Histoire de la Théologie Protestante

2.3. Triomphe du subjectivisme au dix-huitième siècle

Introduction

Quand les premières ardeurs des controverses soulevées par le piétisme se furent apaisées, la nouvelle génération, qui entra à son tour en scène, établissant une balance équitable entre le piétisme et l’orthodoxie, se proposa d’éviter leurs erreurs et de mettre à profit les éléments divers de vérité, dont ils avaient tous deux été les agents providentiels. Cette période est relativement une période brillante et féconde, et, en voyant les noms de quelques-uns de ses représentants les plus éminents, nous sommes surpris de la crise redoutable que l’Église luthérienne fut bientôt appelée à traverser dans le cours du dix-huitième siècle. Il s’était, en effet, formé entre la tradition ecclésiastique et la piété vivante, entre le piétisme et l’orthodoxie, entre la foi et la science de la foi une alliance, qui semblait devoir être durable et sérieuse. Et pourtant cette prospérité n’eut qu’une durée éphémère et sembla n’avoir fait que préparer en Allemagne les voies à la critique négative.

Les théologiens, qui (en dehors de l’école de Bengel dont nous avons parlé) méritent d’attirer notre attention se sont consacrés surtout à l’histoire ecclésiastique et à l’histoire des dogmes. Citons après Gottfried Arnold et Weismann (mort en 1747)[a], le chancelier de l’université de Tubingue, Christophe Mathieu Pfaff, mort en 1760, à Giessen.

[a] Il a écrit des Institutiones theologiæ exegetico-dogmaticæ, 1739, etc.

[Ch.-Matth. Pfaff, Primitæ. Tubingue, 1718. Acta et scripta publica ecclesiæ Wirtembergensis, 1719. Collegium antideisticum, des discours académiques sur les vérités fondamentales de la religion chrétienne, et plusieurs monographies sur l’histoire des dogmes. Il écrivit en 1719 en faveur de l’union : Die nöthige (Haubenseinigkeit der protestantischen Kirche en 1721. Nöthiger Unterricht von den zwischen der römischen und den protestantischen Kirchen obschwebenden Streitigkeiten, etc.]

[Nommons encore J.-G. Walch, mort en 1775 : Einleitung in die lutherischen symbolischen Bücher, 1752. Einleitung in die christliche Moral, 1747, in die Dogmatik, etc. Bibliotheca theologica, 4 vol., 1757. Einleitung in die Religionsstreitigkeiten ausserhalb und innerhalb der lutherischen Kirche, 5 vol., 1730-1739. Il est l’éditeur des œuvres de Luther. Halle, 1740-1752. Historia ecclesiastica Novi Testamenti, 1744. Savant, impartial, il est aussi minutieux, sans grande idée, et ne comprend rien au développement vivant et progressif de l’Église. Son fils Christian-Guillaume-François Walch, de Göttingue (1726-1784), a composé avec science et talent de nombreux ouvrages : Geschichte der Adoptianer, 1755, der römischen Pæbste, 1756, der Kirchenversammlungen, 1759 der Ketzereien, Spaltungen und Religionsstreitigkeiten vor der Reformation, 11 vol. Un Breviarium theologiæ symbolicæ ecclesiæ lutheranæ, 1765, et un Breviarium theologiæ dogmatiæ, 1775. Albert Fabricius : d’Hambourg, Codex pseudepigraphus Veteris Testamenti, 1713 ; Codex apocryphus Novi Testamenti, 2 vol., 1703 ; 3 vol., 1713 ; l’étrange Von der Hardt, et Lorenz von Mosheim, mort en 1755 : Contre Toland, Vindiciæ antiquæ christianorum disciplinæ, 1720, Institutiones historiæ ecclesiasticæ, 1726. De rebus christianorum ante Constantinum, 1733.]

