l’âme, qui soupire après la certitude personnelle de son salut, à l’autorité de l’Écriture sainte, dans laquelle son nom n’est pas écrit, et qui ne renferme qu’une affirmation théorique et générale. Son adversaire, George Calixte, s’écarte moins de lui qu’on ne serait porté à le croire. Les théologiens protestants du seizième siècle avaient tous posé comme critères de la vérité évangélique la notitia, l’assensus et la fiducia, c’est-à-dire la connaissance, l’assentiment et la confiance. Calixte, lui, se borne à réclamer l’assensus, et ne parle ni de la foi individuelle ni de la certitude du salut. Ce qui l’occupe particulièrement, c’est donc moins l’économie du salut renfermé dans les Écritures, que l’établissement formel de la vérité théorique.

[Quenstedt, Theologia didactico-polemica, p. 1, 97, 111, 566-569. Hollaz, Systema, I, p. 136. Baier, Compendium theologiæ positivæ, 1750, p. 111, c. 5, § 14, p. 553. Voir par contre Chemnitz, Loci theologici de justificatione, p. 254, Calov relègue au second plan le témoignage du Saint-Esprit, et insiste sur l’autorité de l’Église investie de la Parole et des sacrements. Chez Calixte la fidet specialis se réduit à un simple assensus Epitome theologiæ, 1619, p. 171.]

Aussi n’a-t-on pas lieu de s’étonner que Wernsdorf (1668-1729)[b], l’athlète de la théologie luthérienne à Wittemberg, réduise le témoignage du Saint-Esprit au simple rappel à la mémoire des nombreux versets de la Bible, qui montrent la conformité de notre foi en notre filiation divine avec la réalité des faits, foi que nous devons appuyer sur le fait, que nous avons accepté la pure doctrine.

[b] Wernsdorf, Disputationes academicæ, I, 1164. De Gustu spiritus sancti contre les piétistes.

Pour mieux saisir combien le point de vue, sous lequel Hollaz envisage le témoignage du Saint-Esprit, diffère de celui de la Réforme primitive, nous n’avons qu’à examiner sa tractation des rapports qui existent entre ce témoignage, la conversion et la nouvelle naissance. Les réformateurs avaient enseigné avec saint Jean (1 Jean.5.10) que celui qui croit au Fils de Dieu a le témoignage de Dieu en lui-même. Quenstedt et ses disciples le proclament également, mais assignent au témoignage la puissance de faire naître la foi. Car, disent-ils, l’âme qui se trouve sur le chemin de la nouvelle naissance doit être stimulée et éclairée par le témoignage du Saint-Esprit, qui se communique à elle par la parole écrite ou parlée et qui donne naissance en elle à la foi.

En étendant ainsi l’action du Saint-Esprit aux âmes qui ne croient pas encore, les scolastiques du dix-septième siècle en affaiblissent la portée et en altèrent le sens, car il se réduit pour eux à la pure doctrine renfermée dans la Bible. Ils croient à la possibilité, à la nécessité même de la foi en l’autorité divine des saintes Écritures pour l’âme, avant même que celle-ci possède la foi personnelle et la confiance intime qui s’applique et qui s’assimile les promesses générales de la grâce. Cette certitude, disent-ils, est communiquée à l’âme par l’illumination qui rayonne de l’Écriture elle-même. Il existe donc une Theologia irregenitorum pour cette école, qui pose comme la condition et la base de la foi personnelle la conception juste et précise de son objet. Autant dire qu’elle n’est que l’aperception d’une vérité objective et étrangère. Les théologiens du dix-septième siècle ont tous oublié que, si la vérité chrétienne possède en soi des éléments de vérité, qui répondent aux aspirations et aux secrets désirs des âmes, qu’elle est appelée à convertir et dont elle sait gagner la sympathie et la confiance, elle ne garantit pas encore la puissance rédemptrice, point central de la prédication évangélique, mais que cet accord entre la vérité chrétienne et l’âme impose à celle-ci le devoir d’éprouver par sa propre expérience la vérité des enseignements évangéliques et d’acquérir par la foi une certitude irréfragable et divine de son salut.

[Nous ne devons pas oublier toutefois que Chemnitz semble déjà incliner du côté de la méthode nouvelle, ce qui suffirait pour prouver, que le développement systématique de la doctrine évangélique, laissé inachevé par les premiers réformateurs, offrait des difficultés sérieuses. Chemnitz déclare que la foi évangélique réclame du fidèle la notitia, l’assensus et la fiducia specialis, qui se relient étroitement l’un à l’autre. L’assensus, qui procède de la notitia, et qui sert lui-même de base à la fiducia specialis (certitude personnelle) renferme déjà pour Chemnitz la conviction profonde de la vérité absolue des enseignements de la parole sainte. Dans le cas, où Chemnitz entend par Parole de Dieu la Bible tout entière, on doit en conclure qu’il exige de l’âme la foi absolue à toute la Bible, avant qu’elle ait fait l’expérience personnelle de l’amour de Jésus-Christ.]

