Histoire de la Théologie Protestante

1.3.5. L’Angleterre

Les souffrances et les terreurs de la révolution française et d’une guerre longue et désastreuse contre Napoléon ont provoqué, à partir de 1815, un puissant réveil au sein de l’Église anglicane, et imprimé un vif élan à la vie religieuse du peuple anglais, élan, qui n’a entraîné aucun schisme, parce que le mouvement parti du méthodisme, s’était accompli au sein de l’Église elle-même, et par ses propres forces. Le réveil religieux prit même au commencement du siècle un caractère bien plus biblique que confessionnel. Le triomphe temporaire du déisme avait eu pour résultat inattendu de renverser bien des vieilles barrières dogmatiques et de rapprocher les cœurs. Toutes les Églises travaillèrent en commun à la fondation des sociétés de traités (1790), de missions et des sociétés bibliques.

Des croyants pleins de talent et de piété, tels que Rowland Hill (Village Dialogues), Wilberforce (A Practical View of the prevailing religious System contrasted with real christianity, etc. (1826), Jos. Gurnay et Buxton prirent en main dans le parlement comme dans la haute société, la défense des grandes vérités et des grands principes du christianisme, en particulier de l’abolition de l’esclavage. Toutefois cette tendance, qui atteignit son apogée en 1830, se renfermait trop exclusivement dans le domaine des questions pratiques, puisqu’elle n’insistait que sur trois points, savoir : la nécessité de la conversion, la justification par la foi seule, et l’autorité absolue et exclusive des saintes Écritures ; et n’avait aucune aptitude scientifique, ce qui entraînait comme conséquences nécessaires, une uniformité et une tradition de la foi, qui pouvaient aboutir à un simple mécanisme intellectuel et à un vrai patois de Canaan.

Aussi le parti évangélique de la basse Église (low church), fut-il appelé par ses adversaires l’Église basse et lente (low and slow). Les progrès du catholicisme en Angleterre provoquèrent un réveil de vie intellectuelle et religieuse au sein du parti évangélique, soulevé également contre les prétentions du puséisme. Les recordistes, ainsi nommés du titre de leur principal organe, retombèrent dans les errements du puritanisme, auxquels ils imprimèrent un caractère de légalité extrême et d’étroitesse dogmatique, poussées jusqu’à la haine de toute science évangélique large et profonde. Ils ont relevé le drapeau du calvinisme rigide, et enseignent l’assurance du salut sous la forme de la conscience d’appartenir aux élus, dont l’ensemble constitue l’Église. Ils professent l’inspiration littérale de la Bible, ont déclaré une guerre à mort à toutes les tendances hiérarchiques et catholiques, et veulent substituer les antiques symboles aux trois dogmes fondamentaux du parti évangélique.

La seconde tendance dominante dans l’Église anglicane est connue sous le nom du parti de la haute Église, presque exclusivement composée de tories jusque vers 1830[a]. La haute Église considérait, à l’origine, l’Église comme le principal moyen de grâce, et attachait une importance extrême à l’épiscopat. Le réveil de la vie religieuse, les tendances de réforme au sein de l’Église, enfin l’entrée des catholiques et des dissidents dans le parlement firent comprendre les dangers de l’union étroite, qui avait existé jusqu’alors entre l’Église et l’État.

[a] Wordsworth et quelques autres théologiens, tout en appartenant à la haute Église, ne sont nullement puséistes, le Guardian et le Quarterly Review sont leurs principaux organes ; l’organe des puséistes est le Christian remembrancer.

