Christiana et ses enfants

Chapitre XXVIII

Le Terroir-enchanté. – L’ami du paresseux. – Le chemin difficile à trouver. – Nécessité de lire la parole de Dieu. – L’Insouciant et le Téméraire.

Ils étaient maintenant arrivés au Terroir-enchanté dont l’atmosphère est de nature à vous causer des vertiges, ou à vous endormir. Sur ce lieu croissaient des épines et des chardons. Tout le quartier en était couvert, excepté cette partie dangereuse qui formait un verger, et où, dit-on, personne ne peut s’endormir ou même s’asseoir sans risquer de perdre la vie. Ils continuèrent donc leur chemin en passant au dessus de la forêt. M. Grand-Cœur en sa qualité de guide, se mit à la tête et M. Vaillant-pour-la-Vérité venait ensuite, comme pour servir d’arrière-garde. Cette mesure était nécessaire pour assurer le succès dans le cas où ils auraient eu à combattre un mauvais esprit, un dragon, un géant ou un voleur. C’est ainsi qu’ils marchaient tenant chacun son épée nue à la main, car ils n’ignoraient pas le danger qu’il y avait à se trouver dans un pareil endroit. Ils s’encouragèrent les uns les autres du mieux qu’ils purent. M. Grand-Cœur ordonna que l’Esprit-abattu vînt immédiatement après lui, et que le Défaillant fût placé sous la surveillance spéciale de M. Vaillant.

Cependant ils n’avaient pas encore fait beaucoup de chemin qu’un brouillard et une obscurité profonde vinrent les surprendre, si bien que pour un temps nos voyageurs ne pouvaient plus se reconnaître les uns les autres ; ils en étaient réduits par conséquent à ne pouvoir communiquer entre eux qu’au moyen de la parole, car ils ne marchaient plus par la vue. Les plus forts eux-mêmes se trouvaient dans une situation assez embarrassante ; mais ce devait être encore bien plus pénible pour ces femmes et ces enfants dont le cœur était sensible et les pieds délicats. Il arriva cependant, qu’encouragés par les discours de leur conducteur et de celui qui marchait derrière, ils y mirent de l’entrain et parvinrent à sortir de leur embarras. Il faut vous dire aussi qu’il y avait par là beaucoup de fange et une quantité de broussailles qui rendaient le chemin très fatigant. Ensuite, l’on ne rencontrait nulle part, dans ce pays, une auberge pour pouvoir se rafraîchir. De sorte que quelques-uns des pèlerins étaient comme essoufflés ; d’autres poussaient des soupirs ou faisaient éclater des murmures. Il y en avait qui s’accrochaient à des buissons, tandis que d’autres roulaient dans la boue. Les enfants, par exemple, étaient tout désolés. L’un se lamentait parce qu’il avait perdu ses souliers ; un autre criait : Holà ! Je suis tombé. – Eh ! Où êtes-vous, s’écriait un troisième. Enfin vous auriez entendu un autre pousser des cris de désespoir, parce qu’il s’était embarrassé dans les buissons au point de ne pouvoir s’en défaire. Quoi qu’il en soit, les pèlerins arrivèrent bientôt dans une riante campagne qui leur promettait du repos et toutes sortes d’agréments ; ils y trouvèrent un treillage couvert de verdure dont les branches entrelacées formaient un magnifique berceau. Il y avait sous ce treillage un pliant où pouvaient s’asseoir commodément ceux qui étaient fatigués. Il y avait aussi des bancs qui étaient arrangés comme tout le reste avec beaucoup d’art. Tout s’y présentait sous un aspect assez attrayant pour que les pèlerins pussent être tentés d’y chercher un abri, dans un moment surtout où ils étaient découragés par les misères qu’ils venaient de rencontrer ; mais ils n’en furent pas moins disposés à continuer leur chemin. Aucun d’eux ne montra le moindre regret de quitter ce lieu, malgré tous les charmes qu’il leur offrait, car, autant que j’ai pu en juger, ils étaient si constamment attentifs aux avis de leur guide qui avait soin de les prévenir de tous les dangers, et de leur en démontrer la nature quand il leur arrivait d’en approcher, qu’ils s’oubliaient eux-mêmes et s’encourageaient les uns les autres à poursuivre leur course. Le berceau s’appelait l’Ami-du-Paresseux, et il était bien fait pour attirer les pèlerins qui, éprouvés par la fatigue, auraient pu être tentés d’y chercher du repos.

Je vis ensuite qu’ils parcouraient des lieux solitaires jusqu’à ce qu’ils furent obligés de s’arrêter sur un point où le voyageur est sujet à s’égarer. Quoiqu’il fût assez facile au guide de distinguer en plein jour le bon chemin des fausses routes, il était pourtant embarrassé dès qu’il faisait obscur ; mais il avait dans sa poche une carte où sont tracés tous les chemins qui ont leur commencement ou leur issue dans la cité céleste. Il se procura donc de la lumière (car il ne voyageait jamais sans porter avec lui les moyens de l’obtenir), et ayant jeté les yeux sur sa carte, il vit qu’à partir du lieu où ils étaient il fallait suivre la ligne qui était à main droite. Eût-il négligé de consulter sa carte, qu’ils auraient été, selon toute probabilité, se jeter dans un bourbier ; car, tout proche de là, dans ce chemin même qui semble offrir au début quelque garantie de sécurité, se trouve une fosse profonde que l’on à remplie de boue avec l’intention de faire périr les pèlerins.

Voyez, me dis-je alors, combien il importe à celui qui va en pèlerinage, d’avoir un indicateur avec lui, surtout dans les endroits difficiles.

