Olympia Morata, un épisode de la Renaissance et de la Réforme en Italie

II
1543-1550

La Réforme en Italie. Un moine de Locarno. Ochino et Pierre Martyr. Etablissement de l’inquisition. La Réforme à la cour de Ferrare, Francisca Bucyronia et Jean Sinapi. Celio Secondo Curione. Conversion de Peregrino Morato. Retour à l’histoire d’Olympia Morata. Le Décameron. Doutes et combats. Lavinia de Rovère. Eloge du cardinal Bembo. Dernier adieu à la poésie profane. Premières épreuves. Mort d’un père chrétien. Disgrâce d’Olympia. Deuil et humiliation. Foi et relèvement. Premiers essais de poésie sacrée. Histoire de Fannio.

L’Italie avait ressenti, dès le commencement de ce siècle, le contre-coup de l’ébranlement religieux qui agitait l’Europe entière, et qui allait diviser la chrétienté en deux parts. L’esprit de rénovation qui travaillait alors l’Allemagne, l’Angleterre, la France et la Suisse, s’était répandu au delà des Alpes, jusque sur le sol consacré aux merveilles du catholicisme. Les hardiesses de Dante, de Pétrarque et de Boccace, systématisées par Laurent Valla, revêtues de l’éloquence populaire par Jérôme Savonarole, furent le premier germe de l’émancipation. Le réveil des lettres et des arts le féconda. Les révolutions sont solidaires. Cet esprit d’examen et de curiosité, appliqué aux monuments de l’antiquité profane, devait s’étendre aux monuments de la foi et à la science des mystérieux rapports de l’âme avec Dieu. L’étude critique des langues anciennes fut la clef d’or dont se servit l’intelligence humaine pour pénétrer dans le sanctuaire jusqu’alors fermé de la théologie ; la Renaissance fut presque partout, en Europe, le prélude de la Réformation.

L’Italie ne demeura pas étrangère à ce grand mouvement ; elle s’y associa dans une mesure qu’un historien du siècle dernier a trop méconnuea, et que nous nous proposons de fixer ailleursb. Un des premiers cris d’affranchissement retentit sur les rives du lac Majeur, dans une lettre adressée par un moine obscur aux églises émancipées de l’Allemagne, en 1530 :

a – « Peu de personnes prirent le parti de Luther en Italie. Ce peuple ingénieux, occupé d’intrigues et de plaisirs, n’eut aucune part à ces troubles. » Voltaire, Essai sur les mœurs, ch. 128.

bHistoire de Renée de France. Jules Bonnet, qui avait travaillé pendant plus de vingt ans à réunir les matériaux nécessaires à cette biographie, est mort avant d’avoir pu réaliser son rêve. (ThéoTEX)

« O fidèles bien-aimés de Jésus-Christ ! pensez au pauvre Lazare ; souvenez-vous de l’humble Cananéenne, avide des miettes qui tombaient de la table du maître. Pauvre voyageur consumé par la soif, je soupire après les sources d’eau vive. Assis dans les ténèbres, et baignés de larmes, nous vous supplions, vous qui connaissez les mystères de Christ, de nous envoyer les écrits de vos excellents docteurs, Zwingle, Luther, Mélanchthon, Œcolampade. Nobles princes, colonnes de l’Église renouvelée, hâtez-vous d’accomplir la délivrance d’une cité de la Lombardie. Nous ne sommes que trois confédérés ici pour le combat de la vérité ; mais c’est sous les coups d’un petit nombre d’hommes élus par Dieu, et non sous l’épée des milliers de Gédéon, que succomba Madian. Qui sait si, d’une petite étincelle, Dieu ne veut pas faire naître un grand embrasement ! »