En substituant à la certitude personnelle du salut la certitude de la pureté de la doctrine renfermée dans la Bible et de l’autorité divine de celle-ci, la théologie du dix-septième siècle enlevait au principe de la justification par la foi le râle capital, que lui avait assigné Luther dans la formation de la foi et dans la démonstration de la divinité du christianisme. En effet, la certitude du salut n’est pas autre chose pour Luther que la conscience de la justification. Quenstedt et un certain nombre de théologiens introduisent dans la théologie évangélique une autre méthode de démonstration de la vérité chrétienne, le témoignage que la Parole de Dieu, en vertu de la puissance du Saint-Esprit, dont elle est pénétrée, se rend à elle-même auprès de l’âme. Le principe matériel de la Réforme, dépouillé de son caractère normatif devient un simple dogme, placé sur le rang de tous les autres dogmes, malgré l’affirmation des articles de Smalkalde, 305.

Le dix-septième siècle pose comme l’axiome de sa théologie que l’Écriture sainte est le principe unique de la théologie. C’est ce qu’elle devait désormais travailler à établir, pour faire reposer sur ce seul principe tout l’édifice dogmatique de la Réforme. On ne devait plus se contenter de considérer la Bible comme la source autorisée de la révélation chrétienne et comme la règle de la foi, puisqu’elle allait être appelée à établir seule la vérité avec le concours de la raison, et à constituer la règle unique de la démonstration dogmatique et morale. Héritière des privilèges enlevés au principe matériel, c’est elle qui devait faire naître dans l’âme la conviction et la certitude personnelles. Il n’était plus nécessaire d’établir avec Luther son principe, son sens et sa portée, et l’on pouvait se contenter d’affirmer sa suffisance et de déclarer qu’elle se démontre par son propre fonds, et qu’elle ne repose que sur elle-même.

Jean Gerhard est le premier qui ait affirmé de la sainte Écriture qu’elle était la source unique de la connaissance religieuse, et qui ait semblé vouloir faire reposer sur elle tout l’ensemble des principes de la Réforme en dehors et sans le concours de la foi. Calov marche sur ses traces ; c’est à lui que nous empruntons la définition donnée par la vieille orthodoxie luthérienne de l’inspiration des Écritures.

[Calovii Systema Locorum theologicorum, t. I, cap. 4, 448-758 ; t. II, cap. 1. Quæstio IX, p. 101. Voir Gerhard, Loci theologici, t. I, § 1, le premier locus et t. II, ch. 2 et 3. Ce qui montre que Gerhard représente la transition entre deux tendances différentes, c’est que, après avoir, au tome Ier, traité les Loci jusqu’à l’article de l’œuvre de Christ, il reprend au début du tome II l’article de l’Écriture sainte, qu’il traite dans les plus grands détails, et en allant jusqu’à affirmer l’inspiration littérale.]

Les saints hommes, que Dieu a choisis pour transmettre par écrit ses révélations à l’humanité, sont les scribes de Dieu, les mains de Christ, les tabellions et les notaires du Saint-Esprit. On peut même dire que c’est Christ lui-même qui a rédigé de sa propre main les évangiles. Voir dans les apôtres des instruments intelligents de Dieu serait trop dire, « ce sont des plumes vivantes et automates. » L’idée d’inspiration s’applique aux mots aussi bien qu’aux idées, et Hollaz ne fait sur ce point que reproduire la théorie des Buxtorff. Le mot de révélation est désormais appliqué à l’Écriture sainte d’une manière exclusive, tandis que Luther n’avait vu en elle que l’organe d’une révélation supérieure. Les scolastiques du dix-septième siècle ont oublié si complètement l’idée fondamentale du christianisme, qui est l’union du divin et de l’humain, qu’ils semblent n’en tenir aucun compte pour les apôtres eux-mêmes ! Ils ont tellement peur de porter atteinte à l’autorité de la Bible, qu’ils en bannissent scrupuleusement tout facteur humain, à l’exclusion du concours le plus obscur et le plus matériel. Il en résulterait que la grâce avait été impuissante sur le cœur des apôtres, que la fondation du christianisme était un miracle arbitraire sans écho dans l’âme humaine, et accompli par une simple transformation magique, qui aurait été possible en dehors de l’action historique de Jésus-Christ. On devrait aussi en conclure que le christianisme n’était pas assez divin, assez puissant en lui-même, pour devenir l’un des principaux facteurs spirituels de l’histoire du monde, et qu’il fallait un nouveau miracle, une nouvelle création idéale de Dieu, pour assurer le succès de l’intervention réelle de Jésus-Christ, intervention impuissante et stérile à elle seule.

