Christiana et ses enfants

Chapitre IV

Considérations sur la prière. – Réception de Christiana à la Porte-Étroite. – Miséricorde assiégée par les craintes et les doutes. – Elle se rassure. – La vue de Christ crucifié console et réjouit les pèlerins. – Entretiens particuliers. – L’énigme expliquée.

Puis M. Sagacité m’ayant laissé seul dans mon rêve, je vis Christiana et Miséricorde qui arrivaient devant la porte : ici il s’éleva entre elles une petite discussion. Leur différence de jugement portait sur la manière dont elles devaient annoncer leur présence et sur les discours qu’il convenait de tenir à celui qui devait leur ouvrir. Il fut enfin décidé que, puisque Christiana était la plus âgée, elle demanderait à entrer, et qu’elle parlerait au Portier. Christiana se mit donc à heurter, mais elle fut obligée de frapper bien des fois avant de pouvoir entrer, comme avait fait son pauvre mari. Cependant, au lieu de recevoir immédiatement une réponse favorable, ils crurent tous entendre, au contraire, les aboiements d’un chien, et même d’un gros chien qui paraissait très menaçant, ce qui causa une grande frayeur aux femmes aussi bien qu’aux enfants. C’est au point qu’elles cessèrent de heurter pour un temps, dans la crainte que la méchante bête ne leur sautât dessus. Elles se trouvaient par conséquent dans une grande anxiété, ne sachant que faire. Elles étaient trop effrayées du chien pour oser frapper, et ne voulaient pas non plus rebrousser chemin, de peur que le gardien de la porte venant à épier leur démarche, n’eût l’air d’être offensé. Enfin elles se déterminèrent à heurter de nouveau, et à heurter avec plus de force que jamais. – Qui est là ? s’écria enfin le Portier ; et en même temps qu’il parlait ainsi, le chien cessa d’aboyer, et la porte s’ouvrit.

Alors, Christiana prenant la parole, dit en s’inclinant avec respect : Que notre Seigneur ne soit point irrité contre ses servantes de ce qu’elles ont ainsi heurté à sa porte royale.

Portier : – D’où venez-vous, et que souhaitez-vous ?

Christiana : – Nous venons du même endroit que Chrétien, et nous courons vers le même but. S’il vous plaisait de nous laisser entrer par cette porte, nous voudrions prendre le chemin qui conduit à la Cité céleste. Je dirai de plus à mon Seigneur que je suis la femme de Chrétien qui est maintenant en haut.

Le Portier fut enchanté de ce qu’il venait d’entendre, et comme pour exprimer son étonnement : Quoi ! dit-il, serait-elle venue en pèlerinage, celle qui naguère avait en horreur cette profession ?

— Oui, certainement, répondit Christiana en baissant la tête, et mes petits garçons que voilà sont aussi venus.

Il la prit donc par la main, et après l’avoir fait entrer la première, il se tourna vers les enfants en disant : « Laissez venir à moi les petits enfants. » Là-dessus, il ferma la porte. Il appela ensuite celui qui se tient sur les hauteurs, pour saluer la venue de Christiana au son de la trompette, et avec de grands cris de joie. À l’instant même le grand musicien arriva, et d’une voix sonore, fit retentir les airs de ses chants mélodieux.

Mais la pauvre Miséricorde était encore là, attendant à la porte. Elle tremblait et pleurait dans la crainte d’être rejetée. Cependant, Christiana qui avait été d’abord admise avec ses enfants, commença par intercéder en faveur de son amie. C’est ainsi qu’elle priait : Mon Seigneur, j’ai une de mes amies qui se tient encore dehors et qui est venue ici dans le même but que nous. Elle s’afflige amèrement dans son esprit, car elle est partie, selon ce qu’elle pense, sans y avoir été expressément invitée, tandis que j’ai reçu de la part du Roi une missive par laquelle il m’autorise et m’engage à me rendre auprès de lui.

