Contre les hérésies

LIVRE SECOND

CHAPITRE XIX

Absurdité du système des hérétiques relativement à la semence divine. Qu’il est contre le bon sens de supposer que Demiurgos en aurait été le dépositaire, et que cependant il n’aurait été qu’un animal inintelligent, privé de la science des choses divines. Il n’est pas moins ridicule de supposer qu’une seule particule de cette semence divine aurait suffi pour les rendre, eux, qui ne sont que des hommes, des êtres spirituels et dont l’intelligence serait capable de tout comprendre.

Telles sont les propositions bizarres avancées par nos adversaires, relativement à la semence divine : semence sans forme, sans figure, étant cependant de la même essence que les anges, qui accompagnent le Sauveur et qui sont nés de la mère Achamoth ; déposée ensuite dans le sein de Demiurgos, à son insu toutefois, et qui devait donner l’être, la vie et la perfection à l’homme, sa créature. Faisons remarquer d’abord que ces anges, qui accompagnent celui qu’ils appellent le Sauveur, devraient, d’après ce système, être imparfaits et informes, puisque ce qui aurait été formé à leur ressemblance aurait été ainsi laid et informe.

Il n’y a pas plus de fondement dans ce qu’ils disent relativement au Créateur, qui aurait été dépositaire de la semence divine sans le savoir, et sans se douter non plus que l’espèce humaine serait provenue de cette même semence. Et, en effet, comment supposer que cette semence fût restée inconnue au Créateur, si elle avait existé et qu’elle eût eu une vertu qui lui fût propre ? Que si elle était sans essence et sans vertu, c’est qu’elle n’était rien, et par conséquent le Créateur ne l’a pas connue. Car nous voyons que les choses qui ont une existence distincte et une force particulière, soit de finesse, soit de vitesse, soit de douceur, soit d’éclat, n’échappent pas à la connaissance et à l’investigation de l’homme ; comment donc pourraient-elles échapper à l’investigation d’un Dieu, créateur de l’univers ? Assurément, il ne pouvait connaître cette semence dont on nous parle, puisque ce qu’on nous en dit équivaut à un pur néant. C’est à de pareilles divagations que s’applique sans doute la parole de notre Seigneur, quand il a dit : « Or, je vous dis que toute parole oiseuse que les hommes auront proférée, ils en rendront compte au jour du jugement. » Nous ne doutons pas que nos adversaires ne se trouvent dans ce cas-là, eux qui amusent les hommes à écouter de pareilles chimères. Parlent-ils d’eux-mêmes ? c’est cette semence divine, qui, échauffant leur homme intérieur, les élève jusqu’à la connaissance du Plerum et des mystères du Père suprême. Parlent-ils de Demiurgos ? alors cette même semence divine dont il est rempli, et que la mère Achamoth a déposée en lui, loin de lui ouvrir l’esprit, le laisse plongé dans une profonde ignorance de ce qui se passe dans le Plerum, et de toutes choses généralement.

Mais la déraison de la déraison, c’est qu’ils se proclament eux-mêmes des hommes spirituels, parce qu’une particule de cette semence aurait été déposée en eux, ce qui fait que leur âme est de la même nature que celle de Demiurgos ; tandis que celui-ci, qui devrait au moins jouir des mêmes privilèges, d’autant qu’il est Dieu, ne peut s’élever à l’état d’esprit, reste à la nature de la bête brute, et ne saurait, en conséquence, avoir nulle idée des choses d’en haut, tandis qu’eux-mêmes, qui ne sont que des hommes, se vantent de tout pénétrer et de tout connaître ! Chez eux, qui sont hommes, cette semence, par sa vertu, aurait produit l’intelligence et la perfection ; pour celui qui est Dieu, elle n’aurait produit que l’ignorance. Quelle dérision ! quelle folie !

Ce qu’ils disent encore de cette semence, qu’étant dans le sein de Demiurgos elle s’y formula, y prit une figure et y devint propre à revêtir l’intelligence et la raison, ne peut pas soutenir davantage la discussion. En effet, dans cette hypothèse, il faudra que cette semence divine se réunisse à la matière, à laquelle ils donnent pour origine l’ignorante et le péché, et qui deviendra ainsi plus efficace et plus puissante que la lumière céleste du Père, puisqu’elle donnera à cette semence un accroissement, une perfection, une beauté que la lumière incréée n’avait pu lui donner. En définitive, la matière, qu’ils font l’équivalent des ténèbres, aura plus d’efficacité et de puissance que la lumière divine elle-même. Puisque cette matière a une si grande vertu, n’est-il pas ridicule de soutenir qu’elle a failli faire périr leur mère Achamoth, qui suffoquait pressée dans les liens de cette matière, si, rassemblant toutes ses forces, et aidée du secours du Père, elle ne fût parvenue à se débarrasser de ses étreintes. Voilà donc la semence divine qui reçoit la forme et l’accroissement, parce qu’elle s’unit à cette même matière ! et ce prodige encore s’opère par l’union des contraires et par leur fermentation réciproque, puisque, d’après nos adversaires, la matière est opposée à l’esprit, et l’esprit à la matière ; ce qui est contradictoire.

