Christiana et ses enfants

Chapitre XIX

Suite.

Je vis ensuite qu’il parvint, quoique avec difficulté, jusqu’au lieu de notre demeure. Étant donc arrivé à la porte de mon maître l’Interprète, il se conduisit comme ci-devant. Il commença par entrer en délibération pour savoir s’il devait appeler quelqu’un à son secours. C’était pendant une de ces nuits longues et froides ; cependant il ne voulait pas rebrousser chemin. Il portait du reste dans son sein un titre qui obligeait mon maître à le recevoir, et à lui fournir tout le confortable de la maison, et de lui procurer en outre un fort et courageux conducteur, vu que c’était un homme au cœur craintif comme la poule. Avec tout cela, il avait toujours peur de causer le moindre dérangement » Ainsi, l’infortuné se serait tenu là devant la porte, tantôt couché, tantôt debout, jusqu’à ce qu’il fût pour ainsi dire engourdi dans tous ses membres ; certes, sa timidité, son abattement étaient tels qu’il n’osait se présenter, tandis que beaucoup d’autres ne craignaient pas de heurter et d’entrer sous ses yeux. À la fin, m’étant mis à regarder par la fenêtre, j’aperçus quelqu’un qui allait et venait devant la porte ; je m’avançai vers lui et lui demandai qui il était, et ce qu’il voulait. Mais aussitôt je vis qu’il avait les larmes aux yeux. Dès lors je compris de quoi il s’agissait. J’entrai donc dans le cabinet de mon Souverain, et lui exposai ce cas particulier. Sur quoi il m’envoya immédiatement auprès de l’étranger pour le supplier d’entrer. J’eus grand peine à l’y décider ; mais enfin il entra, et je dois dire à la gloire de mon Souverain qu’il le reçut avec une touchante simplicité. De tous les morceaux qui étaient sur la table, on lui servit les meilleurs. C’est alors qu’il présenta ses titres de créance, et le Seigneur, après avoir lu la note principale, lui dit que sa demande lui serait accordée. Il ne s’était pas encore écoulé beaucoup de temps depuis son arrivée, qu’il commença à se sentir un peu à l’aise ; car mon maître est toujours ému dans ses entrailles, surtout quand il s’agit de ceux qui sont timides. C’est pourquoi, il disposa les choses, en cette occasion, de manière à contribuer le plus possible à son encouragement. Quand donc il eut passé en revue tous les objets de ce lieu, et qu’il eut fait les préparatifs nécessaires pour continuer son voyage vers la cité, mon seigneur lui donna un flacon d’un cordial fortifiant, et quelques aliments substantiels pour prendre en route, comme il avait fait auparavant à l’égard de Chrétien. C’est ainsi que me plaçant devant lui nous nous mîmes en chemin : ce n’était pas un homme de beaucoup de paroles, mais on l’entendait soupirer sans cesse.

Dès que nous fûmes parvenus au lieu où se trouvaient pendus les trois garnements dont il a été parlé plus haut, il me dit qu’il craignait d’avoir une fin semblable à la leur. Ce n’est que la vue de la croix et du sépulcre qui lui procurait quelque consolation. J’avoue qu’il était content quand son attention venait à se fixer sur ces objets, et il semblait par moments en recevoir un véritable profit. Lorsqu’il se trouva en face du coteau des Difficultés, il n’eut aucune relâche ; il ne se mettait même pas en peine des Lions ; car vous savez que ces choses n’étaient pas ce qui l’inquiétait, mais bien la pensée de n’être pas finalement accepté.

Contre son attente, je le conduisis dans la maison appelée la Belle. Ici, je cherchai à le mettre en rapport avec plusieurs personnes de l’établissement ; mais je m’aperçus qu’il en éprouvait de la confusion ; et, à la vérité ce n’était pas un homme à faire société. Il aimait beaucoup la solitude ; cependant il aurait écouté volontiers une bonne conversation, il se serait mis, par exemple, derrière un paravent pour entendre ce que l’on disait. Il avait aussi du goût pour les objets d’antiquité et aimait à en conserver la mémoire. Il me dit ensuite qu’il se plairait très bien dans les deux maisons qu’il avait visitées, en dernier lieu, savoir : chez le Portier et dans la maison de l’Interprète, bien qu’il eût manqué de hardiesse pour en demander l’entrée.

Lorsqu’ensuite il eut à descendre la colline depuis la maison la Belle jusqu’à la vallée l’Humiliation, il marcha aussi bien que qui que ce fût ; car il ne craignait pas de descendre bien bas pourvu qu’il pût être heureux à la fin. On eût dit vraiment qu’il y avait une certaine sympathie entre cette vallée et les dispositions de son esprit, car je ne l’ai jamais vu plus content dans tout le cours de son pèlerinage qu’en cet endroit.