Après avoir parcouru une certaine distance dans ce Terroir-enchanté, ils rencontrèrent un autre treillage que l’on avait artistement façonné à côté du grand chemin royal. Sous ce treillage étaient couchés deux hommes, nommés l’Insouciant et le Téméraire. Ceux-ci s’étaient avancés jusque-là dans leur pèlerinage, lorsqu’ayant voulu s’asseoir par suite de la fatigue, ils tombèrent dans un profond sommeil. Dès que nos pèlerins les eurent vus, ils furent saisis de surprise, et baissèrent la tête, montrant par là combien ils s’apitoyaient sur le sort de ces malheureux. Ils commencèrent par se consulter entre eux pour savoir ce qu’il conviendrait de faire en pareil cas. La question se réduisait donc à ceci : Doit-on s’approcher d’eux pour les réveiller, ou bien passer outre et les laisser dormir tranquillement ? Ils en vinrent à cette conclusion qu’il fallait aller auprès d’eux et tâcher de les réveiller. Ils s’exhortèrent à prendre garde à eux-mêmes, de peur que, comme les autres, ils ne fussent tentés de s’asseoir, et de jouir du bien-être que leur offrait ce lieu.

Ils s’approchèrent donc du berceau, et ayant appelé ces hommes par leurs noms, (car il paraît qu’ils étaient connus du guide) ils leur parlèrent fortement. Mais ce fut en vain. Le guide, voyant que ses discours restaient sans réponse, avança sa main sur eux pour les secouer. Ce n’était pas chose facile que de troubler leur repos. L’on entendit enfin l’un d’eux murmurer ces paroles : « Je vous paierai quand j’aurai mon argent. » Sur cela, le guide le prend par la tête et lui donne une autre secousse, ce qui ne produisit pas un meilleur effet. Son voisin, qui dormait aussi profondément, se mit à dire ensuite : « Je me battrai jusqu’à ce que je ne puisse plus tenir mon épée », sur quoi l’un des enfants partit d’un éclat de rire.

— Que signifie donc tout cela, reprit Christiana ?

— C’est qu’ils parlent en dormant, répondit le guide ; si vous les ballottez, si vous leur donnez des coups, et quoi que vous leur fassiez, ils ne vous répondront jamais autrement, ou bien, ils ne savent que répéter ce qu’a dit autrefois un de leurs compagnons, alors qu’il dormait sur le mât d’un navire malgré la fureur des vagues qui venaient battre contre lui : « On m’a battu, et je n’en ai point été malade ; on m’a moulu de coups, et je ne l’ai point senti ; quand me réveillerai-je ? » (Prov. 23.34-35 : Et tu seras comme si tu dormais en pleine mer, Comme si tu étais couché au sommet d’un mât :) Vous savez que lorsque les hommes parlent dans leur sommeil, ils divaguent presque toujours ; en tous cas, leurs paroles ne sont dictées ni par la foi, ni par la raison. Maintenant, ces gens font voir autant d’incohérence dans leurs discours qu’ils se sont montrés d’abord inconséquents dans leur marche. Voilà le malheur de ces insouciants qui vont en pèlerinage ; il y en a à peine un sur vingt qui échappe à la tentation. Vous remarquerez que l’adversaire des pèlerins trouve toujours un dernier refuge dans ce Terroir-enchanté. C’est pour cette raison qu’il est situé, comme vous le voyez, vers la fin du chemin, et c’est aussi ce qui explique pourquoi il a tant de prise sur nous. Voici comment l’ennemi raisonne à cet égard : « Ces insensés ne sont jamais plus désireux de s’asseoir que lorsqu’ils sont éprouvés par la fatigue ; et, peut-il y avoir une circonstance où ils soient vraisemblablement fatigués comme quand ils s’approchent du terme de leur course ? » Voilà pourquoi, je le répète, ce Terroir-enchanté se trouve situé dans le voisinage du beau pays de Beulah[1], et presque au bout de la route. D’où, il résulte que les pèlerins doivent faire attention à eux-mêmes, de crainte qu’il ne leur arrive ce qui est arrivé à d’autres qui, vous le voyez, se sont tellement bien endormis que personne ne peut les réveiller.

[1] La « Mariée » ou « Mon bon plaisir en elle. » (Voyez Esaïe. 62.4 : On ne te nommera plus Délaissée, et on ne nommera plus ta terre Désolation ; car on t’appellera Mon plaisir en elle, et ta terre Mariée ; parce que l’Eternel prendra son plaisir en toi, et ta terre aura un mari.)

Sur cela, les pèlerins remplis de crainte, manifestèrent le désir d’aller en avant ; ils prièrent seulement le guide d’allumer une lanterne, afin qu’ils pussent, à la faveur de cette lumière, continuer leur route. Il se procura donc de la lumière, et par ce moyen ils achevèrent leur course, quoique par un temps fort obscur. (2Pier. 1.19 : Et nous tenons pour d’autant plus certaine la parole des prophètes, à laquelle vous faites bien de vous attacher, comme à une lampe qui brille dans un lieu obscur, jusqu’à ce que le jour ait commencé à luire et que l’étoile du matin se soit levée dans vos cœurs ;)

Cependant, les enfants ne laissaient pas que d’être excessivement fatigués, de telle façon qu’ils en vinrent à supplier Celui qui aime les pèlerins de leur rendre le chemin plus facile. Or, ils avaient à peine fait quelques pas, qu’il s’éleva un vent qui dissipa les brouillards, et l’on vit ainsi le temps s’éclaircir. Ceci eut lieu quand ils n’étaient encore que très peu éloignés du Terroir-enchanté. Ils pouvaient dès lors se reconnaître avec beaucoup moins de difficulté, et distinguer de même plus aisément la voie dans laquelle ils avaient à marcher.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant