Contre les hérésies

LIVRE SECOND

CHAPITRE XIII

L’hypothèse des premières créations, selon le système de nos adversaires, est contraire à la raison, et elle est insoutenable.

Il ne sera pas difficile de démontrer l’impossibilité de l’hypothèse de ce qu’ils entendent par leurs premières créations. Ils veulent donc que Nus et Aletheia aient été produits par Bythus et son Ennoia ; ce qui est contradictoire. Et, en effet, d’après eux Nus serait le principe de tout, l’origine de toutes choses ; s’il en est ainsi, il faut donc qu’Ennoia soit venue après lui, et ait été créée d’une manière quelconque. On voit donc qu’il est tout à fait impossible que Nus ait été créé par Bythus et Ennoia. Il y aurait eu de leur part moins d’invraisemblance à dire que Nus aurait été produit par le Propator, et que Nus aurait donné le jour à Ennoia, qui eût été sa fille. Mais autre difficulté : Comment Nus, qui ne serait autre chose que la pensée même et l’individualité intime du Propator, aurait-il été produit et se serait-il séparé du Propator ? Comment comprendre ensuite la création d’Ennoia, de l’enthymèse et des autres affections, qui ne sont autre chose que des modifications de Nus lui-même ? Si on les désigne par une autre expression, ce n’est point pour indiquer un être différent, mais seulement une extension du même être, le sens intime, qui produit des pensées diverses et qui les domine, restant toujours le même.

Nous donnons le nom d’Ennoia à la naissance de la pensée ; si cette pensée croît et se développe et préoccupe l’âme, elle prend le nom d’enthymèse. Cette enthymèse prend-elle une certaine consistance et une certaine durée, elle devient une pensée complète ; cette pensée, recevant ensuite son complément de la volonté, devient une réflexion : si l’esprit la retient et s’y complaît, elle passe à l’état de Verbe et se produit au dehors. Mais toutes ces opérations de la pensée procèdent toujours d’un même principe, c’est-à-dire de Nus, et ne sont que ses modifications. C’est ainsi que le corps de l’homme reçoit des désignations et des noms différents, selon qu’il est jeune, qu’il est viril ou vieux, sans indication pour cela de changement de substance ou d’extinction totale. Il en est de même à l’égard de l’âme. Le sentiment engendre la pensée ; la pensée fait naître la réflexion ; la réflexion se change en acte de la volonté ; la volonté en exercice de cette même volonté, et devient ensuite la parole. Mais c’est toujours Nus, quoique invisible, qui est le principe de toutes ces opérations, et qui produit le Verbe, qui se détache de lui comme le rayon de son foyer. Lui-même ne se détache pas et ne provient pas d’un autre foyer.

D’ailleurs, ils parlent de Dieu comme ils parlent de l’homme, qui est composé de deux natures, savoir : d’un corps et d’une âme ; ainsi, quand ils nous disent qu’Ennoia a été procréée par le souverain des êtres, que Nus est procréé d’Ennoia, et Logos de Nus, il est certain qu’ils emploient mal à propos l’expression procréer. Ensuite ils prêtent à tort à Dieu, qu’ils ne connaissent pas, les passions, les affections et les sentiments de l’homme. Ils font de Dieu un simple homme, tout en disant que personne ne le connaît, que ce n’est pas lui qui a créé le monde, en sorte que sa puissance ne serait qu’une chimère. Mais s’ils avaient la connaissance des Écritures, et s’ils étaient les disciples de la vérité, ils sauraient qu’il n’y a aucune comparaison à faire entre Dieu et l’homme, que la pensée de Dieu n’est pas comme la pensée de l’homme : Dieu est un être simple et sans parties, il est en tout semblable et égal à lui-même ; il est tout sentiment, tout esprit, tout pensée, tout raison, tout ouïe, tout oreille, tout lumière, et la source unique de tout bien. Voilà quel doit être le langage des hommes religieux, à l’égard de Dieu.

Mais les mystères de la perfection de Dieu ne sauraient être racontés par l’homme. Quand nous disons que l’intelligence divine embrasse tout, nous n’entendons pas cela dans un sens purement humain ; quand nous l’appelons le Père de la lumière, nous n’entendons pas parler d’une lumière semblable à celle qui frappe nos yeux. Il en est de même de toutes les comparaisons que nous pouvons faire à cet égard ; elles sont toujours en raison de la faiblesse de l’homme et de la grandeur de Dieu. Notre langage, qui est en cela l’expression de notre amour pour Dieu, ne nous empêche pas de sentir combien il est en disproportion avec sa grandeur infinie. Puis donc que, chez l’homme, l’âme ne se détache ni ne se sépare de lui, lorsqu’il produit sa pensée au dehors, à plus forte raison nous ne pouvons supposer que Dieu, qui est tout intelligence, puisse se séparer de sa propre intelligence, de manière qu’elle forme hors de lui un être distinct et qui ne soit pas lui.

Pour séparer Dieu de son intelligence, il faut supposer que Dieu est corporel ; autrement, concevrait-on que l’esprit puisse se séparer et se détacher de l’esprit ? Que si l’on soutient que c’est l’intelligence qui s’est séparée de l’intelligence, dès lors on divise Dieu et on le partage en deux. Mais d’où est partie cette portion de son intelligence qui s’est séparée, et où est-elle allée ? car il faut que ce qui sort de quelque chose entre dans une autre chose. Qu’ils nous disent donc quel est cet Être, qui existait avant Dieu et dans lequel Dieu aurait envoyé son intelligence, quand il s’en sépara ? quel était ce lieu assez grand, assez immense pour recevoir et contenir l’intelligence divine ? Dirait-on que cette opération aurait eu lieu de la même manière que le soleil lance ses rayons hors de lui, lesquels rayons sont ensuite reçus dans l’éther ; mais ici il faut supposer que l’éther, qui reçoit les rayons de l’astre du jour, existait avant ces rayons : il faut donc dire aussi que ce qui a reçu l’intelligence de Dieu était quelque chose qui était plus grand que Dieu et qui existait avant lui. Ensuite, pour suivre la comparaison, il faudra dire que, comme le soleil qui nous envoie ses rayons à une immense distance est beaucoup moins grand que l’espace que ses rayons vont traverser, il en sera ainsi du Propator, qui a envoyé loin de lui les rayons de son intelligence, et que, par conséquent, il est beaucoup moins grand que l’univers, ou que le lieu où il a envoyé les rayons de son intelligence.

Diraient-ils, au contraire, que l’intelligence du Père ne s’est pas séparée extérieurement du Père, mais que c’est au dedans de lui-même que cette séparation se serait opérée ? Mais ici il y a contradiction dans les termes ; car on ne peut dire que ce qui ne sort pas du sujet s’en sépare. La séparation, qu’est-ce autre chose que la translation d’un être hors du milieu qui le contenait ? Mais admettons que cette séparation se fasse intérieurement dans le Père, alors le Verbe ou l’intelligence ne se séparera donc pas du Père ; et il en sera de même de toutes les effusions du Verbe. Donc, toutes ces effusions du Verbe connaîtront le Père nécessairement, puisqu’elles seront en lui-même ; et elles le connaîtront toutes également, le Père les pressant et les entourant toutes de toutes parts. Par cette puissance du Père qui les embrasse, elles resteront à l’abri de toute déperdition et de tout affaiblissement, à moins peut-être qu’on ne veuille les comparer à un grand cercle qui en contient de plus petits, lesquels en contiennent à leur tour d’autres plus petits ; ou bien qu’ils veuillent comparer le Père à une sphère ou à un triangle, qui contient d’autres petites sphères ou d’autres petits triangles, qui sont la représentation du premier ; de sorte que le plus petit est entouré par le plus grand, lequel à son tour entoure celui qui est moins grand ; et qu’ainsi, le dernier et le plus petit de tous ces cercles, par exemple, ne pourrait connaître le Propator, étant séparé de lui par d’immenses distances. Mais, en admettant cette supposition, ils ne voient pas qu’ils vont emprisonner Bythus, puisqu’il sera ainsi entouré et entourant. Nous nous trouverons donc lancés de nouveau dans une discussion à perte de vue sur les contenants et les contenus ; mais il restera démontré que leurs Æons ne sont que des corps renfermés dans d’autres corps.

Il faut donc qu’ils reconnaissent de deux choses l’une : ou que ce qu’ils appellent le Père, n’est autre chose que le vide, ou bien que tout ce qui fait partie de la substance du Père participe de sa puissance. Si l’on trace dans l’eau des cercles, des triangles ou des carrés, toutes ces figures se mêlent à l’eau ; il en sera de même de celles que l’on peut tracer dans l’air, ou dans la lumière : ainsi en doit-il être des Æons que l’on suppose renfermés dans la substance du Père ; il faut qu’ils soient tous participants de cette substance, ce qui exclut toute possibilité qu’ils puissent rester plongés dans l’ignorance. Ainsi voilà que s’évanouit leur idée de dieux inférieurs, de l’émission de la matière, et tout leur système de la création, dont ils attribuent l’œuvre à la passion et à l’ignorance. Que s’ils suppriment le Père et mettent le vide à sa place, ils tombent dans un horrible blasphème, en refusant à Dieu toute espèce de puissance, puisqu’il serait incapable de communiquer sa divinité aux êtres qui font partie de sa substance.

Ce que nous venons de dire au sujet de l’émission de l’intelligence suprême suffit pour réfuter le système des partisans de Basilide, ainsi que celui des gnostiques qui adoptent les mêmes opinions sur l’origine des choses, opinions que nous avons fait connaître dans le premier livre. Nous avons donc fait voir ce qu’il y avait d’impossible et d’absurde dans le dogme de leur Nus suprême, et dans la formation de cette intelligence infinie. Examinons maintenant le reste de cette théogonie. Ils disent donc que de ce Nus sont provenus le Verbe et Zoé, créateurs du Plerum ; et quant au Verbe, raisonnant par comparaison avec les choses humaines, ils ont l’air de vanter beaucoup leur Nus au sujet de cette création. Mais comme nous l’avons dit, l’idée de Dieu renferme l’idée qu’il est en même temps tout puissance, tout pensée et tout Verbe ; ainsi, on ne peut concevoir rien qui ait pu exister avant lui et qui puisse exister après lui ; on ne peut le concevoir que simple et inaltérable, toujours égal et toujours semblable à lui-même : toutes ces conditions rendent inadmissible l’idée qu’il ait pu être créé. Certainement, dire que l’on conçoit Dieu comme étant tout vue et tout ouïe, (c’est-à-dire qu’il voit tout ce qu’il entend, et qu’il entend tout ce qu’il voit), n’est pas un péché ; dire aussi qu’on le conçoit comme étant tout intelligence et tout Verbe, en sorte que toute pensée en lui soit parole et toute parole soit pensée, ce n’est point non plus un péché ; mais on aura de Dieu une idée moins grande et moins relevée que celui qui admet l’hypothèse précédente. Toutefois, on s’en fera une idée bien plus convenable et plus décente que celui qui compare la génération du Verbe divin à l’acte de la génération parmi les hommes, et qui fait naître de cette manière Dieu et son Verbe. Nous demanderons si, d’après ce dernier système, on pourrait trouver quelque différence entre la génération de Dieu et de sa parole, et la génération de l’homme et de la parole de l’homme.

Les gnostiques ont mis en avant une autre erreur, qui est en même temps un péché, au sujet de Zoé, ou la vie, qu’ils font naître en sixième ordre, lorsqu’il fallait la placer en tête de tout le système, puisque Dieu est la vie même, l’incorruptibilité et la vérité. Il paraît donc qu’ils établissent une pareille progression d’origine en ce qui concerne les principaux attributs de Dieu : car on ne peut prononcer le nom de Dieu, sans sous-entendre dans la signification de ce mot, l’intelligence, le Verbe, la vie, l’incorruptibilité, la vérité, la sagesse, la bonté et tous les attributs de cette nature. Mais alors, comment pourrait-on dire que le sentiment est venu avant la vie ? car le sentiment c’est la vie même ; de sorte que Dieu, qui est la vie de toute la nature, aurait été un temps privé de vie. Si donc ils veulent que Zoé n’ait reçu la vie que le sixième, il fallait toujours que la vie existât bien longtemps auparavant pour faire exister Nus, et bien encore avant Nus, pour animer leur Bythus. D’où il suit que c’est une absurdité nouvelle de leur part, que de compter ensemble le Propator avec Sigée, qu’ils lui donnent pour épouse, sans mettre au même rang Zoé, qui était au moins aussi ancien qu’eux.

Quant à la seconde création, celle d’Anthropos et d’Ecclesia, nous ferons remarquer que leurs docteurs, auxquels on a donné à tort le nom de gnostiques, accusent les valentiniens, leurs confrères, de contrefaçon, disant qu’ils leur ont volé leur système : ils prétendent donc qu’il y aurait plus de vraisemblance dans l’ordre de leurs créations, de faire naître le Verbe de l’homme, que de faire naître l’homme du Verbe ; ainsi l’homme se trouverait être antérieur au Verbe, et par conséquent il serait Dieu lui-même. Il y aurait dès lors quelque vraisemblance d’attribuer à Dieu, comme ils le font, toutes les passions, tous les sentiments, et le langage de l’homme ; ils peuvent être bien venus à débiter de pareilles choses à ceux qui ne connaissent pas le vrai Dieu, et qui sont ainsi portés à prêter à Dieu leurs propres sentiments ; c’est à l’aide de pareilles théories qu’ils trouvent des auditeurs à qui ils débitent leur cinquième création, qui est celle du Verbe de Dieu, se disant seuls dans le secret des mystères ineffables de la Divinité, et s’appliquant à eux-mêmes ce passage de l’Évangile : cherchez et vous trouverez. C’est pour cela sans doute qu’ils ont encore à chercher et à expliquer comment Nus et Aletheia sont provenus de Bythus et de Sigée ; comment d’Aletheia et de Nus, Logos et Zoé ; comment de Logos et de Zoé, Anthropos et Ecclesia.

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