Contre les hérésies

LIVRE SECOND

CHAPITRE XXXIII

L’auteur démontre par un grand nombre de raisons l’absurdité du dogme qui admet la transmigration des âmes d’un corps dans un autre corps.

Le dogme de la transmigration des âmes d’un corps dans un autre corps n’est pas soutenable, en premier lieu, de la part de ceux qui prétendent que, dans ce système, les âmes ne gardent aucun souvenir de ce qu’elles ont été avant leur transmigration. Et, en effet, si le but de cette transmigration était de fournir aux âmes le moyen de se rendre plus parfaites, il était nécessaire qu’elles eussent le souvenir du passé, afin de pratiquer les vertus qu’elles auraient autrefois négligées, et ne pas recommencer le même cercle de misères et d’imperfections qu’elles avaient antérieurement parcouru : et dès lors, il serait contradictoire d’admettre que leur passage dans un nouveau corps aurait aboli en elles toute mémoire du passé. Dans la vie actuelle, n’arrive-t-il pas que les choses que l’âme perçoit pendant le sommeil, et le repos du corps, sont ensuite, après le réveil, rendues sensibles aux organes de ce corps lui-même ? C’est souvent même après un assez long espace de temps que cette opération a lieu, et que l’on raconte ce que l’on a vu jadis en songe : ainsi l’âme devrait, dans l’hypothèse de la transmigration, se ressouvenir des choses qui se sont opérées en elle avant sa dernière métamorphose. Car, si elle se rappelle les conceptions les plus fugitives, et les perceptions dont elle a eu seule la conscience pendant le sommeil, à plus forte raison devrait-elle se souvenir de ce qu’elle a fait durant longtemps, et quelquefois durant un siècle entier de sa vie antérieure.

Platon, philosophe de l’antiquité, fut le premier qui imagina ce dogme ; mais ne sachant comment échapper à la contradiction que nous avons signalée, il supposa que les âmes buvaient un breuvage d’oubli, qui leur était administré au moment où elles entrent dans un nouveau corps, par le génie qui préside à la sortie des âmes de cette vie. Il est évident que par cette supposition ce philosophe est tombé dans une autre contradiction encore plus flagrante. Car, si le breuvage d’oubli a le pouvoir d’anéantir le souvenir de tous les faits antérieurs, nous dirons à Platon : comment, s’il en est ainsi, pouvez-vous savoir cela, maintenant que votre âme habite un nouveau corps, et qu’elle a bu le breuvage d’oubli avant que d’y entrer ? Si vous vous souvenez et du breuvage, et du génie qui vous l’a présenté, et de votre entrée dans un corps nouveau, il faut admettre que vous vous souvenez pareillement de tous les faits antérieurs de votre première existence ; mais si vous n’avez aucun souvenir de ces faits antérieurs, c’est qu’il n’y a eu ni génie ni breuvage d’oubli en ce qui vous concerne.

Nous ferons la même réponse à ceux qui prétendent que c’est l’influence du corps qui fait oublier à l’âme ses perceptions. Mais alors comment se fait-il que les perceptions qui arrivent à l’âme, pendant le sommeil des sens, soit par le sentiment, soit par la contemplation, lui soient ensuite présentes par le souvenir, et qu’elle puisse les communiquer aux organes qui sont en relation avec elle ? Il y a plus, si le corps opérait l’oubli des perceptions, l’âme, tant qu’elle est unie au corps, ne pourrait plus même se rappeler de ce qu’elle aurait vu par les yeux ou de ce qu’elle aurait entendu par l’ouïe ; mais toute perception des choses vues s’évanouirait dès que l’œil cesserait d’être tourné vers elle. L’âme, étant enchaînée à un agent permanent d’oubli, elle ne pourrait connaître les choses qu’au moment où elles se trouvent sous les sens. Comment donc, dans cette hypothèse, pourrait-elle avoir quelques notions de Dieu, et conserver le souvenir de ces notions, si le corps les lui faisait oublier sans cesse ? Cependant nous voyons, au contraire, que les prophètes, pendant qu’ils furent sur la terre, eurent la faculté de se souvenir de tout ce que l’Esprit saint leur avait communiqué pendant l’acte de la céleste vision, puisqu’ils l’annonçaient ensuite aux hommes ; il est donc vrai de dire que le corps ne cause nullement l’oubli des notions spirituelles ; mais que l’âme en communique le sentiment aux organes du corps, et rend ainsi celui-ci participant de la spiritualité de l’âme.

Et, en effet, on ne peut pas dire que le corps soit plus puissant que l’âme, puisque, au contraire, c’est par l’âme qu’il respire, qu’il vit, qu’il prend de l’accroissement et qu’il se meut ; c’est donc l’âme qui est maîtresse du corps et qui le domine. La gravité des corps, il est vrai, diminue la vélocité des mouvements de l’âme, comme aussi le corps augmente de légèreté et de vitesse sous l’influence de l’action de l’âme ; mais l’âme pour cela ne perd rien des notions qu’elle possède. Le corps est semblable à un instrument, et l’âme est comme l’opérateur qui le fait mouvoir. De même donc que l’opérateur conçoit vivement dans sa pensée l’action qu’il veut donner à l’instrument, et la communique à l’instrument avec un mouvement moins rapide, à cause de l’immobilité dont celui-ci est doué, ce qui rend ensuite l’action plus parfaite par le mélange de la lenteur de l’instrument combinée avec la vivacité des conceptions de l’opérateur. Il en est ainsi des mouvements de l’âme, qui sont tempérés par la lenteur naturelle des mouvements du corps. Elle ne perd point pour cela les facultés qui lui sont propres, et tout en communiquant la vie au corps, elle ne la perd point elle-même ; de même aussi en communiquant sa propre action aux organes du corps, elle ne perd rien, ni de son action virtuelle, ni de la mémoire des choses perçues par les sens.

En admettant donc que l’âme ne puisse avoir notion que des choses présentes et actuelles, il faut conclure aussi qu’elle n’a jamais été antérieurement unie à quelque autre corps dans lequel elle aurait fonctionné ; car elle ne saurait les connaître. Et elle n’est pas, dans cette hypothèse, capable de connaître les choses qu’elle ne voit pas.

C’est donc Dieu qui, par sa puissance, fait don à chacun de nous d’une âme ainsi qu’il nous a donné un corps. Et Dieu n’est pas tellement borné dans sa puissance et dans ses dons, qu’il ne puisse faire autant d’âmes qu’il a fait de corps, et leur donner à tous un caractère qui leur soit propre. Lors donc que le nombre des humains déterminé par sa sagesse sera rempli, tous ceux qui sont inscrits sur le livre de vie ressusciteront avec leur âme, leur corps et leur intelligence, dont ils auront fait usage pour se rendre agréables à Dieu. Ceux, au contraire, qui auront mérité sa colère iront recevoir le châtiment de leurs fautes, en conservant l’âme et le corps avec lesquels ils auront offensé la bonté de Dieu. Tous dès lors ne seront plus susceptibles ni de procréer ni d’être procréés, ni de contracter des unions de sexes, afin que le nombre d’élus déterminé par la Providence divine reste ainsi définitivement fixé.

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