De son côté, Miséricorde devenait très impatiente, tellement que les minutes lui paraissaient aussi longues que des heures. Elle se décida enfin à heurter à la porte, et y mit toute l’énergie dont elle était capable. C’était assez du bruit qu’elle faisait pour empêcher que son amie ne continuât d’intercéder pour elle. À la fin elle redoubla les coups avec tant de force que Christiana en fut tout ébranlée.

— Qui est là ? demanda alors le gardien de la porte.

— C’est mon amie répondit Christiana.

Il ouvrit donc la porte, et se mit à regarder ; mais voici que Miséricorde était comme évanouie, car son esprit défaillait par la crainte qu’on ne voulût pas lui ouvrir. La prenant alors par la main, il lui dit : « Jeune fille, je te dis, lève-toi. » (Luc. 7.14 : Et s’étant approché, il toucha le cercueil, et les porteurs s’arrêtèrent ; et il dit : Jeune homme, je te le dis, lève-toi !)

— Oh ! Monsieur, s’écria-t-elle, je n’ai plus aucune force ; c’est à peine s’il y a encore une étincelle de vie en moi.


Miséricorde à l’entrée de la Porte-Étroite

Sur cela, le Portier lui fit remarquer ce qui avait été dit par quelqu’un : « Quand mon âme se pâmait en moi, je me suis souvenu de l’Éternel, et ma prière est parvenue à toi jusqu’au palais de ta sainteté. » (Jonas. 2.7 : Quand mon âme défaillait en moi, je me suis souvenu de l’Eternel, et ma prière est parvenue jusqu’à toi, dans ton saint temple.) Ne crains point, ajoutât-il, mais tiens-toi sur tes pieds et dis-moi pour quelle affaire tu es venue ici.

Miséricorde : – Quoiqu’appelée d’une manière bien différente, je suis cependant venue dans le même but que mon amie Christiana ; car elle tient son invitation du Roi, tandis que je ne tiens la mienne que d’elle. Or, je crains que ce ne soit qu’une présomption de ma part.

Bonne-Volonté : – T’a-t-elle témoigne le désir que tu vinsses avec elle dans ce lieu ?

Miséricorde : – Oui, et comme mon Seigneur le voit, je me suis empressée de venir. Si donc l’on peut accorder ici quelque grâce, et donner l’absolution des péchés, je supplie pour que ta pauvre servante puisse en être rendue participante.

Le Portier l’ayant de nouveau prise par la main, la fit entrer doucement, et lui dit : Je prie pour tous ceux qui croient en moi, quels que soient les moyens par lesquels ils me sont amenés. Il ordonna ensuite à ses serviteurs d’apporter quelques aromates pour en faire respirer le parfum à Miséricorde, afin de ranimer son esprit défaillant. Ainsi, ils lui apportèrent un paquet de myrrhe, et en peu de temps les forces lui revinrent.

Le Seigneur reçut donc Christiana, ses enfants et Miséricorde, à l’entrée du chemin, et leur parla avec bienveillance. Alors les pèlerins reprirent ainsi :

— Nous sommes affligés de nos péchés, et demandons à notre Seigneur qu’il veuille nous les pardonner, et nous communiquer en même temps d’autres instructions sur ce que nous avons à faire.

— J’accorde mon pardon, dit-il, par la parole et par le fait : – Par la parole dans la promesse, et par le fait dans l’acte au moyen duquel ce pardon est obtenu. Recevez d’abord la première avec un baiser de ma bouche, et le second, suivant qu’il vous sera révélé. (Cant. 1.2 : L’une des jeunes filles : Qu’il m’embrasse des baisers de sa bouche, car tes amours sont meilleures que le vin.) ; (Jean. 20.29 : Jésus lui dit : Parce que tu m’as vu, tu as cru. Heureux ceux qui n’ont pas vu, et qui ont cru !)

Puis, je vis dans mon songe qu’il leur adressait plusieurs bonnes paroles dont ils furent tous très réjouis. De plus, il les conduisit sur le haut de la porte d’où il leur montra par quel moyen ils étaient sauvés. Il leur déclara en outre que l’objet qui fixait maintenant leur attention se présenterait souvent à leurs regards, à mesure qu’ils avanceraient dans leur voyage, et cela pour leur consolation.