Un certain nombre d’esprits, inquiets pour l’avenir de l’Église, travaillèrent à la réorganiser sur des bases capables d’assurer son indépendance vis-à-vis de l’État. Pusey, Newman, Keble, Oakley, Palmer, Ward, Cary, Hook qui appartenaient presque tous au collège d’Oriel à Oxford, adoptèrent comme base de la réorganisation de l’Église le double élément intérieur du sacrement, et extérieur de l’épiscopat. Ils se groupèrent en un petit cercle réformateur, instituèrent pour leur édification des communions plus fréquentes, et cherchèrent à faire entrer leurs idées dans le domaine de l’application pratique. Il s’établit toutefois dans leur sein un double courant bien distinct, tandis que les uns, à l’exemple de Pusey et de Keble, professaient un mysticisme sacramentel poétique, dans le genre du jansénisme de Port-Royal, quelques autres s’attachaient surtout avec J.-H. Newman au côté sensible et extérieur de l’Église, à sa puissance et à son organisation visible. Ces derniers sont à peu près tous passés du côté de Rome.

Les premiers, eux aussi, opposent l’efficace et la puissance objectives des sacrements au subjectivisme antimystique, soit intellectuel, soit moral, et au principe évangélique de la justification par la foi, en tant que possédant une efficace régénératrice intrinsèque, indépendante de l’Église, et quelquefois hostile à son principe, et ils réclament la soumission implicite et comme impersonnelle de l’âme à l’autorité de l’Église. Ce mysticisme, bien loin de ranimer la vie intérieure de l’âme en communion directe avec Dieu, se rattache passivement à la tradition et à l’épiscopat de l’Église anglicane.

Robert Wilberforce, devenu plus tard prêtre catholique, a poussé la logique de l’idée jusqu’à voir dans l’épiscopat une continuation de l’incarnation du Verbe ; il a favorisé les idées de ceux qui ne sont pas loin d’admettre la transsubstantiation. Les puséistes ont cherché à propager leurs idées dans des traités pour le temps, ce qui leur a valu l’épithète de tractariens. La succession apostolique est, à leurs yeux, l’une des conditions fondamentales de la véritable Église. Christ, qui a conçu l’idée de l’Église visible, a voulu aussi lui assurer une organisation stable et durable. L’évêque, consacré suivant les rites traditionnels, est le véritable représentant des apôtres, et le prêtre reçoit de lui par l’imposition des mains la puissance de consacrer les éléments, de donner l’absolution aux pénitents, et d’offrir à Dieu les prières du peuple comme son interprète et son grand prêtre. L’ordination communique aussi, et spécialement au prêtre, la vertu de laver les péchés des enfants dans l’eau sainte du baptême, et de leur assurer par son moyen la grâce de la régénération, et d’unir par la formule de consécration le corps et le sang de Christ aux éléments. Les deux sacrements du baptême et de la cène opèrent ex opere operato. C’est au clergé que revient le droit de maintenir la pureté de la doctrine, et les laïques n’ont pas le droit d’exprimer des vues personnelles sur les questions de foi. L’épiscopat a seul le droit de juger en dernière instance les questions dogmatiques. En dehors de l’autorité de l’Église, sûr garant de la vérité, il n’existe aucune autre source de certitude et de foi.

La sanctification est rattachée à la justification, et comme la nature de celle-ci a été détournée de son sens primitif, et qu’on lui refuse le caractère de la certitude, le chrétien ne possède aucun droit et aucun autre privilège que celui d’être un membre passif de l’Église. Les puséistes reconnaissent la possibilité théorique d’une erreur de la hiérarchie, bien qu’en fait elle n’ait pas erré, tant qu’elle a conservé l’unité, c’est-à-dire avant le schisme qui donna naissance à l’Église grecque d’Orient. Il en résulte que la foi des six premiers siècles doit concourir à titre égal avec la Bible à la formulation de la dogmatique ecclésiastique. Cette tendance du puséisme a imprimé dans son sein une assez vive impulsion aux études patristiques. Au dix-neuvième siècle, l’Église anglicane possède seule l’héritage intégral de l’Église primitive.

