Christiana et ses enfants

Chapitre XXVII

L’Apostat. – Vaillant-pour-la-Vérité et les voleurs. – L’épée de l’Esprit. – La Foi et le Sang. – Pierres d’achoppement. – Vaillant les surmonte.

Puis, nos pèlerins voulant continuer leur voyage, les Bergers les laissèrent aller en paix, et ne jugèrent même pas à propos de leur donner aucun de ces avertissements que reçurent autrefois Chrétien et son compagnon. La raison en est qu’ils avaient avec eux la présence de Grand-Cœur qui, par cela même qu’il avait une parfaite connaissance des choses, pouvait d’autant mieux les exhorter et les avertir à point nommé, soit même à l’approche du danger. Du reste, les avertissements que Chrétien et son compagnon avaient reçus des Bergers furent sans effet, parce qu’ils les eurent oubliés quand vint le moment où il aurait fallu les mettre en pratique. Tel est l’avantage que nos pèlerins avaient sur les autres en ce point. Ils partirent donc de là en chantant :

Sous les yeux du Seigneur poursuivons notre route ;
Nous avons rencontré souvent dans le chemin
De bonnes amitiés… et le Seigneur écoute
La prière du pèlerin.

Il est à nos côtés, soutient notre courage
Lorsque, par les dangers, il est près de faillir ;
Il nous montre le but de notre long voyage :
Le but, c’est la vie à venir.

Nous marchons par la foi sans craindre la disette ;
Que battus par les vents nous arrivions au bord,
Qu’importe ! Le Seigneur commande à la tempête,
Le Seigneur nous attend au port.

Après avoir pris congé des Bergers, ils se hâtèrent d’arriver à l’endroit où Chrétien avait fait la rencontre de ce Renégat qui avait son domicile dans la ville d’Apostasie. M. Grand-Cœur, leur guide, tira parti de cette circonstance pour les instruire en leur rappelant celui qui avait abandonné le droit chemin, et qui fut condamné à porter sur son dos le stigmate de la rébellion. Ce que je puis vous assurer touchant cet homme, dit-il, c’est qu’il ne voulait point écouter les bons conseils, et quand il lui arrivait de faire quelque bronchade, il ne se laissait convaincre par personne ; rien ne pouvait l’arrêter dans ses écarts. Quand il fut au lieu où sont la croix et le sépulcre, il avait quelqu’un à côté de lui qui l’exhorta à bien faire attention en cet endroit ; mais il grinçait les dents et frappait des pieds en disant qu’il était résolu de revenir en arrière pour retourner en son propre pays. Il n’était pas encore arrivé à la Porte-Étroite, lorsque l’Évangéliste le rencontra. Ce dernier ayant avancé sa main sur lui, aurait voulu le faire rentrer dans la voie, mais l’Apostat fit résistance, et après avoir maltraité son bienfaiteur, il passa par dessus la muraille, et échappa ainsi de ses mains.

Les pèlerins poursuivant toujours leur course, parvinrent jusqu’à l’endroit où Petite-Foi avait été dépouillé de son argent. Il y avait là un homme au visage ensanglanté qui tenait une épée nue dans sa main.

— Qui es-tu, lui cria M. Grand-Cœur ?

— Je suis Vaillant-pour-la-Vérité ; je vais en pèlerinage en me dirigeant vers la cité céleste. Voici, j’ai eu à lutter contre trois hommes qui m’ont attaqué en chemin, et qui auraient voulu que je me fusse soumis à l’une ou à l’autre de ces trois conditions : premièrement je devais faire partie de leur société ; deuxièmement il fallait m’en retourner au pays d’où j’étais sorti, et en troisième lieu, ils me menaçaient de me faire mourir sur-le-champ. Je répondis sur le premier point qu’ayant vécu en honnête homme depuis un certain nombre d’années, je n’avais pas envie de m’associer avec des voleurs pour partager leur sort, et que, par conséquent, ils ne devaient pas compter sur moi. (Prov. 1.10,19 : Mon fils, si les pécheurs veulent te séduire, N’y consens point !) Ils me demandèrent alors ce que j’avais à dire sur le second. Je répondis que si je n’avais pas trouvé de graves inconvénients à rester dans le pays que j’avais quitté, je ne m’en serais pas éloigné ; et c’est parce que je ne trouve ni raisonnable, ni utile d’y établir ma résidence que je poursuis ma route de ce côté-ci. Ils me demandèrent encore ce que j’avais à répondre sur le troisième point. – Ma vie, leur dis-je, a été achetée à un trop grand prix pour que j’en fasse le sacrifice sans me soucier de savoir à qui je dois la donner. D’ailleurs, il n’est pas à vous de m’interroger sur le choix que j’ai à faire. Je vous déclare que si vous osez me toucher, ce sera à vos propres dépens. Sur ce, les trois hommes, savoir : l’Extravagant, l’Inconsidéré et le Brouillon s’avancèrent contre moi, et de mon côté, je m’avançai aussi jusqu’à ce que la rencontre eut lieu. Ainsi, une lutte acharnée s’engagea entre moi et eux, un contre trois ! ce qui dura trois heures. Maintenant, vous voyez que j’en porte des marques comme aussi ils en portent des miennes. Ils viennent seulement de partir ; ils ont pris la fuite, et pour peu que votre attention s’y prête, je crois que vous pourrez encore entendre le bruit de leurs pas précipités.