Après leur avoir ainsi parlé, il se retira à l’écart pour les laisser causer entre eux dans un pavillon d’été un peu plus bas. Christiana commença alors l’entretien :

— Combien je suis heureuse que nous soyons arrivés ici !

Miséricorde : – Vous pouvez bien l’être en effet ; mais j’ai plus sujet que tous les autres de tressaillir de joie.

Christiana : – Je craignais, alors que je me tenais encore à la porte, que tout notre travail ne fût perdu, parce que je heurtais sans pouvoir obtenir de réponse, surtout au moment où cette laide bête aboyait avec tant de fureur contre nous.

Miséricorde : – Le plus grand de mes tourments était de penser qu’après tout je serais oubliée ou rejetée, tandis que vous étiez reçue en grâce. Ainsi, me disais-je, se trouvent accomplies ces paroles : « Deux femmes moudront au moulin ; l’une sera prise et l’autre laissée. » (Mat. 24.41 : Deux femmes moudront à la meule : l’une est prise, et l’autre laissée.) Je ne pouvais m’empêcher de crier : « Malheur à moi !… Je suis perdue. » Je me sentais trop misérable pour oser frapper de nouveau ; et ce n’est que lorsque mes yeux se sont tournés vers les paroles écrites au-dessus de la porte (Mat. 7.7 : Demandez, et il vous sera donné ; cherchez, et vous trouverez ; heurtez, et il vous sera ouvert ;), que j’ai pris courage. J’étais aussi poursuivie de cette pensée qu’il fallait heurter ou périr. Je me mis donc à heurter, mais ne sachant comment, car en ce moment mon esprit se débattait entre la vie et la mort.

Christiana : – Vous ne pouvez pas dire de quelle manière vous heurtiez !… Il est certain que vous y alliez avec tant d’ardeur que le bruit de vos coups m’a fait tressaillir : – Je crois n’avoir jamais rien entendu de semblable en ma vie ; c’était à tel point qu’on eût dit que vous vouliez entrer par force et prendre le royaume avec violence. (Mat. 11.12 : Or, depuis les jours de Jean-Baptiste jusqu’à maintenant, le royaume des cieux est pris par la violence, et ce sont des violents qui le ravissent.)

Miséricorde : – Hélas ! qui n’aurait pas agi de la sorte dans un cas comme le mien ? Vous savez que la porte m’était entièrement fermée, et qu’une bête se tenait là aux aguets, comme si elle eût voulu me mordre. Je vous le demande, qui est ce qui n’aurait pas frappé de toutes ses forces avec un cœur si profondément angoissé que le mien ? Mais, je vous en prie, que disait le Seigneur de mon importunité ? N’était-il pas fâché contre moi ?

Christiana : – Quand le bruit de vos coups redoublés est parvenu à ses oreilles, j’ai pu juger par le merveilleux sourire de ses lèvres qu’il était singulièrement satisfait. Vos procédés lui sont agréables, du moins n’a-t-il donné aucun signe du contraire. Mais on est à se dire intérieurement : Pourquoi garde-t-il un pareil chien à son service ? Eussè-je vu cela d’avance, que le courage m’aurait manqué pour arriver au point où j’en suis. Quoi qu’il en soit, nous sommes à présent hors de danger, et je m’en félicite de tout mon cœur.

Miséricorde : – Si vous n’avez pas d’objection, je veux lui demander, la prochaine fois qu’il descendra, pourquoi il laisse aller ce misérable chien dans sa cour. J’espère qu’il ne le prendra pas en mal. – Ne manquez pas de le faire, s’écrièrent les enfants, et dites-lui qu’il le tue, car nous avons peur qu’il nous morde quand nous sortirons d’ici.

Il descendit enfin, et s’approcha d’eux. Miséricorde vint aussitôt se prosterner devant lui, la face en terre ; elle l’adora en disant : Que mon Seigneur accepte le sacrifice de louanges, même le fruit des lèvres que je lui offre. (Héb. 13.15 : Par lui donc, offrons sans cesse à Dieu un sacrifice de louange, c’est-à-dire le fruit de lèvres qui confessent son nom.) ; (Osée. 14.2 : Prenez avec vous des paroles, et retournez à l’Eternel ; dites-lui : Ote toute iniquité, agrée qu’en retour nous t’offrions au lieu de taureaux les paroles de nos lèvres !)

