Contre les hérésies

LIVRE TROISIÈME

CHAPITRE XXII

Que le corps du Christ a réellement été formé de la chair de la vierge Marie.

D’autres élèvent une nouvelle objection : ils prétendent, afin de nier ensuite la génération du Christ, qu’étant dans le sein de Marie, il n’a pris aucune partie de sa substance.

Car, disent-ils, Adam a été formé par la main et par l’œuvre seule de Dieu, mais non le Christ ; il n’y a donc pas similitude entre l’un et l’autre, d’autant que le premier homme avait été fait à l’image de Dieu ; donc, au lieu de montrer sa sagesse dans ses œuvres, Dieu montrerait plutôt son inconstance. Mais tenir ce langage, n’est-ce pas dire que l’apparition du Christ sous la forme humaine n’aurait été qu’une pure illusion, puisqu’il n’était pas homme, et qu’il aurait été ainsi fait homme sans rien prendre de l’homme ? Car, s’il n’a pas reçu de l’homme son corps de chair, il n’a pas été fait homme, et il n’est pas le fils de l’homme ; et, s’il ne s’est pas fait semblable à nous, peut-on dire qu’il lui fut difficile de supporter et de souffrir ce qu’il n’aurait souffert qu’en apparence ? Mais nous savons tous que notre corps a été formé du limon de la terre, et notre âme animée d’un souffle de la divinité : ainsi a été le Verbe sur la terre ; il a été fait homme à notre image, reflétant sa créature en lui-même ; c’est pourquoi il veut qu’on dise de lui qu’il est le fils de l’homme ; et ceux, dit-il, qui sont doux et qui lui ressemblent possèderont la terre. D’ailleurs saint Paul, dans l’Épître aux Galates, dit formellement que « Dieu a envoyé son Fils, formé d’une femme, et soumis à la loi. » Et, dans l’Épître aux Romains, il ajoute au sujet de son Fils, Jésus-Christ, « lequel lui est né de la race de David, selon la chair ; qui a été prédestiné Fils de Dieu en puissance, selon l’esprit de sainteté, par sa résurrection d’entre les morts. »

Au reste, d’après le système de nos antagonistes, l’incarnation du Verbe dans le sein de Marie devenait tout-à-fait inutile. À quoi bon le verbe y serait-il descendu s’il ne devait rien prendre de sa chair ? Mais s’il n’avait rien eu de la chair mortelle de sa mère, qu’aurait-il eu besoin de nourrir son corps avec les aliments qui sont produits par la terre ? aurait-il jeûné pendant quarante jours comme Moïse et Élie, et son corps aurait-il souffert de cette abstinence ? Et encore, s’il en eût été ainsi, Jean, son disciple, aurait-il dit, en parlant de lui, que Jésus étant lassé du chemin s’assit pour se reposer ? Et David lui aurait-il fait dire : Ils ont ajouté encore à la douleur de mes plaies ? Il n’aurait pas pleuré sur Lazare, il n’aurait pas eu une sueur de sang ; il n’aurait pas dit : Mon âme est triste jusqu’à la mort ; ni de son flanc, percé d’un coup de lance, il ne serait pas sorti du sang et de l’eau ; car tous ces actes appartiennent au corps mortel, qui est formé de la terre, et que le Christ a revêtu pour ressembler à sa créature et pour opérer son salut.

Aussi saint Luc déroule-t-il la génération de Jésus-Christ, depuis Adam, en comptant soixante-douze générations sans aucune interruption ni lacune, ce qui signifie que le Christ est venu pour réunir sous une même loi tous les hommes dispersés sur la terre et parlant diverses langues, et se faire le représentant de toute la race humaine depuis Adam, et d’Adam lui-même. Voilà pourquoi saint Paul considère Adam comme le type de l’avenir, parce que le Dieu tout-puissant, en le créant, et dès le moment de sa création, avait placé en lui le sceau de sa volonté pour les desseins qu’il avait sur la race humaine, c’est-à-dire que l’homme matériel devait être sauvé par l’homme spirituel. La préexistence de l’auteur du salut supposait la nécessité d’un être qui aurait besoin du salut, afin que l’auteur du salut accomplît son œuvre.

Nous voyons la vierge Marie obéissante et soumise à la volonté de Dieu, et répondant à l’Ange par ces paroles : « Voici la servante du Seigneur, qu’il me soit fait suivant votre parole. » Ève, au contraire, se montre désobéissante, lorsqu’elle était vierge encore, bien qu’elle fût la compagne d’Adam (La Genèse dit qu’ils étaient nus l’un et l’autre, et n’en rougissaient point, parce que, dès les premiers temps de la création, ils n’avaient pas encore l’idée de la procréation ; et il fallait que leur âge adulte s’accomplît avant qu’ils pussent multiplier) ; et cette désobéissance d’Ève la rendit elle-même, et tout le genre humain avec elle, sujette à la mort. Marie de même resta vierge quoiqu’ayant un époux, et sa soumission à la volonté de Dieu devint le salut du genre humain, comme la désobéissance d’Ève avait causé sa perte. L’Écriture nomme donc Ève l’épouse d’Adam, bien qu’elle fût vierge encore ; et il devait exister cette ressemblance entre Ève et Marie, relativement à leur état de femme vierge. Marie a dénoué les nœuds du péché noués par la faute d’Ève, et qui retenaient le genre humain captif ; mais ces nœuds ne pouvaient être dénoués que l’un après l’autre, c’est-à-dire qu’il fallait que le premier fût relâché avant de desserrer le deuxième, et ainsi de suite. C’est pour cette raison que notre Seigneur disait que les premiers seraient les derniers, et que les derniers seraient les premiers. Et le prophète a voulu exprimer la même idée, lorsqu’il a dit : « Pour vous, à la place de vos pères, il vous est né des enfants. » Le Christ, selon la parole de saint Paul, est le premier-né d’entre les morts, parce qu’il a fait participer au salut les justes de l’ancienne loi, en les régénérant dans la vie éternelle ; il est devenu ainsi le chef des vivants, comme Adam était le chef de ceux qui étaient sujets à la mort. Aussi saint Luc, en racontant la génération du Christ, et la faisant remonter jusqu’à Adam, exprime-t-il que la régénération spirituelle par l’Évangile a été faite, non par Adam, mais par Jésus-Christ.

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