Lorenz von Mosheim, chancelier de l’université de Tubingue, théologien élégant, aussi littéraire qu’érudit, possédait une connaissance approfondie de l’anglais, du français et de l’italien. Il était doué du mérite assez rare de retracer avec une clarté impartiale les systèmes dogmatiques des diverses périodes de l’histoire ecclésiastique. Dans son traité de morale, que Miller (J.-Pierre) a continué, il sait éviter le rigorisme du piétisme et professe la morale du bonheur bien entendu. Il emploie pour défendre son éclectisme un langage élégant et choisi, et il est le premier qui ait réussi à introduire le goût des lectures théologiques dans la bonne société. Son histoire ecclésiastique est écrite dans un style courant, usuel et facile, qui n’a rien du genre solennel et prêcheur de la tradition classique. Son esprit superficiel et peu religieux ne sait ni saisir ni comprendre l’idée et la vie de l’Église. Il professe à peu de chose près le système territorial, et envisage l’Église comme une société d’hommes groupés d’après les mêmes principes que les corps politiques. Bien qu’il retrace avec l’impartialité de l’historien sérieux les événements qu’il raconte, il envisage l’histoire de l’Église bien moins comme le développement logique et providentiel d’un principe vivant et divin, que comme une succession d’événements nés de son contact journalier avec le monde. Il considère les transformations subies par le dogme dans le cours des âges comme le fait des hérétiques, qui combattent l’Église au nom de principes, qui lui sont étrangers et hostiles, et qu’ils empruntent surtout à la philosophie. Les dogmes sont à ses yeux pour l’Église, ce que les lois sont pour un État. Il ne soupçonne même pas que le christianisme manifeste sa vie sous la double forme des principes et des faits. Le christianisme est pour lui, non pas une vie qui s’épanouit et qui grandit, mais un principe parfait et immuable dès le début, dont il rattache aux efforts des adversaires l’assimilation historique et progressive par les générations humaines. L’histoire ecclésiastique, pour parler le langage moderne, est pour Mosheim plus une pathologie qu’une biologie de l’Église.

Nous pouvons encore citer parmi les autres historiens ecclésiastiques : Ernest.-Sal. Cyprian, l’un des derniers représentants de l’orthodoxie rigide, Löscher, et Christian-Auguste Salig, qui a écrit une histoire complète de la Confession d’Augsbourg et de son Apologie (1730). Nommons enfin l’histoire du luthéranisme, que Louis de Seckendorf opposa en 1692 aux attaques du jésuite Maimbourg, et l’histoire de la guerre d’Allemagne, de Hortleder. Tous ces historiens, en remontant aux sources, ont fait faire à l’histoire religieuse des progrès considérables. Ils ont cultivé aussi la dogmatique et la morale. Le moraliste et le dogmaticien le plus distingué de la période, qui succéda à l’orthodoxie rigide fut François Buddæus, d’Iéna, mort en 1729. Toutefois ses écrits n’ont aucun caractère bien marqué ; et l’on y sent la prépondérance de l’esprit historique, qui contribua insensiblement, en affranchissant les intelligences et en élargissant les idées, à affaiblir l’autorité du dogme et la rigueur des formules.

[Fr. Buddæi Institutiones theologico-dogmaticæ, 1723. Institutiones theologiæ moralis, 1711. Il a aussi publié des écrits philosophiques : Elementa philosophiæ practicæ, 1697. Institutiones philosophiæ eclecticæ, 2 vol., 1705. Parmi ses ouvrages historiques citons son Historia ecclesiastica Veteris Testamenti, 2 vol., 1718. Theses de atheismo et superstitione, 1716. Historische und theoIogische Einleitung in die vornehmsten Religionsstreitigkeiten, 1724, édition Walch. Isagoge Historica ad theologiam universam, 1727, édition augmentée, 1730. Ecclesia apostolica, 1729. Esquisse d’une Histoire de l’Église primitive, mais sans la vie de Jésus.]

Le prestige de l’orthodoxie était profondément ébranlé, bien que les apparences lui fussent encore favorables. Les masses se montraient encore attachées à l’Église et à ses doctrines, et hostiles à toute idée de dissidence et de secte, et ceux-là mêmes qui, comme Mosheim, professaient plus de respect pour la république des lettres que pour l’Église, évitaient de heurter de front l’opinion dominante et de s’exposer aux accusations d’hétérodoxie, que leur lançaient certains théologiens secondaires, que Mosheim appelle des maraudeurs. Néanmoins, bien qu’ils évitassent de froisser les opinions traditionnelles, ils cherchèrent aussi à vivre en paix avec, les tendances et les exigences de leur temps.

