Christiana et ses enfants

Chapitre XVII

Le lion. – La fosse et l’obscurité. – Dieu répond à la prière des pèlerins par la délivrance. – Fin de l’Insouciant. – Le géant Destructeur. – Le chrétien doit prier en même temps que combattre. – La victoire.

Ils poursuivirent leur route après avoir repris quelques forces ; mais ils n’avaient pas encore fait un long trajet que Miséricorde, s’étant retournée, vit comme l’ombre d’un lion qui s’avançait à grands pas. L’écho de sa voix rugissante retentissait dans toute la vallée, et le bruit de ce rugissement venait jeter l’effroi dans tous les cœurs, excepté dans celui du guide. Enfin le redoutable animal s’approche, et M. Grand-Cœur se prépare à lui livrer bataille. À cet effet, il fait marcher devant lui tous les pèlerins, voulant bien se charger de défendre leur cause. Mais quand le lion vit que son adversaire était déterminé à lui faire résistance, il battit en retraite, et n’osa point venir à l’assaut. (1Pier. 5.8-9 : Soyez sobres, veillez ; votre adversaire, le diable, comme un lion rugissant, rôde autour de vous, cherchant à dévorer quelqu’un.)

Eux donc reprirent leur position, et marchant à la suite du guide, ils gagnèrent du chemin. Ils avancèrent jusqu’à un endroit où force leur fut de s’arrêter ; car il se trouvait là un fossé que l’on avait creusé sur toute la largeur du chemin. Ils ne s’étaient pas encore préparés à le traverser qu’un brouillard épais et une obscurité profonde vinrent les surprendre, de telle façon qu’ils ne pouvaient plus se voir. Dans leur situation désespérée, les pèlerins s’écrièrent : Hélas ! Qu’allons-nous devenir ? – Cependant leur conducteur ne s’en mit point en peine, mais il leur dit : Ne craignez point ; demeurez fermes et nous verrons encore ce qui résultera de tout ceci. Ils furent donc obligés d’attendre parce que leur chemin était absolument intercepté. Ensuite, ils crurent ouïr distinctement le bruit et les pas précipités de l’ennemi. Il parut aussi quelque trait de lumière qui leur permit de voir le feu et la fumée qui montaient de la fosse. – Ah ! dit alors Christiana à son amie Miséricorde, je vois maintenant combien mon pauvre mari a du être éprouvé par ici ; j’ai beaucoup entendu parler de ce lieu, mais je ne m’y étais jamais trouvée jusqu’à présent. Pauvre ami ! il vint ici tout seul, et dans la nuit ; ces démons rôdaient autour de lui comme s’ils eussent voulu le dévorer. Il y a bien des gens qui parlent de la vallée de l’Ombre-de-la-Mort, mais qui ne savent réellement pas ce que cela signifie, à moins qu’il ne leur arrive d’être eux-mêmes placés dans une semblable situation. « Le cœur de chacun connaît l’amertume de son âme ; et un autre n’est point mêlé dans sa joie. » (Prov. 14.10 : Le cœur [seul] connaît l’amertume de l’âme, Et nul ne peut se mêler à sa joie.) C’est une chose terrible que d’être ici.

Grand-Cœur : – Nous ressemblons à ceux qui vont faire commerce parmi les grandes eaux, ou qui descendent dans les lieux profonds pour y voir les merveilles de l’Éternel. (Psa. 107.23,21 : Ceux qui descendent sur la mer dans des navires, Trafiquant sur les grandes eaux,) Ne dirait-on pas que les bornes de la terre nous enserrent de toutes parts, et que, décidément, nous allons être engloutis pour toujours ? Mais « que ceux qui marchent dans les ténèbres et n’ont point de clarté, aient confiance au nom de l’Éternel, et qu’ils s’appuient sur leur Dieu ! » (Esaïe. 50.10 : Qui d’entre vous craint l’Eternel et écoute la voix de son serviteur ? Quiconque marche dans les ténèbres, privé de toute lumière, qu’il se confie dans le nom de l’Eternel, et qu’il s’appuie sur son Dieu !) Pour ma part, j’ai souvent traversé cette vallée, comme je vous l’ai déjà dit ; j’y ai été éprouvé bien plus sévèrement que cette fois-ci, et cependant vous voyez que je suis encore vivant. Je ne veux pas me vanter, car je ne suis pas mon propre sauveur ; mais j’ai bon espoir que nous serons délivrés. Venez, implorons la lumière de Celui qui veut éclairer nos ténèbres, et qui peut non seulement dissiper l’obscurité, mais aussi envoyer toutes les puissances sataniques enfer.

Ainsi, ils firent des prières et des supplications, et Dieu y répondit en envoyant la lumière et la délivrance. Ils ne rencontrèrent plus d’obstacles sur leur passage, du moins en cet endroit-là… Cependant, comme ils n’avaient pas encore parcouru la vallée dans toute son étendue, ils pouvaient s’attendre à de nouvelles contrariétés. En effet, ils trouvèrent un peu plus loin un amas d’ordures, et toutes sortes de mauvaises odeurs dont ils furent incommodés au dernier point.

— Ha ! Se prit à dire Miséricorde en se tournant vers Christiana, il ne fait pas si bon par ici qu’à la Porte-Étroite, ou chez l’Interprète, ni même dans la maison où nous avons séjourné en dernier lieu.

— Mais, répliqua l’un des enfants, ce serait bien pire s’il fallait toujours rester ici ; or, je crois pouvoir dire, sans présumer de savoir quelque chose, que si, pour arriver au lieu de notre destination, nous sommes obligés de suivre un tel sentier, c’est afin que nous jouissions d’autant plus ensuite du bonheur qui nous attend dans nos célestes demeures.

Grand-Cœur : – C’est bien, Samuel ; tu as parlé comme un homme.

— Ah ! Continua le jeune garçon, je crois qu’une fois sorti d’ici, j’apprécierai mieux que jamais la lumière et le bon chemin.

— Eh bien, ajouta le guide, nous en sortirons bientôt, s’il plaît à Dieu.

Joseph : – Cette vallée est bien longue, ne peut-on pas en voir la fin ?

— Regarde à tes pieds, lui répondit le guide, car nous allons nous trouver parmi des pièges.

Ils prirent donc garde et continuèrent à marcher ; mais les pièges étaient ce qui les vexait extrêmement. Ils se trouvaient déjà au milieu de ces embarras quand ils découvrirent un homme étendu dans un fossé qui était à main droite. Ce n’était plus qu’un corps déchiré et meurtri. – Voilà, dit alors le guide, un de ces Insouciants comme il y en a tant qui passent par ce chemin. Il s’est couché en cet endroit pendant trop longtemps. Il y avait avec lui un nommé Vigilant qui trouva moyen d’échapper, tandis que lui fut pris et mis à mort. Vous ne pouvez pas concevoir combien il en est qui périssent dans ces environs, et cependant les hommes sont si téméraires, qu’ils ont la folie de se mettre en route pour le pèlerinage sans prendre de guide. Pauvre Chrétien ! C’est une merveille qu’il ait pu échapper ! Mais il était bien aimé de son Dieu ; il y allait aussi de tout cœur ; sans cela il n’eût jamais pu se tirer d’affaire.

Ils avaient presque achevé leur route, lorsqu’ils se trouvèrent juste à l’endroit où Chrétien avait eu occasion de voir le Géant Destructeur assis à l’entrée d’une caverne. Ce Géant faisait souvent des sorties, et avait l’habitude de corrompre, par ses sophismes, les jeunes pèlerins. Il s’approcha premièrement de Grand-Cœur qu’il désigna par son nom, et lui parla d’un ton menaçant. – Combien de fois, dit-il, vous a-t-on défendu de faire ces choses ?

— Quelle chose ? lui répondit M. Grand-Cœur.

— Quelle chose ! répliqua le Géant, vous le savez bien ; mais je vais mettre fin à votre trafic.

— Quoi qu’il en soit, repartit M. Grand-Cœur, avant de nous livrer combat, il faut savoir si vous avez de quoi nous accuser. (En ce moment, les femmes et les enfants se tenaient debout, tout tremblants, et ne sachant ce qu’ils allaient devenir)

Géant : – Vous ne faites que ravager le pays, et vous vous associez dans vos pratiques criminelles aux plus grands voleurs.

Grand-Cœur : – Mais ce ne sont là que de vagues accusations. Expliquez-vous donc nettement, exposez vos griefs d’une manière plus précise.

Géant : – Tu fais métier d’enlever des enfants à leurs parents ; tu recrutes en divers lieux femmes et enfants pour les transporter ensuite dans un pays qui est étranger au nôtre ; de telle sorte que les états de mon maître vont toujours en s’affaiblissant.

Grand-Cœur : – Je suis serviteur du Dieu des cieux ; j’ai pour mission de persuader les pécheurs, et de les amener à la repentance, selon la recommandation qui m’en a été faite. Je m’emploie, autant que possible, à faire passer hommes, femmes et enfants, « des ténèbres à la lumière, et de la puissance de Satan à Dieu. » Or, si c’est là ton grand chef d’accusation, je veux bien me mettre aux prises avec toi, à l’instant même, s’il le faut.

Sur cela, le Géant s’approcha pour une attaque décisive. De son côté, M. Grand-Cœur s’avance pour lui riposter, et tandis que d’une main il sort l’épée de son fourreau, l’adversaire tient dans les siennes une lourde massue. Ainsi, sans autre préambule, la lutte s’engage, et du premier coup M, Grand-Cœur est abattu sur l’un de ses genoux. En ce moment critique, les femmes et les enfants se mirent à crier. Aussitôt M. Grand-Cœur se relève, et se jette avec un courage intrépide sur son adversaire qu’il blesse grièvement au bras. Le combat fut opiniâtre, et dura l’espace d’une heure ; aussi, le Géant y épuisa-t-il ses forces. Vous eussiez dit, à le voir, que sa poitrine, semblable à une chaudière bouillante, laissait échapper des vapeurs épaisses comme la fumée. L’on convint de s’asseoir un instant pour reprendre haleine ; mais Grand-Cœur se livra à la prière. Tenons pour certain, toutefois, que les femmes et les enfants ne firent que gémir ou pleurer tout le temps du combat. Puis les deux combattants se trouvèrent de nouveau en présence. Il arriva, cette fois-ci, que par un de ses coups adroitement et vigoureusement appliqué, M. Grand-Cœur abattit son adversaire. Celui-ci demanda à se relever, et M. Grand-Cœur le laissa reprendre sa position. Ainsi la lutte recommence, si bien qu’il s’en est peu fallu que, avec son arme meurtrière, le Géant n’atteignît M. Grand-Cœur à la tête.

M. Grand-Cœur voyant ainsi sa vie menacée, se précipite sur lui avec toute l’énergie de son caractère, et lui enfonce l’épée dans les reins. Dès lors, le Géant commence à s’affaisser, et n’a plus seulement la force de tenir son arme. M. Grand-Cœur redouble ses coups sur l’ennemi, et parvient à lui trancher la tête. On vit alors les femmes et les enfants se réjouir, et celui qui venait de combattre si vaillamment, donna gloire à Dieu pour cette délivrance.

Dès qu’ils eurent achevé de rendre grâce, ils élevèrent en cet endroit une colonne où ils suspendirent la tête du Géant. Ils placèrent encore au-dessous une inscription avec des caractères très distincts pour attirer l’attention des voyageurs.

C’est ici la tête de celui qui maltraita autrefois les pèlerins, il barrait leur passage, il n’en épargnait aucun. Il se montra toujours impitoyable jusqu’à ce que, moi, Grand-Cœur, je suis venu pour être le guide des pèlerins, et pour combattre leur ennemi.

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