Là, il se serait assis, il aurait baisé la terre et embrassé jusqu’aux fleurs qui croissent dans cette vallée. (Lam. 3.27,29 : Il est bon à l’homme De porter le joug dans sa jeunesse.) Il avait pour habitude de se lever chaque matin au point du jour, pour se livrer aux exercices de son esprit, tout en se promenant de long en large dans ces lieux solitaires. Mais quand il fut parvenu à l’entrée de la vallée qu’on appelle l’Ombre-de-la-Mort, je crus, que j’allais perdre mon homme : ce n’est pas qu’il fût disposé à revenir en arrière, puisqu’il en repoussait l’idée avec horreur, mais il était comme rendant l’âme de frayeur. Il lui semblait voir un spectre, et criait sans cesse aux lutins, comme s’il en avait été poursuivi ; c’était au point que je ne pouvais le détourner de cette idée. Le bruit qu’il faisait, et ses cris de détresse étaient tels, qu’il n’en fallait pas davantage pour encourager les ennemis, s’il s’en fût trouvé réellement, à venir fondre sur nous. Mais ce que j’ai très bien remarqué, c’est que cette vallée était aussi tranquille alors qu’à quelque autre époque que j’aie pu m’y rencontrer. J’ai lieu de croire que ces ennemis furent, en tous cas, retenus par l’ordre de mon Souverain, en sorte qu’ils n’eurent aucun pouvoir contre M. Je-Crains qui passa très bien sans accident.

Ce serait trop ennuyeux s’il fallait tout vous raconter ; nous ne mentionnerons donc qu’une ou deux circonstances de plus. Quand il arriva à la Foire-de-la-Vanité, il semblait vouloir se battre avec tous les hommes de la foire. Il se montra tellement l’ennemi implacable de leurs sottises, que j’avais raison de craindre qu’on ne nous assommât l’un et l’autre de coups. Il ne déploya pas moins d’énergie sur le Terroir-enchanté. Mais, arrivé sur le bord du fleuve qui se traverse sans pont, il se trouva de nouveau très embarrassé. – Ah ! Ah ! S’écria-t-il, je serai englouti sous les eaux pour toujours, et n’aurai jamais le bonheur de voir la face de Celui qui est l’objet de mes désirs et pour lequel j’ai déjà fait tant de chemin.

Il est vrai de dire, cependant, et c’est une chose remarquable, que les eaux du fleuve avaient alors beaucoup diminué, tellement qu’à aucune autre époque de ma vie je ne les avais vues si basses. Il se décide enfin ; et, au moment où il entra dans le fleuve, c’est tout au plus si l’eau allait jusqu’à la cheville du pied. Puis, je vis qu’il s’approchait sensiblement de la grande porte, et dès lors je pus prendre congé de lui après lui avoir souhaité sa bienvenue dans les hauts lieux. Les dernières paroles que je lui entendis proférer, sont celles-ci : « Ça ira tout de même. » Ainsi, nous nous séparâmes, et je ne le revis plus.

Franc : – Il paraît donc que tout a été bien pour lui, en définitive.

Grand-Cœur : – Oui, assurément. Je n’ai jamais eu le moindre doute à son sujet ; c’était un homme à qui l’on pouvait reconnaître d’excellentes qualités. Il avait seulement des idées sombres, et c’est ce qui rendait sa vie insupportable à lui-même, et pénible aux autres. (Psa. 88.1 : Cantique. Psaume des fils de Koré. Au maître chantre. Sur un mode triste ; pour des temps d’accablement. Méditation de Héman, l’Ezrachite.) Il était sensible au péché plus que beaucoup d’autres ; il craignait toujours de porter préjudice à quelqu’un. Cette délicatesse était telle chez lui qu’il se serait privé des choses les plus légitimes pour ne pas scandaliser les autres. (Rom. 14.21 : Il est bien de ne pas manger de viande, de ne pas boire de vin, de n’user de rien par quoi ton frère est scandalisé.) ; (1Cor. 8.13 : C’est pourquoi, si ce que je mange scandalise mon frère, je ne mangerai jamais de viande, afin de ne pas scandaliser mon frère.)

Franc : – Mais comment se fait-il que ce brave homme ait passé la plus grande partie de ses jours dans la tristesse ?