Mais voici une autre difficulté : La mère Achamoth, en voyant les anges qui accompagnent le Sauveur, conçoit des formes pareilles à celles de ces anges, et cependant elle n’en conçoit pas une qui soit semblable au Sauveur, qui est bien plus beau encore que ses anges. Est-ce donc que la vue du Sauveur lui a déplu, et que pour cela elle n’a pas voulu concevoir une image semblable à lui ? Et quant à Demiurgos, qu’ils appellent Psychique, et auquel ils donnent une forme et une figure particulières, il aurait été créé parfait, quant à sa substance matérielle ; mais il serait venu au monde imparfait, quant à l’esprit, qui lui était cependant bien plus nécessaire : c’est pour cela qu’il a fallu qu’il descendît dans une âme humaine qui lui devait donner la perfection et l’intelligence. Si donc il a besoin de la forme terrestre et animale pour être parfait, c’est qu’il n’est nullement semblable aux anges, qui sont les lumières des cieux, et qu’il ne peut ressembler qu’aux hommes. Il ne peut, en effet, ressembler qu’aux êtres sur le modèle desquels il a été formé, comme un volume d’eau prend la forme du vase qui le contient ; et si cette eau vient à geler, la glace qui en résultera aura la forme du vase. Cela étant, comment donc la semence divine dont on nous parle produirait-elle des formes d’anges, puisque nous voyons, par l’exemple de Demiurgos, qu’elle ne produit que des formes humaines. Puisqu’elle était bonne pour les esprits, qu’a-t-elle eu besoin de descendre dans la chair ? C’est, au contraire, la chair qui a besoin de l’esprit, s’il est vrai qu’elle doive être sauvée par lui, être glorifiée par lui, et que le principe de mort qui est en elle doive être absorbé par le principe de vie et d’immortalité. On ne voit donc pas comment ce qui est de l’esprit pourrait avoir besoin de ce qui est de la matière. L’esprit nous rend meilleurs ; mais nous, nous ne pouvons rendre l’esprit meilleur.

Voici qui démontrera plus clairement encore tout ce qu’il y a de faux dans ce qu’ils disent relativement à cette semence divine. En effet, ils prétendent que les âmes sur lesquelles la mère Achamoth aura répandu de cette semence divine seront d’une nature plus excellente que les autres, qu’elles seront protégées par Demiurgos, et qu’elles deviendront les âmes des princes, des rois et des prêtres. Mais si cela était, on aurait vu le grand-prêtre Caïphe, Anne, et tous les autres grands-prêtres avec les docteurs de la loi, les princes du peuple, et avant tous, le roi Hérode, croire en notre Seigneur, par l’effet de ce privilège de la nature de leur âme. Or, c’est justement le contraire qui est arrivé ; car ce ne furent ni les grands-prêtres, ni les princes, ni les chefs du peuple qui accueillirent Jésus-Christ, mais les pauvres qui mendiaient le long des chemins, mais les sourds et les aveugles, mais ceux qui étaient méprisés par la foule ; ce qui fait dire à saint Paul : « Considérez, mes frères, qui sont ceux d’entre vous qui ont été appelés à la foi ; il y en a peu de sages selon la chair, peu de puissants et peu d’illustres. Dieu a choisi les plus vils et les plus méprisables selon le monde. » On voit donc par-là que les âmes des grands et des puissants de la terre n’étaient point les plus excellentes parmi les hommes.

Ce que nous avons dit jusqu’à présent suffit pour démontrer combien est vain et chimérique l’ensemble de tout leur système. Car il n’est pas besoin, comme dit le proverbe, de boire toute l’eau de la mer, pour savoir qu’elle est salée. Si quelqu’un a fait une statue avec de la terre, et qu’il l’ait recouverte d’un peu d’or, dans l’intention de la faire passer pour une statue d’or massif, il ne sera pas nécessaire, pour découvrir le stratagème, de la briser tout entière ; mais il suffira d’enlever en quelque partie l’or qui recouvre la terre dont elle est pétrie. Ainsi avons-nous fait nous-mêmes, en mettant à jour les contradictions et les absurdités les plus saillantes des systèmes des hérétiques, et en démasquant leur méchanceté, leur ruse et leur fraude, en sorte que, s’il en est encore qui se laissent tromper par eux, c’est qu’ils le voudront bien : il nous a suffi pour cela de relever toutes leurs opinions chimériques et ridicules sur la nature de Dieu, créateur de l’univers.

Et, en effet, et pour résumer ce que nous avons dit à ce sujet, à qui feront-ils croire que le Dieu créateur de l’univers et Dieu le père, puissent être deux dieux différents ; que le Monogène est autre que le Verbe de Dieu, et que ce dernier serait provenu de quelqu’imperfection d’en haut ; que ceux-ci seraient autres que le Christ, né postérieurement avec le Saint-Esprit de l’effort réuni des Æons ; et qu’enfin tous ces dieux ne doivent point être confondus avec le Sauveur, provenu, non point du Père céleste, mais des Æons déchus, et pour réparer cette déchéance ? En sorte que, d’après ce système, s’il n’y avait pas eu des Æons déchus et retombés dans l’ignorance, ni le Christ, ni le Saint-Esprit, ni Horos, ni Soter, ni les anges, ni la mère Achamoth, ni la semence divine, ni enfin tout ce qui constitue, selon eux, l’animal de la création, n’aurait pu exister. Tout serait demeuré dans la solitude et le chaos. Ainsi, toutes leurs assertions relativement à la création du monde, à celle du Christ, du Saint-Esprit et du Sauveur, qu’ils attribuent au péché, sont autant d’impiétés et de blasphèmes. Cette doctrine, malgré leurs efforts pour la recouvrir d’énigmes, de paraboles et de mots pompeux, n’en est pas moins impie et détestable.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant