Contre les hérésies

LIVRE TROISIÈME

CHAPITRE XIV

Dans l’hypothèse où saint Paul aurait eu la révélation particulière de quelque mystère de la religion, ignoré des autres apôtres, comment supposer qu’il ne s’en fût pas ouvert à saint Luc, le compagnon assidu de sa vie et le confident de tous ses travaux ; et comment ce même saint Luc, à qui nous devons les chapitres les plus importants de l’histoire de l’Évangile, ne nous aurait-il pas également transmis ces révélations de saint Paul.

Saint Luc fut le compagnon assidu de saint Paul, et son collaborateur de la mission évangélique ; il le témoigne ainsi lui-même, moins pour s’en faire gloire que pour rendre hommage à la vérité. Saint Paul et saint Luc se séparèrent des apôtres Paul, Barnabé et de Jean, qu’on appelait Marc, qui se dirigèrent vers Chypre ; et eux allèrent dans la Troade. Et une vision se montra à Paul durant la nuit : « Un Macédonien était devant lui, le priant, et disant : Passez en Macédoine, secourez-nous. Or, aussitôt qu’il eut vu cette vision, nous nous disposâmes à partir pour la Macédoine, assurés que Dieu nous y appelait pour évangéliser. Et partant de Troade, nous allâmes droit à Samothrace. » Vient ensuite le récit de leur voyage jusqu’à leur arrivée à Philippes, et quel fut l’effet de leur première prédication : « Et nous asseyant, nous parlâmes aux femmes qui étaient assemblées ; une foule de personnes crurent, et se convertirent. » Et puis, il dit : « Et nous, après les jours des azymes, nous nous embarquâmes à Philippes, et en cinq jours nous vînmes en Troade, où nous demeurâmes sept jours. » À ce récit succède tout le détail de leur voyage, le temps qu’il a duré, les lieux et les villes qu’ils ont visitées, jusqu’à leur arrivée à Jérusalem ; ce qui arriva à saint Paul, comment il fut conduit à Rome chargé de liens, le nom du centurion qui fut soumis à sa garde, le nom du vaisseau qui les transportait ; comment ils firent naufrage, dans quelle île ils abordèrent, les secours qu’ils y trouvèrent sous les auspices de saint Paul qui opéra la guérison du chef de cette île ; leur départ, leur passage à Pouzzoles, et enfin leur arrivée à Rome, et le temps qu’ils restèrent dans cette dernière ville. Saint Luc a raconté en détail toutes ces circonstances auxquelles il a assisté, et son récit est empreint du cachet de la plus exacte vérité. D’ailleurs, ces faits étaient attestés par un grand nombre de témoins, ils étaient à la connaissance des disciples qui prêchaient l’Évangile, et dont saint Luc était alors le doyen ; car il avait été non-seulement le compagnon, mais encore le coopérateur des apôtres, et de saint Paul en particulier, comme celui-ci le raconte dans ses épîtres. Ainsi il dit : « Car Démos m’a abandonné, et il est allé à Thessalonique ; Crescent en Galatie, et Tite en Dalmatie ; Luc est seul avec moi. » Il montre ainsi qu’il a toujours été réuni à lui, et qu’ils étaient inséparables. Et dans l’épître adressée aux Colossiens, il ajoute : « Luc, le médecin, notre cher frère, vous salue. » Or, si saint Luc, qui partagea avec saint Paul les travaux de la prédication, qui fut nommé par lui son très cher frère, qui évangélisa avec saint Paul, qui d’après cela semblerait lui avoir dicté le récit de son Évangile ; si, disons-nous, saint Luc nous a appris tout ce que savait saint Paul sur les mystères de la foi, ainsi que cela résulte des paroles mêmes de saint Paul, comment ceux qui n’ont jamais connu saint Paul pourraient-ils se vanter d’avoir appris de saint Paul des choses inconnues à tout le monde et des mystères extraordinaires ?

Saint Paul enseignait de la même manière les vérités dont il était pénétré à ceux qui l’écoutaient en particulier, et à tous ceux qui l’écoutaient publiquement ; c’est ce qu’il témoigne lui-même. Ayant réuni à Milet les prêtres et les évêques de l’Église d’Éphèse, parce qu’il devait se rendre à Jérusalem pour célébrer la Pentecôte, il s’ouvrit à eux, leur annonça ce qui lui arriverait à Jérusalem, et il ajouta : « Et maintenant je sais que vous ne verrez plus mon visage, vous tous chez qui j’ai passé, prêchant le royaume de Dieu. C’est pourquoi je vous déclare aujourd’hui que je suis innocent du sang de vous tous ; car je n’ai point manqué de vous annoncer tous les conseils de Dieu. Soyez attentifs sur vous-mêmes et sur tout le troupeau, dont le Saint-Esprit vous a établi évêques, afin de gouverner l’Église de Dieu, qu’il a acquise par son sang. » Ensuite, prévoyant qu’il surviendrait de faux docteurs qui susciteraient des hérésies, il dit : « Je sais qu’après mon départ il entrera parmi vous des loups ravissants qui n’épargneront point le troupeau, et que du milieu de vous il s’élèvera des hommes qui prêcheront une doctrine perverse, afin d’attirer des disciples après eux. Or, vous savez que je vous ai constamment annoncé toutes les vérités que Dieu m’a enseignées. » C’est donc ainsi que les apôtres nous ont transmis avec sincérité et avec candeur toutes les vérités que notre Seigneur leur avait apprises. Et c’est de la même manière et avec la même sincérité que saint Luc nous a donné son récit évangélique, ainsi qu’il le déclare lui-même par ces paroles : « Ainsi que nous ont rapporté ces choses ceux qui, dès le commencement, les ont eux-mêmes vues et qui ont été les ministres de la parole. »