Grand-Cœur : – Cela peut tenir principalement à deux causes : D’abord, la sagesse de Dieu en avait décidé ainsi ; les uns font entendre des accents joyeux, tandis que d’autres chantent des airs lugubres. (Matt. 11.16,18 : Mais à qui comparerai-je cette génération ? Elle ressemble à des enfants assis dans les places publiques, qui crient aux autres,) Or, M. Je-Crains était un de ceux qui jouent sur des notes basses. Lui et ceux de son ordre faisaient usage de la saquebute qui, comme on le sait, produit un son plus plaintif que beaucoup d’autres instruments, ce qui n’empêche pas que certaines personnes ont raison de dire que c’est sur un ton de basse qu’il faut reconnaître les principes de la musique. Pour ma part, je n’attache aucun prix à cette profession de foi qui exclut tout sentiment de tristesse. La première corde que le chef de musique touche ordinairement pour arriver au parfait accord, se trouve être sur la basse. Dieu aussi touche cette première corde quand il veut mettre l’âme en parfait accord avec lui-même. Quoi qu’il en soit, M. Je-Crains avait toujours le défaut de ne jouer que sur ce même ton. C’est ce qu’il fit, je crois, jusque vers la fin de sa vie.

J’emploie hardiment ces sortes de métaphores, attendu que c’est un moyen de développer l’esprit des jeunes lecteurs, et parce que dans le livre de l’Apocalypse, les élus sont comparés à une troupe de musiciens qui jouent sur la harpe et chantent un nouveau cantique devant le trône. (Apoc. 5.8-9 : Et quand il eut pris le livre, les quatre êtres vivants et les vingt-quatre anciens se prosternèrent devant l’Agneau, ayant chacun une harpe et des coupes d’or pleines de parfums, qui sont les prières des saints ; 14.2-3 : Et j’entendis une voix qui venait du ciel, semblable au bruit de grosses eaux et au bruit d’un grand tonnerre ; et la voix que j’entendis était comme celle de joueurs de harpes jouant de leurs harpes.)

Franc : – C’était un homme bien zélé, d’après le tableau que vous venez d’en faire. Le coteau des Difficultés, les Lions, la Foire-de-la-Vanité, aucune de ces choses ne lui faisait peur ; c’était seulement le péché, la mort, et l’enfer qui étaient pour lui un sujet d’angoisse ou de terreur, parce qu’il avait encore quelques doutes sur son salut.

Grand-Cœur : – Vous dites vrai ; ce sont bien là les choses qui le chagrinaient, et comme vous le faisiez observer, son état provenait d’un manque de foi ou d’intelligence quant au fait de son adoption, plutôt que d’une faiblesse ou d’une lâcheté de cœur dans ce qui regarde la vie pratique du pèlerin. Il aurait, comme dit le proverbe, marché sur des tisons, pour arriver plus vite, et il n’y a pas lieu d’en être étonné ; mais ce qui accablait tant son esprit, est ce dont on se débarrasse le plus difficilement.

Christiana : – Ce récit, touchant M. Je-Crains, me fait réellement du bien. Je pensais que personne ne devait être comme moi, mais je vois à présent qu’il en est autrement, car il y a un grand rapport entre l’expérience de ce brave homme et la mienne. Nous différons seulement sur deux points : Ses angoisses étaient si fortes qu’il ne pouvait s’empêcher de les faire paraître au dehors, tandis que je gardais les miennes au dedans. Puis, en ce qui touche la liberté d’entrer dans ces maisons hospitalières qui sont mises au service des pèlerins, il manquait de courage et de force pour se faire entendre ; mais mes épreuves étaient de telle nature que je pouvais frapper avec plus de véhémence.

Miséricorde : – S’il m’est permis de parler aussi d’après mes sentiments, je dirai qu’il s’est passé dans mon expérience bien des choses qui ont du rapport avec l’histoire de cet homme. Ainsi, j’ai toujours été alarmée à la vue du lac de feu et par la crainte de perdre ma place dans le paradis, beaucoup plus que je ne l’aurais été par la perte de toute autre chose. Ah ! me disais-je, quel bonheur si je pouvais me trouver un jour dans la céleste habitation ! Je sacrifierais bien volontiers tout ce que j’ai au monde, pourvu que je pusse y parvenir.

Matthieu : – Pour mon compte, la crainte est bien une de ces choses qui me portaient à croire que j’étais loin de posséder au dedans de moi ce qui accompagne le salut ; mais, s’il en fut ainsi à l’égard d’un homme si excellent, pourquoi n’en serait-il pas de même avec moi ?

Jacques : – Là où n’est pas la crainte, là n’est pas non plus la grâce. Bien que la grâce ne s’allie pas toujours avec la crainte de l’enfer, il est certain, pourtant, qu’il n’y a aucune grâce là où n’existe aucune crainte de Dieu.

Grand-Cœur : – Jacques, ton raisonnement est juste ; tu as touché le point important de la question, car « la crainte de Dieu est le commencement de la sagesse, » et ceux qui n’en ont pas au commencement, n’en possèdent, ni au milieu, ni à la fin. Mais nous terminerons ici notre entretien sur M. Je-Crains en lui faisant nos adieux.

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