Nous voyons les hommes de cette époque, poussés par un pressentiment secret des orages qui se préparent et de l’incrédulité qui va bientôt détacher les masses de la foi de l’Église, chercher à lutter contre le courant par des lectures et des travaux contre le déisme, et par des concessions habiles sur des points de l’orthodoxie officielle, qu’ils estiment impossibles à défendre. Ils enlèvent d’un commun accord aux vieux dogmes leurs aspérités, renoncent à toute polémique confessionnelle, surtout à l’égard des réformés, et s’attachent aux principes généraux, qu’ils formulent en termes vagues, susceptibles à leurs yeux de plaire à tous les partis. Mais le courant des tendances modernes était trop irrésistible, et la réaction contre la foi de l’Église trop violente, pour se déclarer satisfaits par le sacrifice de quelques points tels que la communication des idiomes, le péché originel et l’inspiration absolue de l’Écriture sainte.

Cette théologie n’avait ni grandeur ni puissance créatrice, aussi obéissait-elle moins à son principe qu’à un calcul intéressé, en affaiblissant l’austérité du dogme. Ses principes n’avaient rien de fondamental et d’absolu, et pouvaient varier d’un jour à l’autre ; aussi ne pouvait-elle qu’adoucir les nuances, sans être capable de remonter jusqu’aux sources du mal, qu’elle se proposait de guérir. En dehors de quelques modestes travaux apologétiques, elle n’a rien fait pour rapprocher et pour unir la révélation et la raison, en montrant les aspirations instinctives de l’âme vers une révélation divine et l’affinité sympathique de la révélation pour la raison humaine. La théologie de cette période, en face du discrédit dans lequel étaient tombés les principes d’Aristote et de la scolastique, employa à l’égard de la raison une méthode éclectique sans direction et sans principe, qui assignait au goût, c’est-à-dire à la raison vulgaire et commune à tous, le droit de se prononcer en dernier appel sur les questions religieuses[b]. La révélation, de son côté, fut transformée par elle en son contraire, en mystère. Les époques de pauvreté théologique aiment à recourir au mystère et à la soumission de la raison à l’obéissance de la foi, sans comprendre que l’inintelligible présuppose non seulement la soumission de l’esprit à l’autorité, mais aussi une grande indifférence spirituelle à l’égard de la vérité et de son contenu, et qu’une telle foi renferme en principe le catholicisme, bien loin de servir de départ à des progrès sérieux et féconds.

[b] Quelques-uns, comme Fr. Buddæus dans sa Théologie morale, comme avant lui le profond penseur Schomer, s’assimilèrent et reproduisirent plusieurs des enseignements philosophiques de Hugo Grotius et de Pufendorf.

[Cette décroissance d’une foi vivante et d’un intérêt sérieux dans le contenu spécifique de la vérité chrétienne, que l’on accepte bien moins à cause de l’expérience, que l’on a faite de sa valeur, que par un certain respect que l’on professe encore pour l’Écriture sainte qui les renferme, se révèle à nous déjà chez les théologiens, qui prétendent représenter fidèlement l’orthodoxie, tels que Iæger, Compendium theologiæ positivæ, 1702-1740 ; Systema theologiæ dogmatico-polemicum, 1715 ; Hebenstreit, Systema theologicum, 3 vol., 1707-1717 ; J.-B. Carpzov, Liber doctrinalis theologiæ purioris, 1767 ; Walch, Breviarium theologiæ dogmaticæ, 1775 ; Sartorius, Compendium theologiæ dogmaticæ, 1777 ; Seiler, Theologia dogmatico-polemica, Erlangen 1774, (qui entra plus tard dans la voie des concessions à l’esprit du temps). L’Epitome theoiogiæ Christianæ de Morus, 1789, appartient au même courant d’idées.]

Cette foi resterait assurément renfermée dans les limites strictes de l’enseignement évangélique, si elle se contentait d’affirmer que la raison naturelle ne peut pas acquérir avec ses seules lumières la connaissance de la vérité et que les profondeurs divines sont insondables pour la raison pénétrée d’un rayon de la grâce. Ce qui constitue son insuffisance et sa faiblesse, c’est qu’elle se contente de ce qu’elle a, et ne cherche pas à pénétrer plus avant dans les secrets de la sagesse divine. Ce qui explique jusqu’à un certain point l’indifférence et l’apathie calculées de la théologie de cette période, c’est qu’elle avait reçu de la tradition et de l’Église certains dogmes, tels que la personne et l’œuvre de Christ, la Trinité et la sainte cène, entourés de tant de difficultés et d’obscurités insondables, qu’elle ne sut pas résoudre le problème autrement qu’en affirmant l’impossibilité pour la raison de vaincre les difficultés internes du dogme.