Les puséistes, pour démontrer son caractère unique de sainteté, croient pouvoir établir que la pureté de la doctrine et la dignité de l’épiscopat distinguent profondément l’Église anglicane de l’Église catholique romaine, qu’elle se sépare aussi profondément de l’Église grecque par la pure doctrine, et des Églises du continent par la succession apostolique. Elle est la seule Église catholique véritable sur la terre. Comme les sacrements ne peuvent être administrés avec certitude et avec efficace que par des pasteurs ordonnés par les évêques, les puséistes sont disposés à nier l’administration efficace des sacrements par les pasteurs presbytériens et autres. Ils ont ajouté à l’eucharistie un offertoire, sorte de sacrifice non sanglant ; ils admettent le purgatoire, bien que sous une forme, qui n’est point celle du dogme catholique, la dulie des images et des reliques, et l’invocation des anges. Robert Wilberforce a cherché à donner une base dogmatique à cet ensemble d’idées, en affirmant que la vie tout entière de l’Église n’est que la continuation de l’incarnation de la vie divine dans le sacerdoce, et se rapproche sur ce point de Möhler.

En voyant les théories de cette école, on n’a plus lieu d’être surpris qu’un grand nombre de pasteurs et de laïques soient rentrés dans le giron de l’Église romaine, et qu’un certain nombre n’aient été retenus que par leur patriotisme. Ce qui a arrêté Pusey sur la pente du romanisme, c’est l’importance secondaire, qu’il attache au côté extérieur et visible de l’Église. Beaucoup de ses disciples sont demeurés dans l’Église anglicane, dans l’espoir d’accomplir une contre-réformation intérieure. Les puséistes, qui avaient fait au début des progrès rapides, cherchèrent à réformer le culte et la vie chrétienne par le ritualisme, mais l’application de leurs principes a bientôt soulevé contre eux la masse des esprits profondément attachés aux principes évangéliques.

Les puséistes se sont vus attaqués non plus seulement par les recordistes et les membres de la basse Église, mais encore par des écrivains aussi savants qu’habiles, tels que W. Goode dans la Revue contemporaine de janvier et d’avril 1866, Isaac Taylor (Ancient christiendom), les pasteurs congrégationalistes Halley, Vaughan, Davidson. Les controverses, qui s’attachèrent surtout à leur double conception du sacrement et de la sainte cène, s’engagèrent successivement sur le baptême, sur la sainte cène, et sur la confession auriculaire.

La polémique engagée en 1848 entre Gorham et Lord Philpotts, évêque d’Exeter (mort en 1869), révéla que les ritualistes attachaient une plus grande importance à la régénération baptismale qu’à la justification par la foi, que leur doctrine du baptême tendait à transformer la justification en nouvelle naissance, sans le concours, toutefois, de la foi de l’enfant. D’après eux non seulement le baptême est efficace sans avoir été précédé par la foi, mais encore il sauve le pécheur, sans même faire naître en lui la foi personnelle. Le baptême communique au néophyte le pardon des péchés et la justification ; cette dernière désigne plutôt la justice interne que la justice imputée. Si Gorham fut acquitté, la théorie puséiste du baptême ne put point toutefois s’implanter dans l’Église.

La controverse sur la sainte cène plaça les puséistes dans une situation plus défavorable encore. Le puséiste Denison, en affirmant contre les trente-neuf articles la présence réelle du corps et du sang de Christ, non seulement se rapprocha de l’Église luthérienne, mais joignit à son affirmation des théories étranges sur la puissance magique de la consécration par le prêtre, et mit l’accent sur l’égale participation des dignes et des indignes aux bienfaits du sacrement. Les chefs du parti embrassèrent avec ardeur sa défense, mais ne purent empêcher sa condamnation par le tribunal archiépiscopal de Canterbury. Les rangs des évêques puséistes s’éclaircissent chaque jour, et l’on ne compte plus pour eux aujourd’hui que l’évêque d’Oxford et quelques évêques écossais. La prétention de Poole de rétablir la confession auriculaire provoqua les passions populaires, et entraîna sa condamnation. On peut à présent constater au sein du peuple anglais une réaction puissante contre ce pseudocatholicisme, mais ces polémiques ont fait naître aussi malheureusement un esprit d’incrédulité, favorisé par le matérialisme mercantile et par un développement exagéré et exclusif des études scientifiques. En tout cas le génie pratique de l’Angleterre est profondément antipathique au symbolisme mystique et au clair-obscur du puséisme, que l’on peut regarder comme déjà vaincu.