Quel rôle sérieux peut-on assigner au christianisme dans le monde, si l’on est contraint de croire qu’il n’a point pu, même chez les apôtres, réaliser cette union de l’humain et du divin, dont la personne de Jésus-Christ est le type idéal ? Si l’action du Saint-Esprit consiste simplement à transformer les apôtres en des machines passives et inconscientes et si le christianisme ne peut, sans se dénaturer et s’obscurcir, devenir le patrimoine de l’humanité, on ne comprend pas quels avantages la venue de Jésus-Christ aura assurés aux enfants d’Adam. Si l’on reconnaît la possibilité et le fait d’un contact vivant et fécond de l’âme des apôtres avec la vie de Jésus-Christ et avec les révélations, qu’il leur accorde par l’intermédiaire du Saint-Esprit, et si l’on admet, en outre, que ce contact leur communique l’assurance complète ou partielle de l’identité de la révélation objective de Dieu et de l’expérience religieuse, qu’ils ont été appelés à faire de leur communion de vie avec le Christ terrestre et glorifié, et leur permet d’en rendre témoignage au monde, nous sommes en droit d’en tirer deux conséquences importantes. Nous pouvons dire que dans le premier cas, les apôtres auraient pu, même en dehors du miracle étrange de l’inspiration plénière, affirmer la vérité de l’apparition historique de Jésus-Christ et de ses promesses, et que, dans le cas d’une assimilation sérieuse du christianisme par leur expérience religieuse, celui-ci leur aurait permis, sans ce même miracle, d’appuyer leur témoignage sur une base fixe et inébranlable. Nous pouvons affirmer que le christianisme possède un principe de vie assez puissant pour se rendre témoignage à lui-même et pour établir son empire sur les âmes.

Calov déduit de ce principe fondamental de l’inspiration les principaux attributs de l’Écriture sainte, qui sont : l’autorité, reposant sur la base objective de l’inspiration, et sur la base subjective du témoignage intérieur du Saint-Esprit, la clarté, la suffisance et l’efficace. Nous nous attacherons surtout à ce dernier point, qui nous permettra de mettre en lumière les tendances et l’esprit de l’époque qui nous occupe, et nous prenons encore Calov pour guide.

L’un des adversaires les plus énergiques de cette direction nouvelle imprimée à la réforme luthérienne, fut Rathmann, né à Lubeck, qui remplit des fonctions ecclésiastiques à Dantzig, de 1612 à 1618. Il crut la majesté de Jésus-Christ et du Saint-Esprit compromise aussi bien que la réalité de la communion, que la grâce établit entre Dieu et l’âme humaine, par une théorie, qui obligeait l’homme à ne connaître Dieu que par l’intermédiaire des sacrements et de l’Écriture sainte, et qui enchaînait à la Bible toutes les puissances et toutes les bénédictions, que Christ avait promis de communiquer à ses disciples par l’Esprit-Saint. Rathmann était un grand admirateur des écrits de Jean Arndt. L’éloge qu’il accorda au traité de Arndt sur le vrai christianisme, provoqua l’indignation de son collègue Corvin, qui le soupçonna de professer le mérite des œuvres et de nourrir des idées sectaires. Corvin l’accusa également de mépriser la parole écrite et prêchée, et de la sacrifier à la prétendue illumination intérieure et à l’action directe du Saint-Esprit.

Résumons en quelques mots la théorie de Rathmann. La grâce de Christ est et demeure la seule vraie lumière des hommes ; c’est sur le Saint-Esprit que repose tout l’édifice de l’Église, c’est lui, qui doit faire naître dans l’âme de chaque fidèle la lumière de Christ. La parole extérieure, la Bible en elle-même, est une lettre morte sans puissance vivifiante ; seul l’Esprit-Saint peut convertir et toucher le cœur avec le concours de la parole extérieure. Sans doute la simplicité divine des Écritures constitue à elle seule un témoignage puissant en faveur de la vérité. C’est un poteau indicateur, qui montre au voyageur la route qu’il doit suivre, sans lui-même le conduire au but. La Bible n’est qu’un organe passif et historique de la grâce ; elle n’agit que sur les âmes placées de toute éternité sous l’action de la prédestination divine. La hache n’a de puissance qu’entre les mains du bûcheron. D’ailleurs le Saint-Esprit possède des moyens d’action autres que la parole extérieure ; ce qui nous sauve en tous cas, ce ne sont pas des paroles, mais des faits, ce sont des puissances célestes, et non pas terrestres. Toute âme qui a soif doit s’approcher directement de la source d’eau vive, qui est Christ.

Les adversaires de Rathmann en vinrent à assigner à la Bible une valeur intrinsèque et une puissance égale à celle de Dieu. Il en est de la Parole comme de la semence féconde et de l’œil sain ; elle possède en elle-même, par une dispensation particulière de Dieu, la puissance de convertir les âmes et de toucher les cœurs. Par haine du mysticisme ils tendirent de plus en plus à restreindre l’action du Saint-Esprit à la parole écrite ou prêchée. Quatre facultés de théologie, Wittemberg, Kœnigsberg, Helmstedt (malgré l’opposition de Calixte) et Iéna, consultées par le conseil de Dantzig, se prononcèrent contre Rathmann, qu’elles qualifiaient de calviniste et d’ennemi de la parole extérieure. Ce fut Iéna qui se montra la plus sévère, et qui reprocha à Rathmann de tomber dans les divagations de Schwenckfeld. Jean Gerhard lui-même se rangea du côté des adversaires de Rathmann à l’instigation de Hoé de Hoënegg. Beaucoup de théologiens voulaient impliquer Arndt dans la condamnation de Rathmann, mais Gerhard sut détourner le péril de la tête du pieux théologien. L’assemblée théologique de Leipsig adopta la même ligne de conduite[c]. Rathmann ne fut soutenu que par l’université de Rostock.

[c] Der reinen Theologen richtige Lehre von der heiligen Schrift. Leipzig, 1629, par Hoé de Hoënegg.

[Les théologiens de Rostock, et en particulier Paul Tarnov (mort en 1633) déclarèrent du reste aux Saxons, qu’ils ne les reconnaissaient nullement pour juges. Tarnov, et son neveu Jean Tarnov (mort en 1629) professèrent la pure doctrine de la Réforme. Ce dernier se vit censuré par Hoënegg et par Jean Gerhard, infidèle dans ce cas à ses déclarations antérieures.]

Etudions maintenant les développements, que Calov donna en 1655 à la doctrine luthérienne, à la suite de cette grande controverse. L’Écriture sainte est une parole divine communiquée à l’homme par Dieu lui-même. Cette parole est en elle-même esprit et vie, et a reçu de Dieu le pouvoir d’assurer le bonheur éternel de l’homme. Dieu communique cette puissance immanente, qui fait partie de son essence même, à l’humanité de Christ, aux sacrements, à la parole inspirée, et aussi à l’âme qui s’appuie sur elle. Les sacrements n’ont qu’une efficace passagère, égale à la durée de l’acte auguste du baptême et de la sainte cène, mais l’Esprit de Dieu plane continuellement sur la parole sainte, parole vivante et éternelle, qui ne serait qu’une pauvre invention de l’homme, si l’Esprit-Saint pouvait l’abandonner un instant. Bien que à un certain point de vue la parole sainte ne soit qu’un instrument divin mis à la disposition de l’âme humaine, on ne peut la qualifier ni de force aveugle, ni de machine, puisqu’elle devient une puissance réelle et active, grâce au concours de l’Esprit de Dieu. Nous devons considérer cette union de l’Esprit-Saint et de la Parole, non point comme une sorte de captivité imposée à l’Esprit, mais comme une union mystique et féconde. Dans son essence la Bible ne possède aucun des attributs de la créature, car elle est une pensée divine, une respiration de Dieu. Qui oserait ranger au nombre des choses créées les pensées, les desseins et les décrets du Dieu trois fois saint ? Quelques-uns disent que la Parole de Dieu est une effluve de la vie divine. Jamais on ne doit envisager la puissance, que Dieu communique à la Parole, comme une créature. Pour agir sur l’âme, la Parole n’a point besoin d’attendre qu’elle soit illuminée par le Saint-Esprit. La Parole n’a rien de passif et d’aveugle ; son action est suffisante pour dissiper les ténèbres de l’intelligence et pour convertir le cœur, sans que pour cela le concours immédiat et direct du Saint-Esprit soit nécessaire. Celui qui possède la Parole possède toutes choses. Calov en vient à nier absolument toute action directe du Saint-Esprit sur l’âme[d].

[d] Calov, I, 692-718.

Comme on le voit, Calov et son école semblent avoir complètement oublié que la Réforme n’a dû son triomphe qu’à l’intensité de l’aspiration des âmes vers la communion directe avec Dieu. Ils vont même plus loin que leurs prédécesseurs immédiats, puisqu’ils transforment l’action vivante et spirituelle de Dieu sur l’âme en une simple évolution intellectuelle de la pensée. Bien que Rathmann ait été entraîné à des erreurs graves par sa réaction contre la lettre, il se montra plus fidèle que ses adversaires à l’esprit de Luther et à l’article V de la confession d’Augsbourg.

La théorie de la communication des idiomes, qui avait joué un si grand rôle dans la christologie, fut appliquée aussi à la Bible. Plus on chercha à en changer le caractère, à ne plus la considérer simplement comme la meilleure et la plus sûre des voies nombreuses qui conduisent au Dieu trois fois saint, et à lui assigner une puissance divine intrinsèque, plus aussi on en vint à la substituer à l’action de Dieu et à l’intervention directe du Saint-Esprit. Cette déification de l’Écriture sainte a pour eu l’Église protestante la même conséquence que l’apothéose de l’Église pour le catholicisme, c’est-à-dire la naissance d’un déisme abstrait et mort. Dieu a remis tous ses pouvoirs sanctifiants et sauveurs à la Bible, et le fond est toujours plus identifié avec la forme par des théologiens, qui tiennent trop peu de compte (comme nous l’avons constaté déjà en étudiant la conception luthérienne de la cène) de l’élément symbolique, qui joue un si grand rôle dans la forme orientale des Écritures. Comment pourrait-on dès lors s’étonner qu’on en soit venu à assigner aux livres saints une puissance magique ? Nous voyons même l’un des théologiens les plus éminents de Gotha, Nitsche se demander sérieusement si l’on a le droit d’appeler la Bible une créature[e]. Sa réponse négative a été reproduite avec détails vers 1750 dans la théorie de Swedenborg, qui a donné naissance aux erreurs les plus graves.

[e] Les théologiens de Helmstedt repoussent seuls l’inspiration littérale. Jean Musæus n’en reconnaît pas la nécessité absolue, mais se voit vertement repris par Calov.

Le point de vue large et libéral, sous lequel Luther avait envisagé les questions de critique sacrée et de canonicité, assura pendant quelques années aux études scientifiques une grande latitude.