Le fait réel et actuel de la révélation avait été transformé par l’orthodoxie scolastique en un ensemble de formules abstraites, qui lui rendaient impossible l’aperception vivante et intime des réalités divines. La substitution de la méthode historique aux formules dogmatiques de la scolastique ne donna lieu à aucun résultat important. La méthode historique ne fut pas appliquée directement à l’Écriture sainte, toujours considérée, non pas comme l’organe des faits par lesquels Dieu s’est révélé à l’humanité, mais comme la révélation elle-même. La foi en l’Écriture sainte constitue la foi chrétienne. Pfaff, en modifiant la théorie rigide de l’inspiration, ne changea rien au fond des choses et ne fit qu’aggraver, au contraire, l’erreur primitive. Le dogme orthodoxe du témoignage de l’Esprit-Saint en faveur de l’Écriture sainte fut transformé dans le dogme de la puissance des paroles mêmes de l’Écriture pour instruire, consoler, édifier et reprendre les pécheurs. En dehors de Bengel, les théologiens suivirent l’ornière de l’exégèse traditionnelle, Michaelis l’ancien, de Halle, aussi bien que Jean-Christophe Wolff.

Ce qui contribua, plus encore que les lacunes de sa méthode, à empêcher la théologie de cette période d’exercer une influence sérieuse sur les âmes, ce fut l’hostilité professée par la masse des intelligences à l’égard du christianisme aussi bien que de l’Église. Bien des âmes, dont la foi en l’orthodoxie officielle avait été fortement ébranlée, flottaient indécises d’un extrême à l’autre. Quelques chrétiens cherchaient leur refuge dans le mysticisme et y joignaient même les spéculations de l’alchimie et de la magie. Pendant cette période de dissolution des croyances et des Églises, on vit se produire le même phénomène que dans les siècles témoins de la ruine du monde antique tout entier. La doctrine à la mode fut un éclectisme savant et confus, mélange étrange des éléments les plus hétérogènes, de profondeur et de puérilité, d’incrédulité et de superstition.

Signalons encore l’essor des sciences naturelles, qui tendirent de plus en plus, et avec succès, à s’affranchir de l’autorité du dogme et à se frayer leur propre voie par la méthode de l’observation constante et de la seule expérience. Elles en vinrent bientôt à contredire formellement les données de la Bible, conçue comme un livre inspiré dans sa lettre aussi bien que dans son esprit, et la théologie contemporaine ne put ni conjurer le péril, ni résoudre la difficulté. Le système de Copernic, mal accueilli à l’origine, était parvenu vers 1700 à rallier tous les esprits et à supplanter les théories antérieures ; or il contredisait sur plus d’un point l’enseignement littéral de l’Écriture sainte.

Les théologiens cherchèrent à repousser une théorie, qui voulait les contraindre à distinguer entre les enseignements religieux de l’Écriture, qui intéressent le salut de l’âme et qui sont le but prochain de l’intervention divine, et les données des écrivains sacrés sur la nature et ses phénomènes divers, données soumises à l’influence des connaissances acquises et des opinions reçues à l’époque où ils avaient écrit. Il ne leur fut malheureusement pas plus possible de convaincre le système de Copernic d’imposture, que de le retrouver dans la Bible. Nous voyons discutées et défendues avec toutes les armes de la dialectique, de la science et de la foi, les principales difficultés morales et scientifiques de la Bible, l’extermination des Cananéens, le soleil arrêté par Josué, les miracles d’Elie, le déluge, l’arche, le passage de la mer Rouge, la femme de Loth, la destruction de Ninive, la baleine et Jonas, le cadran solaire d’Ezéchias, le vol commis par les Israélites au passage de la mer Rouge, pour ne parler que des plus importantes. Mais la théologie ne fit que des études de détail, sans s’élever jusqu’aux grandes vues d’ensemble de la révélation et des buts multiples, que Dieu s’est proposés en la donnant au monde. Elle agit comme si la Bible devait être un cours de physique et de chimie aussi bien que de religion et de morale.

Il semble, en vérité, quand on voit le courant qui entraîne les esprits à cette époque, que c’est la première fois que les peuples civilisés, en particulier les Anglais et les Français, se trouvent placés en face de la nature et des lois qui la régissent. On dirait presque que des écailles sont tombées de tous les yeux. Ceux qui se livrèrent sans réserve à l’étude, toute nouvelle pour eux, des lois du monde physique, semblèrent perdre de vue l’indépendance et la réalité intrinsèques de l’esprit. L’empirisme et le sensualisme affaiblirent de plus en plus l’idée de Dieu, et cette génération en vint à professer ouvertement l’eudémonisme et le matérialisme à l’école de professeurs tels que d’Holbach et Lamettrie. Ces tendances extrêmes et grossières ne firent toutefois que peu de progrès en Allemagne où, malgré l’importation croissante des idées françaises et anglaises, l’idéalisme demeura l’un des traits principaux du génie national. Il n’en est pas moins vrai que les idées nouvelles y trouvèrent leurs Jean-Baptistes en Thomasius, C. Dippel et Edelmann, dont le premier a été sans contredit le plus influent.

Christian Thomasius, né en 1655, mort en 1728, se vit appelé à l’une des chaires de Halle, après avoir été forcé de quitter Leipzig à cause de la hardiesse de ses opinions et de l’usage qu’il faisait dans ses cours de la langue vulgaire au lieu du latin généralement employé par les savants de cette époque. Ses luttes avec l’orthodoxie le rapprochèrent pendant un certain temps du piétisme, dont il se constitua l’avocat juridique. Il possédait incontestablement à cette période de sa vie des dispositions religieuses et des principes sérieux, qui imposèrent pendant quelque temps un frein salutaire à son esprit mondain, orgueilleux et sensuel. L’équilibre ne tarda pas toutefois à être rompu, et Thomasius se sépara du piétisme, auquel il reprochait sans doute son étroitesse intellectuelle et scientifique, mais dont la ferveur religieuse et la morale austère étaient surtout incompatibles avec sa nature. Sa science n’avait rien de bien solide et ses connaissances n’étaient pas très étendues. Il est certain que le piétisme n’était pas le cadre dans lequel il pouvait déployer toutes ses facultés. Il avait deux qualités assez rares chez les auteurs allemands, un style piquant, léger, satirique, tout pénétré de l’esprit français et une ironie mordante, avec laquelle il infligea plus d’une blessure à la scolastique, au piétisme et au pédantisme de son temps. Il fut en Allemagne un des représentants les plus influents de l’esprit de la philosophie française du dix-huitième siècle. Il a contribué dans une large mesure avec le secours de sa plume acérée à la chute du fanatisme religieux et de l’érudition indigeste, et sa théorie du droit ecclésiastique a pénétré profondément dans les esprits et dans les institutions de son époque[c].

[c] Voir Stahl, Die Kirchenverfassung. Richters Kirchenrecht, § 52.

A la suite de la Réformation, le pouvoir religieux était tombé en Allemagne entre les mains des hommes d’État, et l’on avait cherché à justifier l’exercice des attributions religieuses par le pouvoir civil au moyen de la théorie de la dévolution aux princes[d] des pouvoirs des évêques, ou par la restitution par les évêques des droits du prince usurpés par l’épiscopat.

[d] Entre autres Stephani, mort en 1646, Tractatus de jurisdictione in Imp. Rom., 1611.

[Entre autres Reinkingk, mort en 1664, De regiraine seculari et ecclesiastico. Giessen, 1619. Il se représente la transmission accomplie par la restitution aux seigneurs terriens des devoirs, qui leur avaient été donnés à l’origine par Dieu, de défendre les deux tables de la loi. Le clergé doit conserver le pouvoir d’administrer l’Église dans le sanctuaire. Ce devoir ecclésiastique des seigneurs terriens était aussi basé sur le principe, que le magistrat politique appartient à la hiérarchie divine. Voir Bened. Carpzov, Jurisprudentia ecclesiastica seu consistorialis. Hano, 1645.]

Ces droits des princes étaient considérés tantôt comme provisoires, tantôt comme définitifs et de droit divin. Les princes exerçaient par le moyen des consistoires tous les pouvoirs ecclésiastiques, et consultaient in partent sollicitudinis, et selon leur bon plaisir, le clergé, auquel ils avaient conservé le droit de se prononcer dans les questions de doctrine et de discipline ; quant aux laïques, ils n’étaient pas plus libres qu’au sein de l’Église romaine, et ne possédaient que le droit d’obéir… et de payer.