La science et le progrès sont le mot d’ordre et la devise de l’Église large. Nous ne devons pas la confondre avec les latitudinaires du dix-septième siècle, qui professaient l’arminianisme pur, et nous pouvons lui assigner un but plus relevé et des aspirations plus pures. Les théologiens de cette tendance, qui n’ont pas la prétention de former un parti distinct, occupent le juste milieu entre la haute Église, pour laquelle l’Église visible est la vérité capitale, et la basse Église, qui ne reconnaît qu’un dogme, la foi personnelle. Le grand poète Coleridge chercha à réaliser la synthèse de l’élément intellectuel et de l’élément moral, remise en lumière par la Réforme. Il fut suivi dans cette voie par Thomas Arnold, le célèbre recteur de Rugby (Sermons, Church Reform, Miscellaneous Works ; sa biographie a été écrite par Stanley, 1844), qui a compté un grand nombre de disciples hors ligne, l’archidiacre Jules Hare (Charges, the Victory of faith, the Mission of the conforter, vindication of Luther against his recent English assaillant, the Contest with Rome ; ce dernier ouvrage est dirigé contre Newman), Ch. Kingsley (Alexandria and her schools), Temple (Sermons ; vient d’être nommé évêque d’Exeter, octobre 1869), Pattison, Wilson, Tait, Stanley (Sermons and Essays, Sinaï and Palestine, les Epîtres aux Corinthiens, Histoire de l’Église juive, 1865), etc.

Nous retrouvons dans le même courant d’idées Maurice, précédemment professeur au collège de la Reine, qui professe le rétablissement final et une théorie de la rédemption, rapprochée de celle de Schleiermacher et d’Hofmann dans son Kingdom of Christ, 1842 ; dans ses Religions of the World, 1847 ; dans sa Philosophie morale et métaphysique, 1850 ; ses Essais théologiques, 1853 (the Word eternal and the punishment of the Wicked, Eternal life and eternal death). Il a également composé des ouvrages ou des articles sur la doctrine scripturaire des sacrifices, sur l’Église des deux premiers siècles, sur les patriarches et les législateurs, les prophètes et les rois de l’Ancien Testament, enfin sur l’évangile de saint Jean. Il compte parmi ses amis l’archevêque de Dublin, Trench, qui a traité le sermon sur la montagne, les paraboles et le surnaturel dans un esprit de largeur et de science, qui rappelle les meilleurs travaux de la théologie allemande.

Résumons ici notre étude sur la théologie anglaise. Nous avons déjà dit que la plus grave lacune du parti évangélique était l’absence d’esprit scientifique, et que le puséisme avait au au moins le mérite de remettre en honneur les études patristiques. Les études exégétiques et critiques sont paralysées par la théorie de l’inspiration littérale. Nous pouvons signaler comme une exception remarquable Alford, qui a publié en 1849 un Nouveau Testament avec commentaire. Parmi les autres commentateurs citons Webster, Wilkinson, Trollope, Conybeare, Howson, Ellicott, évêque de Gloucester (Epîtres de saint Paul et Vie de Jésus), Jowett (Commentaire sur les épîtres de saint Paul, combattu par Davies dans son Saint Paul and modern thought), Westcott (Histoire du canon du Nouveau Testament dans les quatre premiers siècles), Wright, Candlish et J.-J. Howard sur la Genèse ; A.-B. Davidson sur Job ; Henderson sur Esaïe, Jérémie, les douze petits Prophètes ; Pye Smith, le Témoignage scripturaire en faveur du Messie ; Tregelles et Pusey sur Daniel. Le docteur Samuel Davidson a composé plusieurs ouvrages sur l’introduction à l’Ancien et au Nouveau Testament. — Dictionnaires de Smith, Kitto et Fairbairn. En dehors des controverses spéciales, que nous avons déjà signalées, la méthode des évidences est toujours presque exclusivement employée par la théologie systématique. Nous pouvons signaler comme une collection remarquable de traités de dogmatique et de morale les Congregational lectures, qui renferment entre autres travaux ceux : sur l’Inspiration, par Henderson, qui n’admet pas le littéralisme de Gaussen ; sur le Péché originel, par Payne ; sur l’Expiation accomplie par Christ, par Gilbert ; sur le Sacrifice et le Sacerdoce de Christ, par Pye Smith ; sur les Sacrements, par Halley ; sur la Morale chrétienne, par Wardlaw.

Le dogme de la rédemption a été de nos jours l’objet de travaux importants. Jowett professe le socianisme mitigé ; Maurice veut que l’on envisage l’œuvre de Christ au point de vue du sacrifice moral, sans chercher à établir un rapprochement entre l’idée de la rédemption et de la juste colère de Dieu. Une troisième théorie, qui se rapproche de celle de Park, d’Andover, est soutenue par Jean Cottex Macdonnell (1858), qui se rallie à l’opinion de l’archevêque Magee (1800), et établit une différence entre l’expiation et la punition. Christ, en sa qualité de juste, n’a pu subir la punition, mais a pu accomplir l’expiation conforme à la loi. Cette opinion est professée par Thompson, Beysie, Jean Macleod Campbell, etc. Le théologien dogmatique du méthodisme contemporain est Warren. Jusqu’à ces dernières années, les ouvrages de quelques théologiens du dix-huitième siècle, tels que Lardner, Butler, Paley, étaient considérés comme des chefs-d’œuvre classiques du genre, et l’on poussait le respect si loin, que les étudiants devaient apprendre leurs ouvrages par cœur, et étaient alors considérés comme armés de toutes pièces, bien que la méthode de ces théologiens soit conforme à celle du supranaturalisme biblique et n’aboutisse avec toutes ses études historiques et scientifiques qu’à la simple vraisemblance en faveur de l’Écriture.

Les progrès de la science allemande ont singulièrement ébranlé depuis lors une confiance aussi exagérée, et fait naître dans les esprits des aspirations plus relevées. Tandis que le puséisme envisageait la théorie de la certitude du salut comme une fantaisie sectaire et méthodiste, le professeur Mansel d’Oxford ; qui connaissait à fond la philosophie allemande depuis Kant jusqu’à Hegel, mit en avant dans, son traité des limites de la pensée religieuse (Limits of religious thought), un ensemble de principes, sur lesquels il pensait pouvoir asseoir, comme sur une base plus solide, l’apologétique contemporaine. Il veut établir qu’il n’existe pour la raison humaine dans les dogmes de la révélation aucune contradiction et aucune difficulté, qui ne se retrouvent dans la raison elle-même. Il cherche, en s’appuyant avec autant de talent que de subtilité sur les écrits de sir William Hamilton, à montrer que l’homme, en tant qu’être limité, ne peut concevoir Dieu que sous la forme de l’anthropomorphisme ; que pourtant il a en lui-même le pressentiment que Dieu n’est point limité ; il en résulte qu’il tombe nécessairement dans l’erreur toutes les fois qu’il veut s’élever jusqu’à la connaissance religieuse. Il n’échappe à la contradiction qu’en renonçant à toute connaissance théorique et en se renfermant dans les limites de l’activité pratique.

Toutefois, bien loin de vouloir faire reposer la théologie sur le sentiment de l’infini, Mansel en vient à n’admettre pas plus la connaissance du bien absolu comme base de la morale, que la connaissance métaphysique de l’absolu comme base religieuse. La morale consiste dans la simple connaissance des devoirs particuliers, que Dieu nous a imposés. Il n’y a d’autre bien et d’autre connaissance du bien que la connaissance positive, qui nous est assurée par la révélation historique. Dieu a pu autoriser plus tard ce qu’il avait défendu auparavant. Mansel donne le nom de miracles moraux aux perturbations, que Dieu lui-même peut apporter dans la révélation primitive. La révélation ne saurait révéler à l’intelligence humaine les profondeurs divines, qui doivent lui rester constamment inaccessibles. Aussi toute la révélation est-elle à la fois symbolique et supérieure à toute critique. Toutefois on peut y joindre le travail de la pensée, à la condition que celle-ci se renferme dans les limites étroites, qui lui sont assignées, et se contente des arguments de vraisemblance, analogues à ceux que contiennent les ouvrages de Paley et de Butler, dont Mansel proclame l’excellence. Son intention est de défendre, l’orthodoxie, celle, il est vrai, qui réclame la soumission implicite et aveugle à l’autorité de l’Église. Il condamne également le rationalisme et le dogmatisme, qui affirment tous deux posséder la science parfaite de l’infini, sans comprendre que lui-même transforme les dogmes en de simples symboles et retombe dans le rationalisme pur par haine de la spéculation métaphysique et de l’affirmation consciente. Il ne voit pas qu’il réduit l’homme à la servitude et à un dualisme insoluble, puisque nous possédons certaines notions instinctives de Dieu, sans lesquelles il n’y aurait pas de religion possible, et que cette notion de Dieu est purement négative, et ne peut aboutir qu’au doute et au scepticisme.

Mansel a été victorieusement réfuté par Maurice (Qu’est-ce que la Révélation ? 1859), et Mc Cosh, professeur à Belfast (Intuitions de l’Esprit, 1860), qui ont signalé dans sa théorie l’obscurcissement du grand principe réformateur de la foi. Un grand nombre d’esprits distingués ont cherché, à l’occasion de cette controverse, à remettre en lumière le principe matériel, si longtemps méconnu ou oublié en Angleterre, et le témoignage direct, que le Saint-Esprit rend au christianisme ; ils ont renfermé aussi l’apologétique formelle dans de justes limites et fait comprendre qu’à elle seule elle était insuffisante pour faire naître la certitude de la foi.

[L’auteur du livre : Ecce Homo, a pris une part remarquable et originale à la polémique ardente provoquée sur le continent par les travaux les plus récents sur la vie de Jésus ; Il a su s’attacher avec un rare talent à la réalité, établir avec puissance le caractère spirituel et moral du christianisme, en s’appuyant sur des faits et sur des paroles incontestables de la vie de Jésus-Christ, en rapprochant la doctrine, les paroles et les souffrances de Jésus dans leur rapport intime avec l’essence de l’EvaBgile, mettre en lumière son caractère historique et véritable, et élever sans effort la vie de Jésus au-dessus des théories, des légendes et des mythes.]

Une tendance, qui a quelque analogie avec celle de Mansel quant aux résultats, bien qu’elle ne parte pas des mêmes prémisses, semble devoir menacer l’Église d’Angleterre et celle d’Écosse d’une crise sérieuse dans un prochain avenir. Les Essays and Reviews[b], qui ont excité en Angleterre une émotion profonde, sont comme le manifeste d’une théologie négative, d’autant plus dangereuse, que ses principaux représentants sont de hauts dignitaires de l’Église établie. Temple, successeur d’Arnold à l’école de Rugby, y envisage le développement de l’humanité comme une évolution intérieure, qu’elle accomplit avec ses seules ressources, sans qu’il y ait lieu d’avoir recours à l’intervention divine, pour laquelle, d’ailleurs, il ne semble plus rester de place. Jowett, qui a publié un commentaire remarquable sur les épîtres de Paul, nie l’inspiration, le péché originel et l’expiation. Rowland Williams, l’admirateur passionné de Bunsen, nie la divinité et l’incarnation de Christ. Baden Powell attaque la méthode employée par les théologiens pour établir la divinité du christianisme, et en particulier l’argument tiré des miracles, sans dire quelle autre méthode serait préférable. Par contre certains travaux des essayistes, en particulier celui de Pattison sur l’Histoire de la théologie anglaise de 1689 à 1750, sont remarquables, et reposent sur une base sérieuse et fidèle. La convocation ecclésiastique de 1864 a formulé un blâme énergique contre les Essais et Revues, mais n’a pu obtenir le concours des tribunaux supérieurs. La seule arme efficace ne peut être qu’une théologie, qui devra reconnaître la raison d’être des essais sérieux en face du puséisme, du supranaturalisme biblique, et de l’absence de science dans la masse des laïques et aussi des théologiens.