Grand-Cœur : – Mais n’était-ce pas une grande disproportion, trois contre un ?

Vaillant : – Sans doute ; mais le plus ou le moins ne fait rien pour celui qui a la vérité de son côté : « Quand toute une armée se camperait contre moi, » dit un ancien, « mon cœur ne craindrait rien ; si la guerre s’élève contre moi, j’aurai cette confiance, etc. » (Psa. 27.3 : Si une armée dresse son camp contre moi, Mon cœur ne craindra pas. Si la guerre s’élève contre moi, Même alors mon cœur aura confiance.) D’ailleurs, l’histoire rapporte qu’un homme eut une fois à combattre contre toute une armée, et qu’il en triompha. Et puis, voyez combien d’individus Samson tua d’un seul coup avec la mâchoire d’un âne ! (Jug. 15.15 : Et il trouva une mâchoire d’âne fraîche, et il étendit la main, la saisit et en frappa mille hommes.)

Grand-Cœur : – Mais, comment se fait-il que vous n’ayez pas crié pour que quelqu’un vînt à votre secours ?

Vaillant : – C’est précisément ce que j’ai fait, sachant que mon Souverain est toujours disposé à m’entendre, et à m’accorder son secours invisible. Je me suis adressé à lui, et ce n’a pas été en vain.

Grand-Cœur : – Tu t’es conduit avec dignité. Voudrais-tu me laisser voir ton épée ?

Ici, Vaillant-pour-la-Vérité présenta son épée à Grand-Cœur qui, l’ayant prise dans sa main, l’examina quelques instants, et dit en la lui remettant : cette arme a la véritable marque de Jérusalem.

Vaillant : – En effet, avec une arme comme celle-ci, il suffit à quelqu’un d’avoir un bon poignet pour la tenir, et de l’adresse pour oser défier un ange même, s’il le fallait. Elle ne fera jamais défaut à quiconque sait de quelle manière il faut s’en servir. Son tranchant n’est jamais émoussé. Elle coupe la chair et les os, l’âme et l’esprit. (Héb. 4.12 : Car la parole de Dieu est vivante, et efficace, et plus acérée qu’aucune épée à deux tranchants, et pénétrante jusqu’à partager âme et esprit, jointures et moelles, et juge des pensées et des réflexions du cœur.)

Grand-Cœur : – Vous avez été longtemps à combattre, je m’étonne que vous n’ayez pas succombé à la fatigue.

Vaillant : – J’ai combattu jusqu’à ce que l’épée s’est trouvée adhérente à mon poignet, tellement qu’on eût dit et l’épée et la main animés d’une même vie, comme elles étaient dirigées par une même volonté. C’est quand j’ai vu le sang couler au travers de mes doigts, que j’ai lutté avec plus de force que jamais.

Grand-Cœur : – Tu as bien rempli ton devoir, puisque tu as « résisté jusqu’au sang en combattant contre le péché ; » tu seras des nôtres, et nous cheminerons ensemble, car tu vois que nous sommes tes compagnons.

Sur cela, ils lavèrent ses plaies, et lui offrirent suivant leurs ressources de quoi se rafraîchir. Puis ils se mirent en route.

M. Grand-Cœur avait pour habitude, pendant le voyage, de se mettre à la portée des faibles, et de les encourager par le récit de quelque histoire intéressante ; à cet effet, il jugea à propos d’adresser des questions à M. Vaillant dont la société était pour lui très agréable. (Il faut vous dire qu’il aimait beaucoup à se trouver avec des hommes de sa trempe.) Ainsi, il commença par demander à son nouveau compagnon quelle était sa patrie.

Vaillant : – Je suis du pays de l’Obscurité ; je suis né là, et mes parents y sont encore.

Grand-Cœur : – De l’Obscurité ! N’est-ce pas un pays voisin de la ville de Perdition !

Vaillant : – Vous ne vous trompez pas. Voici maintenant ce qui m’a engagé à embrasser la carrière de pèlerin : Il vint une fois chez nous un nommé Parle-en-Vérité qui nous raconta les aventures de Chrétien, celui qui était venu de la ville même de Perdition. Il nous entretint donc de lui, et nous dit comment il avait renoncé à sa femme et à ses enfants pour s’en aller en pèlerinage. On affirme même, sur un témoignage qui fait autorité, que ce Chrétien a tué une fois un serpent qui s’était glissé dans son chemin pour s’opposer à son voyage, et qu’il est très bien parvenu où il avait l’intention de se rendre. J’appris aussi comment il fut accueilli dans toutes les habitations de son Souverain, surtout lorsqu’il arriva aux portes de la cité céleste ; car, d’après ce que nous disait cet homme, sa réception y fut annoncée au son des trompettes par une multitude d’êtres rayonnant de gloire. Il m’assura même que toutes les cloches de la cité avaient été mises en branle pour saluer sa venue, et que de plus, il lui fut donné des vêtements magnifiques, ainsi que beaucoup d’autres choses de grand prix que je m’abstiens de mentionner ici. En un mot, cet homme me raconta l’histoire de Chrétien et de ses voyages, de telle manière que je sentis mon cœur brûler du désir de marcher sur ses traces ; aussi, il n’y eut ni père ni mère qui pussent me retenir. Je quittai donc tout, et vous voyez que j’ai pu arriver jusqu’ici.

Grand-Cœur : – Vous avez passé par la Porte-Étroite, n’est-ce pas ?

Vaillant : – Oui bien ; car le même homme me disait encore que tout cela ne servirait de rien, si nous n’entrions pas premièrement par la porte qui est à l’entrée du chemin.

Vous voyez, dit alors le guide en se tournant vers Christiana, que la nouvelle touchant le voyage de votre mari, et ce qu’il a finalement obtenu, s’est répandue partout.

Vaillant : – Comment ! Est-ce là la femme de Chrétien ?

Grand-Cœur : – Oui ; et voici encore ses quatre fils.

Vaillant : – Eh quoi ! Ils vont aussi en pèlerinage ?

Grand-Cœur : – Certainement. Ils poursuivent le même but.

Vaillant : – Mon cœur s’en réjouit. Quelle joie pour ce bienheureux, lorsqu’il verra entrer dans la cité céleste, ceux qui autrefois refusèrent d’aller avec lui !

Grand-Cœur : – Sans aucun doute, ce sera pour lui une grande consolation ; car, si la joie de s’y trouver soi-même coule de première source, ce n’en est pas moins un bonheur d’y rencontrer sa femme et ses enfants.

Vaillant : – Mais, puisque nous en sommes là, dites-moi, je vous prie, quelle est votre opinion sur ce sujet. Quelques-uns forment des doutes sur la question de savoir si nous nous reconnaîtrons les uns les autres quand nous serons là-haut.

Grand-Cœur : – Pensent-ils qu’ils se reconnaîtront eux-mêmes, ou qu’ils se réjouiront de se voir dans ce lieu de félicité ? Or, s’ils croient pouvoir se reconnaître ainsi, pourquoi ne reconnaîtraient-ils pas les autres, et ne se réjouiraient-ils pas également de leur bonheur. Ensuite, si l’on considère que les parents sont des seconds nous-mêmes, ne peut-on pas conclure avec raison, bien que cet état présent doive cesser, que nous serons plus satisfaits de leur présence que nous ne le serions de leur absence ?

Vaillant : – Bon, je vois où vous en êtes sur ce point. Auriez-vous encore quelques questions à me faire sur les premières aventures de mon voyage ?

Grand-Cœur : – Oui. Est-ce que votre père et votre mère se sont beaucoup opposés à votre projet de voyage ?

Vaillant : – Certainement ; ils ont employé tous les moyens imaginables pour m’engager à rester à la maison.

Grand-Cœur : – Par quels arguments cherchaient-ils à prévaloir sur vous ?

Vaillant : – Ils disaient que le pèlerinage était une vie de fainéant, et que si je n’étais pas moi-même disposé à la paresse, il ne me serait jamais entré dans la tête d’embrasser cette carrière.

Grand-Cœur : – Est-ce que tous leurs discours se bornaient là ?

Vaillant : – Oh ! Non ; ils me disaient encore que c’était vouloir s’exposer à de grands périls. Ils me répétèrent à satiété et d’un air d’assurance que la voie dans laquelle s’engagent les pèlerins, est la plus dangereuse au monde.

Grand-Cœur : – Cherchèrent-ils jamais à vous expliquer en quoi consiste le danger ?