Les premiers docteurs luthériens conservèrent encore l’antique distinction entre les écrits protocanoniques et deutérocanoniques[f]. Les antilégomènes conservèrent aussi dans les premières éditions allemandes du Nouveau Testament le rang secondaire, que leur avait assigné l’antiquité chrétienne. Toutefois, on en vint bientôt à considérer les opinions de Luther sur ce point comme une faute, excusable seulement chez un si grand homme. On se dit que, si certains écrits du Nouveau Testament n’avaient à offrir en faveur de leur origine apostolique qu’un nombre très limité de témoignages historiques, l’Église n’en avait pas moins admis leur canonicité. En identifiant ainsi la forme et le fond des Écritures, on assigna au témoignage du Saint-Esprit une valeur probante pour la forme elle-même des écrits inspirés. Quenstedt déclare que pour apprécier la canonicité d’un écrit, on n’a pas à s’inquiéter de savoir s’il est réellement de l’auteur dont il porte le nom, ou s’il rend témoignage à Jésus-Christ (c’est-à-dire, si le principe matériel s’y trouve renfermé). Non, est canonique tout écrit auquel l’Église a reconnu simplement le caractère intrinsèque de l’inspiration. C’est donc au jugement de l’Église qu’il faut en appeler en dernier ressort.

[f] Chemnitz, dans son Examen Concilii Tridentini, appelle sept des écrits du Nouveau Testament apocryphes, parce qu’on n’en connaît pas les auteurs.

[La foi n’est pas intéressée à savoir si le premier évangile est oui, ou non, de Matthieu, l’important c’est qu’il soit canonique. Pour être sauvé, il faut croire à sa canonicité, non point pour des arguments humains et extérieurs, mais en vertu du témoignage intérieur du Saint-Esprit (Quenstedt, I, 94). Quenstedt soutient contre Dreier, disciple de Calixte, que le témoignage historique de l’Église n’est pas nécessaire pour établir l’origine apostolique d’un livre, et pour prouver sa canonicité. Ce serait, selon lui, retomber dans le catholicisme que de procéder ainsi. L’Écriture sainte se suffit à elle-même, et rend elle-même témoignage de son origine divine. Quenstedt, qui pourtant affirme que ce témoignage doit être public, ne s’aperçoit pas qu’il ramène fatalement les âmes à affirmer l’autorité dogmatique de l’Église, d’une manière détournée, sans doute, mais plus dangereuse que la méthode de la tradition historique, acceptée de tous temps par l’Église.]

En face de ce témoignage imposant de l’Église, Quenstedt trouve qu’il y a de l’inconvenance à discuter les questions d’authenticité et d’intégrité. Il juge dangereux de corriger les fautes les plus manifestes de la traduction de Luther, les simples fautes d’impression elles-mêmes. On peut comprendre quelle foi on allait bientôt prêcher aux fidèles. Toutes les questions de canonicité, qui relèvent véritablement d’une science indépendante et chrétienne, sont de plus en plus soumises au jugement de l’Église, appelée à se prononcer en dernier ressort et à combler les lacunes et les imperfections de la tradition historique et de la valeur intrinsèque des ouvrages demeurés en litige[g]. La sanction officielle donnée au texte reçu rendit impossibles pour longtemps les études critiques et fit tomber dans l’oubli la question capitale des variantes. L’inspiration littérale amena à professer la pureté irréprochable du style. Jean Musæus, qui avait voulu distinguer la pureté du fond de celle de la forme, se vit censuré vertement par ses contemporains, qui en vinrent à affirmer le style classique du grec du Nouveau Testament[h].

[g] On continuait pourtant à affirmer que le fidèle ne doit pas faire dépendre sa foi de l’Église.
[h] Voir la déclaration de 1638 de la faculté de Wittemberg. C’est un blasphème contre l’Esprit-Saint que d’admettre la tache des barbarismes et des solécismes dans la Bible. Calov.

La discussion sur la pureté du texte inspiré, qui constitue pour l’Église luthérienne le pendant de la controverse de Buxtorff dans l’Église réformée, fut provoquée par un écrit de Pfochen[i] et introduite en Allemagne par le recteur de Hambourg, Jungius, qui, pas plus qu’Erasme, Théodore de Bèze, Estienne, Grotius et Saumaise, n’avait voulu reconnaître la pureté classique de style du Nouveau Testament. Les adversaires de Jungius et de Musæus, parmi lesquels les théologiens de Wittemberg déployaient la plus grande acrimonie, admettaient cependant la présence d’hébraïsmes dans le Nouveau Testament. Grâce à Scaliger et à Heinsius, cette controverse ne fut pourtant pas stérile. Ils firent valoir une argumentation qui, tout en reconnaissant que le style grec du Nouveau Testament ne possède pas la pureté des classiques, ne laissait pourtant aucune prise aux reproches d’ignorance et d’arbitraire. Le grec du Nouveau Testament, disent-ils, est helléniste. Indépendant tout à la fois du grec et de l’hébreu, il constitue un langage mixte, qui possède sa grammaire et qui obéit à ses propres lois. Cette solution reçut l’approbation de Quenstedt lui-même, sans toutefois donner naissance à une grammaire et à un dictionnaire du Nouveau Testament. Winer est le premier qui ait accompli de nos jours, avec un talent hors ligne, ce travail si important.