L’orthodoxie défaillante, représentée par Carpzov (mort en 1699), chercha, mais vainement, à assurer par la théorie épiscopale un rôle plus favorable au clergé[e]. Les princes absolus, encouragés par l’exemple du grand roi, n’étaient nullement disposés à lâcher leur proie et s’étaient sans scrupule substitués au pape, au grand scandale des hommes pieux et sincères. L’orthodoxie, abandonnée par les princes, qui avaient été pendant un siècle ses défenseurs dévoués, présentait le spectacle à la fois lamentable et risible de prétentions exorbitantes unies à une impuissance absolue. Elle avait réduit les fidèles au rôle d’auditeurs passifs et aveugles, et expiait cruellement la faute de s’être livrée sans défense aux princes, après avoir repoussé comme révolutionnaire l’avertissement prophétique de Spener, qui conseillait de ne point négliger plus longtemps les droits de la communauté des fidèles.

[e] Jean-Benedict Carpzov, de Leipzig, Disputatio de jure decidendi controversias theologicas. Lipsiæ, 1695. Dans les questions spirituelles le prince doit exécuter les décisions du clergé et leur donner force de loi ; dans les questions extérieures les confirmer ou les repousser à son gré. Les laïques conservent la droit d’assimiliatio. Ce point de vue a été adopté par Stahl.

La théorie de Thomasius[f], ou système territorial, ne fit que donner une forme définitive et précise à l’état de choses existant, d’après lequel les princes, las des controverses religieuses, exerçaient leur pouvoir absolu, non plus dans l’intérêt des haines théologiques, mais d’après l’inspiration ou le caprice du moment. Résumons en quelques mots ses principaux arguments. La conscience individuelle, qui constitue la religion intérieure de l’âme, est absolument libre, et l’on ne peut ni la violenter, ni la contraindre. Par contre le prince possède sans condition le droit de se prononcer en dernier ressort dans toutes les questions qui se rattachent à la vie extérieure et sensible, et d’y maintenir l’ordre et la discipline. Le culte en commun rentre dans l’ordre des choses extérieures, et est dès lors soumis au pouvoir absolu du prince. C’est comme prince, et non comme évêque suprême, que le premier magistrat civil exerce ses prérogatives. Le prince (pas plus du reste que les théologiens, les conciles, ou n’importe quelle autorité humaine) n’a pas à se prononcer sur les schismes et les hérésies. Il n’a point à intervenir dans toutes ces questions, et il n’existe sur la terre aucun tribunal qui puisse le remplacer. Thomasius a même l’air de vouloir dire que peu importe de quel côté se trouve la vérité. En reléguant ainsi le dogme dans la sphère du caprice individuel, il n’assigne même pas à l’Église les droits et les privilèges d’une société commerciale. Thomasius ne semble pas soupçonner que l’Église puisse posséder une existence libre et indépendante. Il ne faisait par là que reproduire l’erreur de l’orthodoxie, qui séparait si profondément le clergé et les laïques et qui retombait, sans en avoir conscience, dans les erreurs d’un papisme incomplet, incompatible avec les tendances de l’époque.

[f] Chr. Thomasius, Vom Redite evangelischer Fürsten in Mitteldingen. Halle, 1695. Vom Rechte evangelischer Fürsten in theologischen Streitigkeiten, 1696. Vindiciæ juris majestatici circa sacra, 1699. Rechte evangelischer Fürsten in Kirchensachen, 1713.

[Stryk déclare que le mariage, n’étant pas un sacrement, ne présente aucun caractère spirituel, et constitue une cérémonie purement civile. Just Henning Böhmer, mort en 1749, a donné au système territorial sa forme définitive. De jure episcopali principum evangelicorum. Halle, 1712.]

Le système collégial de Pfaff[g] possède une bien plus grande valeur. Il explique comme le système territorial la naissance de l’Église par le caprice individuel. Seulement l’Église dans son système cesse d’être exposée à l’arbitraire et reçoit quelques prérogatives, parce qu’en tant que collège ou société, elle possède les privilèges inhérents à toute société civile[h]. Elle peut se donner les lois qui répondent le mieux à ses exigences et à ses besoins, et l’État n’a sur elle que le droit naturel, qu’il possède sur toute association. L’Église a sa propre existence indépendante et se compose de maîtres ou pasteurs et d’élèves ou fidèles. Ce n’est que par extraordinaire, et en vertu de délégations exceptionnelles que l’État peut exercer des droits qui appartenaient primitivement à l’Église. Jusqu’au dix-neuvième siècle le système territorial conserva l’ascendant en Allemagne.