Vaillant : – Oui ; et pour cela, ils crurent devoir entrer dans de longs détails.

Grand-Cœur : – Rapportez-en quelques-uns.

Vaillant : – Ils me parlèrent du Bourbier du DécouragementChrétien faillit étouffer ; ils me dirent que des archers se trouvaient dans le château de Béelzébul, toujours prêts à lancer leurs dards contre quiconque viendrait à heurter à la Porte-Étroite pour entrer. Ils m’entretinrent de la Forêt, des Montagnes-Obscures, du coteau des Difficultés, des Lions, de même que des trois géants, savoir : l’homme Sanguinaire, le Destructeur, l’Ennemi-du-Bien ; ils médirent encore que le pays appelé la Vallée-d’HumiliationChrétien faillit perdre la vie, était infesté par des mauvais esprits. D’ailleurs, ajoutèrent-ils, il faut que vous passiez par la Vallée-de-l’Ombre-de-la-mort où sont les lutins, où la lumière n’est que ténèbres, et où le chemin est couvert de pièges et de trébuchets. Ils parlèrent ensuite du géant Désespoir, du château du Doute, et des malheurs qui avaient frappé les pèlerins en cet endroit. Enfin, ils me dirent que je ne pouvais éviter de passer par le Terroir-enchanté qui est un pays très dangereux, et que par dessus tout cela, j’aurais à traverser un fleuve qui n’a pas de pont, un fleuve qui serait comme un abîme entre moi et la cité céleste.

Grand-Cœur : – Est-ce là tout ?

Vaillant : – Non ; je me rappelle leur avoir souvent entendu dire que ce chemin-ci n’est fréquenté que par des séducteurs et des gens qui s’exercent adroitement à détourner le bon monde de sa manière de faire,

Grand-Cœur : – Qu’ont-ils allégué à l’appui de cette assertion ?

Vaillant : – Ils m’ont dit qu’il y avait un certain Monsieur, appelé le Sage-Mondain, qui s’efforçait de persuader les gens par ses tromperies ; que le Formaliste et l’Hypocrite se tenaient aussi constamment sur la route ; que le Temporiseur, le Beau-Parleur et Démas chercheraient à m’induire en erreur ; que le Flatteur ne manquerait pas de me prendre dans ses filets ; ou bien, qu’avec le pauvre Ignorant, je croirais aller à la porte quand, au contraire, j’y tournerais le dos pour suivre le chemin qui conduit en enfer.

Grand-Cœur : – C’était bien fait pour te décourager. S’en tinrent-ils là ?

Vaillant : – Non ; ils me dirent en outre que plusieurs avaient essayé d’aller en pèlerinage, et qu’ils avaient même parcouru une grande distance afin de voir s’ils pourraient découvrir quelque chose de cette gloire dont on leur avait parlé quelquefois, lesquels s’en étant retournés, devinrent un sujet de dérision parmi les habitants de la contrée. Ils m’en nommèrent quelques-uns qui s’étaient conduits de la sorte, tels que l’Obstiné, le Facile, le Défiant, le Téméraire, le Renégat et le vieil Athée, et bien d’autres encore qui, selon eux, avaient été fort loin dans leurs recherches sans pouvoir en retirer aucun avantage réel.

Grand-Cœur : – Ont-ils persisté longtemps à vous décourager ?

Vaillant : – Oui, ils me parlaient d’un M. Je-Crains, qui était un pèlerin, et qui, d’après le sombre tableau qu’ils m’ont fait de sa vie, ne doit pas avoir passé seulement une heure dans la joie ; d’un certain Défaillant qui serait presque mort de faim, et de Chrétien lui-même (que j’avais presqu’oublié) au sujet duquel on a fait tant de bruit, et qui, suivant leur opinion, devait avoir péri dans les flots du grand fleuve, sans avoir pu obtenir l’immortelle couronne pour laquelle il avait souffert tant de privations.

Grand-Cœur : – Ne vous êtes-vous donc laissé abattre par aucune de ces choses ?

Vaillant : – Non, elles ne me paraissaient que comme des riens.

Grand-Cœur : – D’où vient que vous avez été si ferme ?

Vaillant : – Ah ! C’est que j’ajoutai foi à ce que me dit M. Parle-en-Vérité, et je me trouvai par conséquent bien au dessus de ces considérations.

Grand-Cœur : – Donc, ce qui vous fit remporter la victoire, ce fut votre foi.

Vaillant : – C’est cela même. J’ai cru, c’est pourquoi je me suis mis en chemin après avoir tout quitté ; j’ai combattu tout ce qui s’opposait à mon voyage, de telle façon que j’ai pu parvenir en ce lieu.


Vaillant pour la Vérité

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