Contre les hérésies

LIVRE QUATRIÈME

CHAPITRE VI

Explication de ces paroles du Christ : Personne ne connaît le Père, si ce n’est le Fils, dont les hérétiques cherchaient à corrompre le sens. Preuves que sous les deux testaments, la croyance à cet égard a toujours été la même, que le Père révèle le Fils, comme le Fils révèle le Père.

Il est certain que notre Seigneur, en se proclamant à ses disciples le Verbe qui donne la connaissance du Père, et en reprochant aux Juifs leur incrédulité envers le Verbe, a dit ces paroles : « Et nul ne connaît le Fils si ce n’est le Père ; et nul ne connaît le Père si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils aura voulu le révéler. » Saint Mathieu, saint Luc et saint Marc ont rapporté ces paroles de la même manière ; elles ont été omises par saint Jean. Mais il y a des gens qui, se prétendant plus habiles que les apôtres, veulent expliquer ces paroles de manière à en tirer la conséquence, que le vrai Dieu n’aurait été connu par aucun homme avant la venue de notre Seigneur ; ils ajoutent à cette assertion une autre impiété, en disant que le Dieu annoncé par les prophètes ne serait pas le père du Christ.

Or, s’il était vrai que le Christ n’eût commencé à exister que lorsqu’il a paru comme homme sur la terre, et que ce fût seulement vers le temps du règne de Tibère qu’il se fût souvenu que Dieu devait s’occuper du salut des hommes, mais sans prétendre lui-même se faire passer pour son Verbe consubstantiel à lui ; dans ce cas, s’il devenait urgent d’annoncer un autre Dieu, il n’était pas moins essentiel de rechercher les causes de la négligence et de l’incurie de celui dont nous parlons. Cette question est fort grave, puisque son examen peut nous conduire à chercher un autre Dieu, et ébranler la foi que nous avons dans le Créateur de l’univers, dont nous sommes censés cependant tirer notre vie et les moyens de la conserver. Car, si le Fils a notre foi, le Père doit avoir notre amour plein et entier.

Aussi Justin a eu bien raison de dire, dans le livre qu’il a écrit contre Marcion : « Pour moi, je n’aurais pas cru aux paroles du Christ, s’il était venu annoncer un Dieu qui ne fût pas le créateur suprême et le conservateur de l’univers. Mais parce qu’il est venu à nous comme se disant le Fils unique d’un Dieu unique, créateur du monde, et notre créateur, qui contient tout et qui dirige tout, et dont il est lui-même la pleine émanation ; dès lors il a eu toute ma foi, comme le Père a eu tout mon amour ; amour et foi qui nous rendent dignes de Dieu. »

Nous ne pouvons connaître le Verbe que par la grâce du Verbe, c’est-à-dire par le Fils, de même que nous ne saurions connaître le Fils que par l’efficacité de la grâce du Père. Mais le Fils est le distributeur de la grâce du Père : le Père envoie, et le Fils est son envoyé et celui qui vient vers nous. Le Fils connaît l’invisibilité et l’infinité du Père, qui sont au-dessus de nos perceptions, et il en fait arriver la connaissance à notre esprit, en les mettant à notre portée : et réciproquement, il n’y a que le Père qui connaisse entièrement son Verbe. Or, c’est notre Seigneur lui-même qui nous a révélé ces rapports entre Dieu et le Verbe. Voilà comment le Fils, en se manifestant lui-même à nous, nous a révélé le Père. Le Père s’est manifesté par la manifestation du Fils : car toute révélation s’opère par le Verbe. C’était donc pour faire connaître que le Fils arrivait sur la terre afin de donner la connaissance du Père à ceux qui croiraient en lui, qu’il disait à ses disciples : « Nul ne connaît le Père, si ce n’est le Fils, et nul ne connaît le Fils, si ce n’est le Père, et celui à qui le Fils aura voulu le révéler ; » afin que, connaissant le Fils et le Père en ce qu’ils sont, nous ne soyons point exposés, à adorer quelque dieu fabuleux.

Or, le Père du Verbe est le seul auteur de toutes choses, ainsi que le Christ nous l’apprend par ses paroles ; mais il n’a aucun rapport avec ce prétendu Dieu le Père, sorti de la fabrique des Marcion, des Valentin, des Basilide, des Carpocrate, des Simon, et de tous les autres hérétiques que l’on confond à tort sous le nom de gnostiques. Car, ce qui est pour eux le fils de Dieu, ne l’a jamais été ; nous ne reconnaissons pour tel que notre Seigneur Jésus-Christ, contre lequel ils élèvent en vain leurs folles doctrines, en osant annoncer un autre Dieu inconnu. Ils doivent cependant se demander secrètement à eux-mêmes comment il se peut que ce Dieu soit inconnu, puisqu’ils le connaissent ? Car ce qui est connu, même de quelques personnes, ne peut pas s’appeler une chose inconnue. Si les hommes avaient pu avoir, sans le Christ, la connaissance entière du Père et du Fils, pourquoi alors le Fils serait-il venu sur la terre ? Serait-ce pour nous dire : Ne cherchez pas Dieu ; car il est inconnu et vous ne sauriez le connaître ? Langage que les valentiniens prêtent ridiculement au Christ, parlant à leurs Æons. Mais à quoi bon nous arrêter à de pareilles chimères !

Notre Seigneur nous a enseigné que personne ne pouvait connaître Dieu que par la révélation de Dieu même ; ce qui veut dire que nous ne pouvons connaître Dieu que par Dieu ; mais qu’il soit connu de cette manière, c’est un acte de la volonté du Père ; et cette révélation s’opère par le moyen du Fils.

Voilà donc pourquoi le Père a révélé le Fils comme un moyen de se manifester lui-même aux hommes, et afin que les justes, qui croiront en lui, puissent se rendre dignes de la vie éternelle. Or, croire en lui, c’est obéir à ses commandements. Mais pour ceux qui ne veulent pas croire en lui, et qui par cela même fuient la lumière et font voir par-là qu’ils préfèrent les ténèbres, il les plongera dans un lieu de ténèbres. Le Père s’est donc révélé à tous en rendant son Verbe visible à tous ; et le Verbe en même temps, en se manifestant lui-même à tous, manifestait à la fois le Père et le Fils. Aussi Dieu jugera-t-il tous les hommes, parce que tous ont vu également, mais tous n’ont pas cru de même.

Le Verbe, en manifestant sa propre substance, manifeste en même temps un Dieu créateur ; la vue du monde prouve elle-même son auteur, la création prouve le créateur, le Fils démontre l’existence du Père qui l’a engendré. Ces vérités sont les mêmes pour tous les esprits, et cependant tous les esprits ne croient pas également. Le Verbe, en s’annonçant lui-même par la loi et les prophéties, annonçait en même temps son Père à tous, mais tous n’ont pas cru également : le Père se rendait visible, et en quelque sorte palpable, par son Verbe, malgré l’incrédulité d’un grand nombre. Mais tous ont vu le Père dans le Fils ; car le Père est invisible hors du Fils, et il n’est visible que dans le Fils. Tous ceux qui voyaient le Christ, nommaient Dieu en parlant du Christ : tandis que les démons, tout en voyant le Fils, se refusaient à nommer Dieu, et disaient : « Je sais qui tu es, le Saint de Dieu. » Et lorsque Satan tenta le Christ, il lui dit, quoiqu’il sût bien qui il était, si tu es le fils de Dieu. Tous voient donc et nomment le Fils et le Père, mais tous ne croient pas également.

Il fallait que la vérité reçût le témoignage de tous, pour devenir ainsi une sentence de salut pour les croyants et une sentence de condamnation pour ceux qui ne croient pas ; de cette manière, tous seront jugés avec justice ; et la foi au Père et au Fils sera appuyée par le témoignage de tous, par les croyants et les non croyants, c’est-à-dire par les amis et par les ennemis. Car c’est là la preuve de la vérité d’une proposition, lorsqu’elle n’est contestée par aucune secte. Car ceux qui deviennent par la suite ses adversaires ont d’abord été frappés de sa vérité, ils l’ont attestée, ils l’ont proclamée jusqu’au moment où l’esprit de haine les transforme en accusateurs et les porte à renier leur propre témoignage. Ainsi, celui qui a dit : personne ne connaît le Père, était un seul et même Dieu, à qui le Père a soumis toutes choses ; c’est lui que tout proclame avoir été véritablement homme, comme il est véritablement Dieu : témoignage qui commence par Dieu le père, par le Saint-Esprit, par les anges, et qui est répété par les hommes, par les hérétiques eux-mêmes, par les démons, les ennemis de Dieu, et jusque par la mort elle-même. Mais, comme c’est le Fils qui a le gouvernement de toutes choses par le Père, par qui tout commence et tout finit, personne ne peut connaître Dieu que par son secours. On ne connaît le Père que par le Fils ; et la connaissance du Fils uni au Père, a été révélée par le Fils. Voilà ce qui explique ces paroles de notre Seigneur, que personne ne connaît le Fils, si ce n’est le Père ; et personne ne connaît le Père, si ce n’est le Fils, et ceux à qui le Fils l’aura révélé. Remarquons que ces mots, l’aura révélé, ne marquent pas seulement cette révélation pour l’avenir, comme si le Verbe n’avait commencé à révéler le Père que depuis sa naissance sur la terre, par la vierge Marie, mais qu’ils s’appliquent indistinctement à tous les temps. Car le Fils, dès le commencement, venant en aide à sa créature, révèle le Père à qui il lui plaît, et quand il lui plaît, et comme il plaît au Père. Concluons donc que dans toutes choses et par toutes choses, il n’y a qu’un vrai Dieu qui ne fait qu’un avec le Verbe ou son Fils et avec le Saint-Esprit, comme il n’y a qu’un seul et même salut pour tous ceux qui croient en lui.

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