[i] Diatribe de linguæ graci Novi Testamenti puritate. Amsterdam, 1629.

Les diverses harmonies, publiées pendant cette période, eurent en vue d’expliquer et de résoudre les nombreuses divergences historiques qui existent, ou qui semblent exister entre les quatre évangélistes. Osiander et Calov adoptèrent pour principe de considérer comme des récits d’événements différents les récits de faits semblables racontés avec quelques variantes par plusieurs évangiles, mais cette méthode ne fut pas toujours suffisante. Ce qu’ils se proposent avant tout, c’est d’établir sur une base inébranlable la forme et l’autorité formelle des Écritures. Ils considèrent comme la garantie la plus précieuse de la vérité et de l’Église cette autorité, qui ne devait être en dernière analyse qu’un oreiller de paresse pour le formalisme. Voyons si même ces phrases majestueuses sur les Écritures garantirent leur saine interprétation et leur concilièrent l’empire des âmes.

La théologie exégétique fut l’objet de nombreux travaux littéraires, mais se vit reléguée à l’arrière-plan dans les programmes des universités. Flacius avait déjà rendu par la publication de sa Clavis (clef des Écritures), des services sérieux à l’herméneutique. Jean Gerhard, Glassius (Philologia sacra, Iéna, 1623), Franz, Dannhauer, Pfeifer, Michel Walther (Officina biblica, 1636), abordèrent le même sujet d’études et prêtèrent une attention sérieuse au langage lui-même ainsi qu’au sens dogmatique des termes les plus importants. La Biblia illustrata de Calov atteste autant de science que de labeur patient. Mais nous ne retrouvons dans aucun de ces travaux la sève exubérante et puissante de l’âge héroïque de la Réforme. Les théologiens du dix-septième siècle se bornent le plus souvent à expliquer les difficultés apparentes d’après les règles de l’analogie de la foi et à assurer les conquêtes de la tradition antérieure. L’Écriture sainte est devenue la servante de la théologie officielle ; on se contente de lui emprunter des textes probants, comme si l’accord absolu entre la Bible et la tradition protestante était un fait acquis et incontestable, et comme si la Bible ne pouvait pas fournir à l’Église des lumières nouvelles et précieuses ! C’est le contraire qui se produit, et l’on peut dire que la Parole de Dieu est comprimée dans des limites insuffisantes par une théologie aussi étroite qu’incomplète. L’indépendance des théologiens en face de la Bible ne tient en rien à la puissance sanctifiante, que le principe matériel exerce sur leur intelligence et sur leur cœur. La Bible est pour eux un simple arsenal, dont ils tirent à leur fantaisie des arguments en faveur des dicta probantia, comme si les formules ecclésiastiques étaient infaillibles et immuables !

Calov, dans le but d’assurer aux dicta probantia des symboles luthériens cette infaillibilité, dont ses contemporains affirmaient également la possibilité et la nécessité, eut recours à sa théorie de l’inspiration, et prétendit que Dieu avait rédigé spécialement à l’avance un certain passage des Écritures en vue de chaque dogme particulier de l’Église. Cette théorie, qui supprimait à peu près tout l’élément humain des livres saints, exerça une influence profonde sur leur contenu lui-même. L’inspiration absolue et égale de tous les livres de la Bible rend impossibles pour l’âme la perception et l’intelligence de cette richesse infinie de la sagesse divine, qui proportionne ses révélations à l’éducation et au développement progressif de l’humanité. S’il est vrai que les psalmistes, les hagiographes, les prophètes et les apôtres ne sont entre les mains de Dieu que des organes passifs et inertes, nous ne pouvons plus comprendre les luttes, les travaux, le degré de développement religieux de leur âme, par lesquels la révélation divine se manifeste au monde et assure ses propres progrès. Puisque c’est Dieu qui parle seul à tous les moments de la révélation historique, puisqu’il n’a point d’histoire et qu’il n’est pas soumis à la loi du temps, nous devons assigner une valeur égale aux enseignements de l’ancienne et de la nouvelle alliance. Aussi Calov impute-t-il à péché à Calixte de ne point reconnaître la Trinité dans les premières pages de la Genèse. L’exégèse ne joue plus qu’un rôle secondaire et n’occupe pas dans la théologie évangélique le rang qu’elle mérite et l’indépendance, qu’elle est en droit de revendiquer.

La grammaire ne peut être que méconnue par un système qui professe la grécité parfaite du Nouveau Testament. Les théologiens se contentèrent d’admettre la présence de quelques hébraïsmes dans le Nouveau Testament, mais ils ne semblèrent même pas soupçonner l’existence de cette nouvelle langue grecque, fruit des conquêtes d’Alexandre, langue composée d’éléments orientaux, surtout sémites, et d’éléments grecs, et qui possède sa grammaire et ses lois particulières. Instruments aveugles de la Divinité, les écrivains sacrés furent complètement arrachés au milieu historique dans lequel ils avaient vécu, et devinrent des types sans individualité humaine. La valeur théologique de la Bible, au lieu d’être appréciée à la lumière du principe vivant de la foi, n’est plus interprétée que par le principe de l’analogie. Nous pouvons nous demander dès lors qui établira cette analogie de l’Écriture sainte et à quels principes elle obéira ?