[g] Pfaff, Origines juris ecclesiastici. Tubingue, 1719. De jure sacrorum absoluto et collegiali, 1756. Discours académiques sur le droit ecclésiastique. On voit reparaître des idées de Pufendorf.
[h] Déjà Pufendorf, mort en 1694, l’avait appelée Collegium in civitate erectum dans son ouvrage : De habitu Christianæ religionis ad vitam civilem, 1687.

Dippel et Edelmann sont des théologiens plus aventureux que Thomasius, esprits critiques et qui s’attaquent plus au fond qu’à la forme. Thomasius en vint à professer l’éclectisme, et l’empirisme de Locke, et nous pouvons ajouter qu’au fond, et en dépit de l’assurance de ses affirmations, il est sceptique. Il est bien moins préoccupé du noble désir de posséder la vérité et de se sacrifier à elle, que du besoin de découvrir et de savourer lui-même l’agréable et l’utile.

[Voir ce que dit Franck, Geschichte der protestantischen Theologie, II, 31, de quelques autres sceptiques, imitateurs secondaires de Thomasius, tels que N. Gundling, professeur de droit naturel à Halle, mort en 1729 ; Jean-Gottfr. Zeidler, Fassmann et Treiber, professeur à Erfurt, mort en 1727. Tholuck (Geschichte des Rationalismus), parle de Adam Berad, de Breslau, mort en 1748, qui sous le nom de Christianus melodius composa sur l’influence des vérités divines sur la volonté un ouvrage dans lequel il combattait le dogme évangélique de la justification, et faisait un grand éloge de la doctrine catholique. La foi n’est pas autre chose pour lui, que l’approbation, accordée par la raison à la loi nouvelle de l’Évangile, qui réagit sur la volonté, pour lui faire produire des œuvres bonnes et justifiantes. Sur Dippel voir Herzogs Realencyclopædie, III, 422.]

Le médecin Jean-Conrad Dippel, mort en 1734, s’adonna aux études alchimiques et astrologiques et vécut dans le cercle de mystiques, de dissidents et de théosophes, tels que Hohbourg et Hachmann, qui s’étaient groupés autour du prince de Sayn-Wittgenstein, à Berlebourg. Malgré les caprices de son imagination ardente il aspira sérieusement à la possession de la certitude religieuse. Il n’attache qu’une très médiocre importance aux cérémonies et aux formules de la tradition et réclame le culte intérieur et spirituel du cœur. Il préfère à la parole extérieure de Dieu la parole intérieure et vivante[i]. Il ne connaît toutefois ni la douceur, ni le calme des vrais mystiques ; il ne cessa de diriger une polémique ardente et passionnée contre le clergé et les dogmes de l’Église officielle, en particulier contre ceux qui traitent de l’inspiration, de la satisfaction vicaire, de la justification et de la Trinité.

[i] Lire Christiani democriti (pseudonyme de Dippel) Papismus protestantium vapulans, 1698. Orthodoxia orthodoxorum. La mort de Christ n’a aucun caractère expiatoire, et n’a pour but, que d’encourager les hommes au renoncement et au sacrifice. Enfin Edelmann a composé un traité sur la divinité de la raison. Voir Herzog, III, 640 ; Franck, II, 350 ; la Biographie d’Edelmann publiée par lui-même, édition Klose, 1849.

Edelmann, mort en 1767, après avoir subi pendant quelques années l’influence des cercles piétistes et mystiques, n’en avait retiré que la haine de l’Église et le mépris de l’ordre établi. Il en vint jusqu’à diriger des attaques blasphématoires contre les saintes Écritures dans son traité de Moïse dévoilé, (1740), et prit part à la traduction de la Bible de Berlebourg, publiée sous la direction de Haug. Son caractère inquiet et ombrageux lui fit porter ses pas errants sur tous les points de l’Allemagne, et il tomba enfin dans un naturalisme mélangé d’axiomes panthéistes empruntés à Spinosa. Les excès de ces hommes sans principe et sans frein éloignèrent d’eux tous les esprits raisonnables et paralysèrent les progrès de leurs idées ; toutefois le moment des luttes sérieuses et des attaques décisives contre la vérité approchait.

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