Christiana et ses enfants

Chapitre II

Christiana entend la bonne nouvelle. – Elle se dispose au départ avec ses enfants. – Premières tentatives de l’ennemi contre une âme qui se réveille. – Miséricorde veut suivre le bon exemple.

La nuit suivante, Christiana vit en songe une grande feuille de parchemin qu’une personne déroulait devant elle. Sur cette feuille était écrite, en caractères indélébiles, l’histoire de sa vie : ses péchés y étaient comptés et représentés dans toute leur laideur ; tous les replis de son cœur y étaient dévoilés, et ses péchés lui parurent si énormes, son âme dans un tel état de dégradation qu’elle en fut fort effrayée. Elle s’écria, à haute voix, dans son sommeil : « Seigneur, aie pitié de moi qui suis pécheresse, » et les petits enfants l’entendirent (Luc. 8.13 : Et ceux qui sont sur le roc, ce sont ceux qui, ayant entendu la parole, la reçoivent avec joie ; et pourtant ils n’ont point de racine : ils ne croient que pour un temps, et au moment de la tentation, ils se retirent.).

Puis, il lui sembla voir, près d’elle, deux hommes qui paraissaient animés d’intentions malveillantes ; ils se tenaient près de son lit et délibéraient entre eux. D’abord, elle ne put saisir qu’imparfaitement ce qu’ils disaient ; mais ces deux hommes élevant graduellement la voix, elle entendit ces paroles : « Que ferons-nous de cette femme ? » Elle est troublée dans son sommeil et implore la miséricorde divine. Il faut trouver moyen de la détourner des pensées qui la travaillent sur la vie à venir, car si elle continue à élever son âme à Dieu, elle nous échappera comme son mari nous a échappé. Alors aucune puissance au monde ne saurait la retenir.

Il arriva qu’à son réveil elle se sentit toute brisée, et comme saisie d’un grand effroi ; mais un instant après, elle s’assoupit de nouveau, et Chrétien, son époux, lui apparut dans une vision. Elle le vit parmi des êtres immortels, rayonnant de bonheur et tenant une harpe entre ses mains en présence de quelqu’un qui était assis sur un trône, et dont la tête était environnée d’un arc-en-ciel. Elle remarqua aussi que son visage était tourné du côté de celui qui avait sous ses pieds comme un ouvrage de carreaux de saphir, et qu’en se prosternant devant lui, il disait : je remercie de tout mon cœur, mon Seigneur et mon Roi de m’avoir amené dans ce lieu. Puis une multitude de ceux qui se tenaient à l’entour, jouaient sur leur harpe et élevaient leurs voix ; mais aucun homme vivant ne saurait rapporter ce qu’ils disaient, si ce n’est Chrétien lui-même ou ses compagnons.

Le matin étant venu, Christiana se leva ; elle venait justement de prier Dieu et de causer avec ses enfants, quand quelqu’un se mit à frapper rudement à la porte. Aussitôt elle s’écria : si c’est quelqu’un qui vient au nom de Dieu, qu’il entre. – Ainsi soit-il, répondit l’inconnu. Celui-ci ouvrant en même temps la porte, ajouta : « Que la paix soit dans cette maison ! » et, s’adressant à Christiana :

— Sais-tu bien, dit-il, ce que je suis venu faire ?

À ces mots, elle rougit et devint toute tremblante. Son cœur commençait aussi à brûler du désir de savoir d’où il venait, et ce qui pouvait l’amener auprès d’elle. Mon nom, lui dit alors le nouveau personnage, est Secret ; je demeure avec ceux qui sont haut placés. D’après la nouvelle qui est parvenue dans les lieux que j’habite, il paraîtrait que tu as le désir d’y aller ; l’on rapporte également que tu éprouves un vif regret d’avoir usé autrefois de tant de rigueur envers ton mari, alors que par l’endurcissement de ton cœur tu méprisais ses voies, et que tu retenais ces pauvres petits dans leur ignorance. Christiana, celui qui se nomme le Miséricordieux m’a envoyé pour te dire qu’il est un Dieu disposé à pardonner au coupable toutes ses fautes, et qu’il se plaît dans la gratuité. Il veut te faire savoir en outre, qu’il t’invite à venir en sa présence, et à t’asseoir à table avec lui, pour te nourrir des délices de sa maison et de l’héritage de Jacob ton père. C’est là qu’habite celui qui était autrefois ton mari, en compagnie d’une multitude d’autres personnages illustres, et qu’il contemple sans cesse la face qui est un rassasiement de joie et une source de vie pour quiconque y est admis. Nul doute qu’il y aura parmi eux tous une grande joie lorsque, sur le seuil de la porte, le bruit de tes pieds viendra leur annoncer ton arrivée dans la maison de ton père.

En entendant ces choses, Christiana était tout confuse et baissait les yeux. Le messager qui lui apparut en vision continua ainsi : Christiana, il y a encore ici une lettre à ton adresse que le Roi de ton mari m’a dit de t’apporter. Elle la prit donc et l’ouvrit. Mais voici que cette lettre avait une odeur agréable, comme si elle eût renfermé le meilleur des parfums (Cant. 1.3 : Tes parfums sont une senteur délicieuse. Ton nom est un parfum qui se répand ; c’est pourquoi les jeunes filles t’aiment.) ; de plus elle était écrite en lettres d’or. Son contenu portait que le Roi avait décidé que Christiana devrait marcher sur les traces de son mari, attendu que c’est en suivant uniquement ce chemin-là, qu’elle pouvait arriver à la Cité céleste, et jouir enfin d’une allégresse éternelle auprès de Sa Majesté. La bonne femme fut presque confondue par cette nouvelle, et se livrant tout à coup à un épanchement de son cœur : Monsieur, dit-elle, voulez-vous nous emmener avec vous, moi et mes enfants, afin que nous puissions aller aussi adorer le Roi ?

— Christiana, reprit le visiteur, l’amer va devant le doux. Il faut que tu passes par beaucoup de tribulations, comme celui qui t’a précédée dans cette carrière, avant de pouvoir entrer dans la Cité céleste. C’est pourquoi je te conseille de faire comme fit Chrétien ton mari : va à la porte-étroite qui se trouve au bout de la plaine, à l’entrée du chemin par lequel tu dois marcher ; je te souhaite ainsi bonne réussite. Je te conseille également de mettre cette lettre sur ton sein, afin que tu puisses en examiner le contenu, et que tes enfants l’entendent lire, jusqu’à ce qu’ils l’aient apprise par cœur ; car c’est là un des cantiques que tu dois chanter pendant que tu séjournes dans la maison de ton pèlerinage (Psa. 119.54 : Tes statuts sont mes cantiques Dans la maison où je séjourne comme un passant.). C’est aussi un titre que tu devras présenter à la porte lointaine.

Or, je crus m’apercevoir que le vieillard qui me racontait cette histoire était lui-même singulièrement touché. Puis il continua son récit de la manière suivante : Christiana appela donc ses enfants auprès d’elle, et leur parla en ces termes : Mes enfants, j’ai été dernièrement, comme vous avez pu le voir, dans une grande perplexité au sujet de la mort de votre père ; ce n’est pas que je doute le moins du monde de son bonheur ; je suis au contraire pleinement persuadée que tout va bien pour lui maintenant. J’ai été aussi péniblement affectée par la vue de ma propre condition et de la vôtre, car ma bassesse et ma misère m’ont été dévoilées. La conduite que j’ai tenue envers votre père, alors qu’il était travaillé et chargé, est aussi d’un poids accablant sur ma conscience ; car j’avais endurci mon cœur et le vôtre contre lui, et me suis refusée à l’accompagner dans son pèlerinage.

Le souvenir de toutes ces choses me ferait mourir de chagrin si ce n’était que j’eus un songe la nuit passée, et pour la consolation que cet étranger est venu m’apporter ce matin. Venez, mes petits garçons, faisons notre paquet, et courons vers la porte qui mène à la Patrie céleste, afin que nous puissions voir votre père, et vivre paisiblement avec lui et ses compagnons, suivant les lois de ce pays.

Sur cela, les enfants, voyant le cœur de leur mère si bien disposé, versèrent des larmes de joie. Ensuite le messager se retira en souhaitant aux pèlerins un heureux voyage. Mais au moment où ils se disposaient à quitter la ville, deux femmes voisines vinrent rendre visite à Christiana, et selon la coutume, heurtèrent à la porte : Là-dessus, Christiana répondit : Si vous venez au nom du Seigneur, entrez.

Les deux femmes parurent alors frappées d’étonnement, car elles n’étaient point habituées à entendre un pareil langage, surtout de la bouche de Christiana. Cependant elles entrèrent, et ne tardèrent pas à s’apercevoir que la bonne femme se disposait à quitter ce lieu.

Dès lors une conversation s’engage, et on commence par lui faire cette question :

— Dites donc, la voisine, qu’entendez-vous faire par là ?

Christiana se tournant vers madame Timide, qui était la plus ancienne, répondit qu’elle se préparait pour un voyage. (Cette Timide était la fille de celui qui rencontra Chrétien sur le coteau des Difficultés, et qui aurait voulu lui faire rebrousser chemin par la crainte des lions.)

Timide : – Pour quel voyage, je vous prie ?

Christiana : – C’est pour aller rejoindre mon vieux mari ; et en disant cela, elle se mit à pleurer.

Timide : – J’espère que vous ne ferez pas ainsi, ma bonne voisine ; par pitié pour vos pauvres enfants, s’il vous plaît, n’allez pas vous exposer si misérablement.

Christiana : – Non, mes enfants iront avec moi ; il n’y en a pas un qui veuille rester en arrière.

Timide : – Mais je suis à me demander qui a pu faire entrer une pareille idée dans votre esprit.

Christiana : – Ah ! Ma voisine, si vous saviez seulement ce que je sais, vous voudriez aussi, je n’en doute pas, entreprendre vous-même ce voyage.

Timide : – Mais encore une fois, qu’y a-t-il donc de nouveau que tu ne tiennes plus compte de tes amies, et que tu sois tentée d’aller on ne sait où ?

Christiana : – J’ai été dans une grande amertume depuis le départ de mon mari, surtout depuis qu’il a traversé le grand fleuve. Mais ce qui me donne le plus d’inquiétude, c’est la mauvaise conduite que j’ai tenue envers lui pendant qu’il était sous le poids de l’affliction ; d’ailleurs, je me trouve actuellement dans la position où il était alors : il n’y a rien qui puisse me rendre contente, si ce n’est la perspective de faire ce voyage. Il m’est apparu la nuit passée dans un songe. Plût à Dieu que mon âme fût avec lui. Il habite en la présence du Roi de la contrée ; il s’assied et mange avec lui à sa table, et est devenu le compagnon de ces êtres immortels qui sont rayonnants de gloire. Il habite une maison magnifique auprès de laquelle les plus beaux palais de la terre ne sont que des réduits obscurs.

Le Maître du palais a aussi envoyé vers moi son messager avec une offre d’hospitalité, si je veux aller auprès de lui. Il était encore ici il n’y a qu’un instant, il m’a remis une lettre par laquelle le Roi m’invite à venir. Là-dessus, elle sortit la lettre de son sein, leur en fit lecture et ajouta : Qu’en dites-vous ?

Timide : – Voilà la folie qui s’est emparée de toi comme elle s’est emparée de ton mari. Oserais-tu te lancer dans de telles difficultés ? Tu as appris, je n’en doute pas, ses tristes aventures, même les mauvaises rencontres qu’il fit dès le commencement de son voyage, ce que, du reste, le voisin Obstiné peut t’assurer, car il a été un bout de chemin avec lui. Facile lui-même avait essayé de courir dans cette voie ; mais eux, comme des hommes sages, craignirent d’aller plus loin. On affirme qu’il eut à lutter avec des lions, avec Apollyon, avec l’Ombre-de-la-Mort, et avec bien d’autres choses encore. Tu ne dois pas non plus oublier le danger qu’il courut lorsqu’il vint à traverser la Foire-de-la-Vanité. Or, si lui qui était un homme, a eu tant de peine à se tirer d’affaire, comment échapperais-tu, toi qui n’es qu’une pauvre femme ? Considère ensuite la position de ces quatre petits orphelins ; ne sont-ils pas tes enfants, ta chair et tes os ? Si donc tu étais assez téméraire pour vouloir te perdre toi-même, aie pitié au moins du fruit de tes entrailles, et reste dans ta maison pour en prendre soin.

Christiana : – Ne me tentez point, ma voisine. Je tiens maintenant un prix dans mes mains pour acquérir un bien précieux, et je serais une insensée de la dernière espèce, si je ne profitais pas de l’occasion (Prov. 17.16 : À quoi bon l’argent dans la main du sot ? Pour acquérir la sagesse ? mais il n’a pas de sens.). Quant à ce que vous dites des afflictions qui me surviendront probablement en chemin, je suis loin d’en être découragée ; elles me prouveront au contraire que je suis dans la bonne voie. Il faut que l’amertume vienne avant la douceur, et que la première soit un moyen de rendre la seconde encore plus douce. Puis donc que vous ne vous êtes pas présentées chez moi au nom de Dieu, je vous prie instamment de vous retirer et de ne plus chercher à me troubler.

Sur cela, Timide voulut l’injurier, et dit à celle qui l’avait accompagnée : Venez, voisine Miséricorde, laissons là cette entêtée puisqu’elle méprise nos conseils et notre société.

Ici, Miséricorde se trouva comme embarrassée ; cependant elle n’était pas trop de l’avis de son amie ; elle ne pouvait consentir à sa demande pour deux raisons : La première, c’est que ses entrailles étaient émues en faveur de Christiana.

Si ma voisine doit absolument partir, se disait-elle, j’irai l’accompagner un bout de chemin, et lui aider dans ce qu’elle aura de besoin. Secondement, c’est qu’elle commençait à avoir de la sollicitude pour sa propre âme ; car ce que Christiana venait de dire avait fait quelque impression sur son esprit. Voici donc comment elle raisonnait en elle-même : Il faut que j’aie encore un peu d’entretien avec cette femme, et si je trouve la vérité et la vie dans ce qu’elle me dira, moi et mon cœur nous irons avec elle. En conséquence, Miséricorde commença par répondre à la femme Timide de la manière suivante : Voisine, je suis venue très volontiers avec vous ce matin pour faire visite à Christiana ; et puisqu’elle va, comme vous le voyez, faire ses derniers adieux au pays, il est convenable que j’aille un bout de chemin avec elle, afin de lui-être de quelque secours, d’autant plus que le temps est favorable. Toutefois, elle ne lui exposa pas son second motif, mais le garda pour elle-même.

Timide : – Ah ! Je vois que vous avez aussi un penchant à suivre une pareille absurdité ; mais prenez-y garde à temps, et soyez sage ; lorsque nous sommes hors du danger, nous sommes en sûreté, mais quand on y est, il faut y rester.

Ainsi, cette madame Timide s’en retourna chez elle, et Christiana, toujours plus résolue d’accomplir son dessein, se mit en route pour la Patrie céleste.

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