Mais si l’on récuse le témoignage de saint Luc, en disant qu’il n’a pas connu la vérité, alors il faut, même quand on se prétendrait son disciple, rejeter son évangile tout entier. Car cet évangile de saint Luc est surtout remarquable par des circonstances importantes et utiles, que lui seul nous fait connaître ; de ce nombre, sont la généalogie de saint Jean-Baptiste, l’histoire de Zacharie, l’arrivée de l’ange Gabriel auprès de Marie, le cantique d’action de grâces d’Élisabeth, l’avertissement donné aux bergers par les anges, les paroles d’Anne et de Siméon, au sujet du Christ, et de son séjour à Jérusalem, durant douze années, le baptême de Jean, l’âge du Christ, lorsqu’il fut baptisé dans les eaux du Jourdain, et que cela se passait vers la quinzième année du règne de Tibère. Et encore, ce n’est que dans saint Luc que l’on trouve ces paroles du Christ, au sujet des riches de la terre : « Malheur à vous, riches, parce que vous avez votre consolation ! Malheur à vous, qui êtes rassasiés, car vous aurez faim ! malheur à vous, qui riez maintenant, car vous gémirez et vous pleurerez ! malheur à vous, quand tous les hommes diront du bien de vous, car leurs pères traitaient ainsi les faux prophètes. » Ainsi, plusieurs traits de ce genre et plusieurs circonstances importantes de la vie de notre Seigneur, et essentielles à la foi, nous sont racontés par saint Luc seul, entre les évangélistes ; par exemple, lorsque ceux qui étaient avec Pierre prirent une quantité extraordinaire de poissons, sur l’ordre que le Seigneur avait donné de jeter les filets à la mer ; et encore, la guérison miraculeuse opérée le jour du sabbat sur la femme qui était malade depuis dix-huit années ; la guérison de l’hydropique un jour de sabbat, et les réponses que le Christ fit aux pharisiens qui lui reprochaient cette guérison faite en un pareil jour ; la recommandation qu’il fit à ses disciples de ne pas rechercher les honneurs, mais d’appeler de préférence à eux les pauvres et les faibles ; de plus, cette parabole, relative à la prière, lorsque celui qui va chez son ami pendant la nuit pour lui demander cinq pains, en obtient par supplication ; et lorsque notre Seigneur, étant à table chez un pharisien, la femme pécheresse vint à lui, embrassant ses genoux et les oignant de parfums ; et la parabole des deux débiteurs que le Seigneur dit à Simon dans cette occasion : cette parabole du riche, qui enfouissait avec soin tous ses trésors, et à qui il est dit : « Cette nuit même on te redemandera ton âme ; les choses que tu as, à qui seront-elles ? » Et encore, la comparaison du pauvre Lazare, et du riche, qui était vêtu de pourpre et de lin et menait une vie joyeuse ; le discours du Christ à ses apôtres, sur le scandale et le pardon des offenses, lorsque ceux-ci, après l’avoir écouté, lui dirent : « Seigneur, augmentez notre foi ; » et cette parabole qu’il dit au publicain Zachée, et la parabole du pharisien et du publicain, qui étaient montés au temple pour prier, et la guérison des dix lépreux qu’il rencontra sur un chemin et qu’il guérit ; et lorsqu’il dit que lorsqu’on donnait un festin, il fallait y inviter les pauvres, les infirmes, les boiteux et les aveugles ; et la parabole du juge qui ne craignait point Dieu, et qui fut obligé de rendre justice à la veuve ; enfin celle du figuier, qui était dans la vigne et qui ne portait point de fruits. On peut encore lire dans saint Luc beaucoup d’autres choses qui ne se trouvent que dans son récit, et qui ont obtenu l’aveu même de Marcion et de Valentin. Il faut encore ajouter à ce que nous venons de rapporter et qui ne se trouve que dans saint Luc, l’événement de la rencontre du Christ par les disciples, sur le chemin d’Emmaüs, les discours qu’il leur tint, et comment ils le reconnurent à la fraction du pain.

Il faut donc que les hérétiques se décident, ou à accepter, ou à rejeter entièrement tout ce que saint Luc a écrit dans son évangile. Car aucun homme de sens ne leur fera cette concession d’être maîtres d’accepter certaines choses, qu’ils diront conformes à la vérité, et d’en rejeter certaines autres, sous le prétexte qu’elles y seraient contraires. D’après cela, les marcionites, qui ont tronqué cet évangile, ne peuvent pas dire qu’ils ont un évangile ; et quant aux partisans de Valentin, qui se sont permis d’interpréter l’Évangile à leur façon, et de dénaturer par de vaines subtilités la pensée et le sens des mots, il faudra qu’ils cessent leurs ridicules jactances. À moins que, consentant à accepter, comme conforme à la vérité, l’Évangile tout entier, ainsi que la doctrine des apôtres, ils ne se décident enfin à faire pénitence pour échapper au péril de la damnation auquel ils s’exposent.

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