Là-dessus il prononça ces paroles : « La paix soit avec toi ; tiens-toi debout. » Mais Miséricorde demeurant dans cet état de prostration, dit : « Seigneur, quand je contesterai avec toi, tu seras trouvé juste ; mais toutefois j’entrerai en contestation avec toi. » (Jérém. 12.12 : Sur toutes les hauteurs du désert arrivent les dévastateurs, car l’épée de l’Eternel dévore d’un bout du pays à l’autre bout du pays ; il n’y a de salut pour personne !) Pourquoi as-tu dans ta cour un chien si méchant à la vue duquel nous, femmes et enfants, ne pouvons que reculer d’effroi ?

Le Seigneur lui répondit : Ce chien, qui est d’une race dégénérée, a un autre maître, et le champ dans lequel il demeure appartient à un autre que moi. Il ne fait qu’aboyer contre mes pèlerins, et en a déjà effrayé plusieurs par le grand cri de son rugissement. Son maître est le propriétaire de ce château que vous voyez là-bas, à quelque distance. Je vous assure qu’il ne le garde pas pour me faire plaisir, mais plutôt avec l’intention d’empêcher que les pèlerins ne viennent à moi. Aussi, dès qu’il en arrive quelques-uns, le laisse-t-il sortir de chez lui afin de les épouvanter, de telle sorte qu’ils n’osent demander à entrer. Ce chien peut donc monter jusqu’aux murs du parc, et quelquefois il lui est arrivé de briser sa chaîne, et de déchirer quelques-uns de ceux que j’aime ; mais pour le moment je prends tout avec patience. Je donne aussi du secours à mes pèlerins dans le temps convenable, de manière à ce qu’ils ne soient pas abandonnés à son pouvoir tyrannique. Non, il ne lui est pas permis de faire tout ce à quoi le porterait sa nature brutale. Mais quoi ! Ma rachetée, j’aurais pensé que tu ne te serais pas laissée épouvanter par un chien, eusses-tu même ignoré totalement ce qui devait t’arriver. Les mendiants qui vont de porte en porte, courent le risque d’être harcelés et mordus par des chiens, et cependant, voyez comme ils persévèrent à demander ! Ils craindraient bien plutôt de perdre l’aumône qui les attend. Eh bien ! Est-ce qu’un chien qui se trouve dans les possessions d’autrui, un chien dont je fais tourner toutes les fureurs au profit des pèlerins, empêcherait quelqu’un d’arriver jusqu’à moi ? C’est moi qui délivre de la gueule du lion ceux qui me craignent, et « mon unique de la patte du chien. » (Psa. 22.20 : Mais toi, Eternel, ne reste pas éloigné, Toi qui es ma force, hâte-toi de venir à mon secours.)

— Je confesse mon ignorance, dit Miséricorde ; je parle de ce que je ne comprends pas ; je reconnais que tu as ordonné toutes choses pour le mieux.

Christiana commença enfin à songer au départ, et voulut prendre des instructions sur le chemin qu’il fallait tenir. Là-dessus, le Seigneur leur donna à manger, leur lava les pieds, et les mit sur la voie qui portait l’empreinte de ses pieds, selon qu’il en avait agi auparavant envers Chrétien lui-même.

Ainsi, ils continuèrent leur chemin, et je vis qu’ils étaient favorisés par un beau temps.

Dès lors, Christiana put entonner ce cantique :

Dans les liens de ce monde trompeur.
Longtemps, hélas ! Mon âme fut captive…
Tu m’as parlé… Maintenant attentive
Elle te dit ; je t’écoute, Seigneur.

Heureux, heureux le jour où j’ai cherché
L’étroit chemin qui mène à la justice ;
Par ton amour, par ton saint sacrifice
Tu m’as arrachée au péché.

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