La réponse est prévue. Nous voyons la dogmatique officielle s’insinuer peu à peu sous l’analogie de l’Écriture sainte et la détrôner[j]. Au dix-septième siècle tout théologien, qui ose donner de certains passages de l’Écriture une interprétation différente de celle de la tradition, est par ce seul fait entaché d’hérésie, et la règle de la foi embrasse l’exégèse jusqu’à l’étouffer. On voit par là ce que sont devenus dans la pratique les deux principes de la clarté de l’Écriture et de sa puissance intrinsèque de s’expliquer par elle-même. En fait les livres symboliques, bien loin d’être contrôlés d’après les déclarations de l’Écriture, deviennent le principe absolu de la théologie. Cette autorité, qui leur est assignée, constitue en elle-même une négation formelle de la clarté suffisante des saintes Écritures. Les théologiens qui, comme Jean Gerhard, professent sans parti pris un attachement sincère aux livres symboliques, sont encore disposés à reconnaître qu’ils ne possèdent pas une autorité légale. Mais les successeurs de Calov, et en particulier les adversaires les plus acharnés du piétisme, tels que Schelwig, E. Neumeister et Wernsdorf, en viennent à parler de leur inspiration relative et de leur valeur providentielle et normative. Pour eux les livres symboliques de l’Église luthérienne ne sont pas l’ouvrage exclusif de l’homme ; grâce à leur accord parfait avec l’Écriture, ils servent de base à la foi des chrétiens. Cet accord, toutefois, devient la règle de l’interprétation, au lieu de reposer sur elle. C’est un fait acquis pour toujours, une tradition immuable et qui porte en elle un germe de mort, parce qu’elle ne se retrempe pas sans cesse à la source elle-même. On en vint jusqu’à repousser, non pas même les nouveautés dogmatiques, mais jusqu’aux expressions nouvelles qui sortaient de l’ornière de la routine officielle.

[j] Gerhard relève encore comme règle sûre de la foi l’analogie de l’Écriture sainte, et veut que l’Église ne cesse pas d’y puiser ses inspirations et sa foi.

La méthode appliquée à l’Écriture sainte par les scolastiques du dix-septième siècle exerça une influence notable sur le jugement qu’ils portèrent sur les dogmes particuliers, qui tous se rattachent à elle et qui dépendent du témoignage du Saint-Esprit. Une école qui ne plaçait pas au centre de sa théologie le principe matériel comme base et comme vie de l’ensemble, ne pouvait que distinguer difficilement entre les points fondamentaux et les points secondaires de la doctrine chrétienne. C’est ce que nous ne pouvons que constater avec tristesse dans les écrits polémiques et soi-disant conservateurs de théologiens qui avalaient les chameaux et coulaient les moucherons. Sans doute, l’Église luthérienne en vertu de son principe et de l’esprit de son fondateur, ne pouvait pas oublier complètement la différence, qui existe en fait et en principe entre l’essence vivante et rédemptrice du christianisme et les développements successifs, que lui a fait subir la théologie ecclésiastique dans le cours de son développement historique. On était forcé de maintenir cette distinction dans l’intérêt des justes de l’ancienne alliance, que l’on ne voulait pas priver des bienfaits de l’œuvre de Jésus, dans l’intérêt aussi des masses ignorantes, qui pouvaient à peine comprendre et saisir les vérités les plus simples du catéchisme. Les intérêts de la polémique, si chère aux théologiens-de cette période, devaient d’un autre côté, les entraîner à assigner la valeur d’articles fondamentaux à des dogmes particuliers de l’Église, qui n’avaient nullement ce caractère dans l’ensemble de l’enseignement évangélique.

Nicolas Hunnius a joué un rôle décisif dans cette question. Nous le voyons distinguer deux classes de dogmes, ceux qui constituent l’essence même de la foi, et ceux qui en découlent ou qui la consolident. Quenstedt, Hollaz et plusieurs autres rangent au nombre des articles non fondamentaux la création dans le temps, la chute et la damnation des anges rebelles, la question de l’union de l’âme avec le corps (traducianisme ou créatianisme), le caractère du péché contre le Saint-Esprit, la distinction entre l’Église visible et l’Église invisible, la définition dogmatique des sacrements, la question de l’antéchrist, etc. Toutefois, nous voyons de bonne heure se manifester une tendance de plus en plus marquée à restreindre le nombre des questions secondaires en face du catholicisme et du calvinisme, et le résultat immédiat de ce fait est une tractation de plus en plus catholique du dogme, qui est soumis directement à l’autorité de l’Église, et non plus au principe même de la foi.

Aussi peut-on dire, en ce qui concerne la question des principes, que la justification par la foi, bien loin d’avoir reçu de l’évolution dogmatique du dix-septième siècle les développements scientifiques qu’elle mérite, a été méconnue et compromise. Elle a presque entièrement disparu de la dogmatique officielle, tout en étant profondément enracinée dans la vie intime et religieuse des âmes. L’Écriture sainte occupa dans la dogmatique la première place et relégua le principe matériel à l’arrière-plan.