[b] Essays and Reviews. Oxford, 1860, ouvrage qui a passé pour le programme d’un parti théologique important. Ils ont été réfutés par, Tait, Taylor, etc.

Le mouvement de réaction a d’ailleurs déjà commencé au sein de l’Église, anglicane, et nous pouvons citer parmi les adversaires les plus distingués des Essais l’exégète Alford, doyen de Cantorbéry ; Stanley, doyen de Westminster ; Conybeare, Paulson, Kingsley, Et. Vaughan, Laing, Ayre, Gowper, et surtout Maurice et Trench. Nous pouvons y joindre la nouvelle école de Cambridge, qui compte parmi ses chefs les historiens Ch. Hardwick et Mérivale, les théologiens systématiques Westcott, Harold Browne, auteur d’une Exposition des 39 articles ; Th. Biks, etc. La plupart de ces théologiens ont subi l’influence de la science allemande, et se rattachent presque tous soit à Schleiermacher, soit par Coleridge à Schelling, et professent une théologie plus large et plus indépendante que celle de la vieille orthodoxie.

Quelques-uns reconnaissent aussi les lacunes et les défauts de l’apologétique traditionnelle, et veulent revenir aux principes constitutifs de la Réformation. Quand on songe à la mission providentielle que l’Angleterre protestante est appelée à remplir pour la cause évangélique en Asie, dans l’Inde, en Australie, en Chine et en Afrique, aux nombreux renforts que la théologie des Essais va recevoir dans un prochain avenir, comme l’atteste l’accueil favorable fait à l’ouvrage de l’évêque Colenso sur le Pentateuque, et surtout aux progrès rapides des études scientifiques et positives, on ne peut que conseiller aux défenseurs de la cause évangélique une étude toujours plus approfondie de la science allemande, qui leur permettra de lutter avec succès pour la réfutation de l’erreur, et aussi pour l’affermissement de la vérité.

Nous pouvons signaler avec joie comme un gage heureux pour l’avenir la fondation en 1866 de la Revue Contemporaine, qui compte parmi ses collaborateurs, outre les théologiens que nous venons de nommer, Cheyne, Tullocn, S. Stead, Gheetham, Benj. Shaw, Stew. Perowne, Plumptree, J.-S. Howson et Lake. Le but des fondateurs de cette revue est de prendre en main la cause du vrai catholicisme, et de triompher sans violence et par une évolution intérieure du puséisme, tout en laissant toute liberté à la science sérieuse.

Le docteur Pusey a publié en 1866 son Eirenikon, dans lequel il nie pour sa tendance la nécessité d’une observation rigoureuse des 39 articles. La Revue Contemporaine, dans son numéro d’avril 1866, renferme un article de Stanley, qui, tout en lui laissant cette échappatoire, réclame de lui plus de bienveillance à l’égard des dissidents et des théologiens, qui s’écartent de la lettre des 39 articles dans un autre esprit que celui de Rome. L’engagement de fidélité aux articles doit s’appliquer à l’ensemble, et non pas aux détails. On peut dire que dans l’Église anglicane le principe de l’unité repose non seulement sur les 39 articles, mais encore sur les livres liturgiques et sur l’organisation ecclésiastique.

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