La première période de la scolastique luthérienne, qui s’étend jusqu’à Calixte, avait commencé ce travail sourd et insensible, que nous avons constaté, travail qui tendait à substituer la tradition officielle à l’esprit vivant et créateur de l’âge héroïque de la Réforme. Dans la seconde période, qui s’étend de 1630 à 1670, et qui comprend les controverses syncrétistes, le relâchement est plus sensible encore. La troisième enfin, qui comprend de 1680 jusqu’à Valentin Löscher (1673-1741) nous montre des hommes comme Carpzov, Schelwig, Mayer, pousser à l’extrême leur affirmation de la tradition luthérienne rigide contre les tendances piétistes. Nous voyons une fois de plus cette école justifier par son exemple cette loi capitale de l’histoire, qui force les conservateurs quand même à tomber dans l’hétérodoxie, pour les punir de s’opposer au libre développement des germes de progrès et de vie, que possède une époque nouvelle, et qu’ils sont incapables de comprendre.

Quand Spener affirmait que les seuls théologiens véritables sont ceux qui ont fait l’expérience personnelle et vivante du salut par la foi, ses adversaires soi-disant orthodoxes, entraînés par leur rigorisme scolastique et formaliste, admettaient l’existence d’une théologie spirituelle et divine des irrégénérés, et affirmaient que la piété n’est pas un des desiderata d’un bon théologien, auquel il suffit de professer la pure doctrine. Il semblerait vraiment que la vie de l’âme et du cœur fût indifférente et inutile pour la saine intelligence de la vérité chrétienne. Hélas ! on était tombé si bas, que l’on concevait le christianisme à la manière grecque et gnostique, en n’attachant d’importance qu’à la pureté et à l’intelligence de la saine doctrine, d’où devaient découler nécessairement les expériences intérieures de l’âme, qu’on réduisait enfin la théologie à la simple élaboration dialectique des formules précises, dans lesquelles Dieu avait renfermé l’économie tout entière du salut. On en vint même jusqu’à enseigner que, quand l’orthodoxe le plus incrédule ouvre la Bible, l’illumination de la lettre inspirée fait pénétrer dans son intelligence le sens véritable des Écritures et lui assure ainsi le salut.

L’expérience de la vie spirituelle n’est plus considérée comme le principe et la base de la connaissance des choses divines. Tout au contraire, dans ce système, c’est la perception de la vérité par l’intelligence qui communique l’assurance de son salut à l’âme, qui n’oppose pas une résistance diabolique à l’illumination de la parole inspirée. L’orthodoxie d’un ministre de l’Évangile assure aux fonctions qu’il exerce une efficace divine, quand bien même il mènerait une conduite scandaleuse. Cette opinion se rattache à une conception pseudo-catholique de la hiérarchie ecclésiastique et des grâces attachées au ministère de la Parole. Tout ministre de Jésus-Christ qui a reçu la véritable ordination de l’Église, assure par sa prédication la conversion des âmes, dont il est le père spirituel. L’action du Saint-Esprit est soumise au ministère de la Parole, aux sacrements et à l’autorité de l’Église, qui cessent d’être des instruments pour se transformer en causes efficientes de la grâce. Tandis que l’Écriture nous montre dans ces agents divers des moyens, dont Dieu se sert selon son bon plaisir, les scolastiques du dix-septième siècle leur assignent une puissance intrinsèque et indépendante sur les âmes, auprès desquelles ils ont accès. En attachant ainsi aux sacrements et aux formules orthodoxes une puissance régénératrice sur les âmes, qui ne se montrent pas obstinément rebelles, ils retombent dans la doctrine romaine de l’opus operatum, tout en substituant des œuvres de raison aux bonnes œuvres du moyen âge et suppriment la synthèse féconde, que la Réforme avait réalisée entre les facteurs intellectuels et les agents moraux et religieux de l’âme humaine. Nous pouvons voir dans cette théorie la forme luthérienne du pajonisme réformé. Seulement nous devons signaler l’erreur grave, mais sincère, de théologiens qui croyaient assurer le premier rôle à l’action surnaturelle de la grâce, en la transformant, sans bien s’en rendre compte, en une puissance magique et aveugle. Cet intellectualisme outré de la theologia irregenitorum a fait plus de mal à l’orthodoxie luthérienne que les attaques les plus passionnées de ses adversaires, et détacha insensiblement de son sein les masses chrétiennes, après qu’elle eût abandonné elle-même le principe de la Réforme. Elle confond, en effet, la nature et la grâce, puisqu’un irrégénéré peut posséder, aussi bien qu’une âme convertie, la connaissance spirituelle de la vérité, et de plus elle exagère encore la théorie catholique de l’action magique des sacrements au profit de là Parole et du ministère, puisque l’orthodoxe, quand même il serait impie, est illuminé par un rayon de la grâce toutes les fois qu’il étudie l’Écriture, et que la parole sainte est considérée comme une puissance naturelle, qui opère par sa seule force l’illumination de l’âme et les progrès de la vraie théologie.

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