Le vœu de l’humble cénobite de Locarno parut sur le point de se réaliser, quand les doctrines réformatrices retentirent en Italie, dans les prédications de deux hommes justement célèbres, Bernardino Ochino et Pierre Martyr. Sans rompre ouvertement avec l’Église qui admirait leurs talents et ne suspectait pas encore leurs opinions, ces deux prédicateurs, également éloquents et populaires, concoururent puissamment à la propagation des croyances nouvelles dans leur patrie. Ils fondèrent les communautés évangéliques de Lucques, de Venise et de Naples, où ils eurent l’Espagnol Jean de Valdez pour collaborateur et pour ami. Mais ce travail, d’abord inaperçu, ne pouvait échapper longtemps aux regards attentifs de la cour de Rome. Suspects malgré leurs talents et la pureté de leurs mœurs, entourés d’espions qui dénonçaient leurs moindres paroles, menacés enfin dans leur liberté, et jusque dans leur vie, ils se dérobèrent par la fuite au sort qui leur était réservé, et ils donnèrent le signal de ces nombreuses émigrations qui devaient enrichir les cités hospitalières de la Suisse, pendant la seconde moitié du seizième siècle. Ils se retirèrent à Zurich, puis à Genève et à Strasbourg. Mais le souvenir de leurs talents et de leurs vertus vécut longtemps dans la mémoire de leurs compatriotes. Le cardinal Théatin lui-même, plus tard pape sous le nom de Paul IV, rend ainsi témoignage à Ochino, dans un de ses écrits : « Ah ! Bernardino, que tu étais grand aux yeux de tous les hommes ! Ton humble froc était plus glorieux que la pourpre des cardinaux et la mitre des papes ; ton habit grossier plus splendide que des vêtements magnifiques ; ta couche de nattes plus précieuse que les lits les plus délicats ; ta profonde indigence supérieure à tous les trésors de la terre. Tes accents inspirés frappent encore nos oreilles ; nous voyons tes pieds nus fouler notre sol. Mais que sont devenues ces nobles leçons sur le mépris du monde ? Insensé ! quel délire a présenté à ton esprit un autre Christ que celui que l’Église catholique adore ? » Pierre Martyr emportait dans l’exil l’estime des plus savants prélats italiens, Contarini, Bembo, Fregoso, et il devait balancer, dans les rangs de la Réforme, la gloire de Calvin lui-même.

Rome comprit l’étendue du danger, et ses craintes ne furent égalées que par la rigueur des mesures qu’elle adopta contre les partisans des doctrines nouvelles. Le 1er avril 1543, parut la bulle qui instituait le redoutable tribunal de l’Inquisition. Le titre d’inquisiteur n’était pas nouveau en Italie. Ce qui l’était, c’était le tribunal du Saint-Office, inventé par le fanatisme sombre de l’Espagne, pour le combat à mort de deux races et de deux religions rivales au delà des Pyrénées ; machine terrible dont les coups devaient également épuiser les vainqueurs et les vaincus. Paul III conférait à six cardinaux le titre et l’autorité d’inquisiteurs généraux de la foi. Ils devaient juger souverainement, en deçà et au delà des Alpes, toutes les accusations d’hérésie, emprisonner les personnes suspectes, sans distinction de sexe, de profession et de rang ; nommer des officiers subalternes, revêtus d’une portion déléguée de leur autorité ; créer en tous lieux des tribunaux de seconde classe, investis de pouvoirs limités ou égaux aux leurs, pour extirper l’hérésie. Telle fut l’organisation de ce tribunal, dont l’établissement provoqua presque partout, dans la Péninsule, la plus vive opposition. La politique des papes en triompha. Naples, Florence, Venise, s’humilièrent tour à tour ; Ferrare se soumit sans résistance. L’inquisition se cacha, dans cette ville, sous l’éclat des fêtes qui accompagnèrent le séjour de Paul III auprès du duc d’Este. Elle n’y déploya ses rigueurs que plusieurs années après, grâce à la généreuse intervention de la duchesse, et à la protection éclairée dont elle couvrait les savants.

La cour de Ferrare offrait alors le spectacle le plus brillant et le plus animé. La liberté des opinions, sévèrement proscrite ailleurs, y trouvait un asile et y projetait un dernier éclat. Celio Calcagnini n’était plusc ; mais ce savant, enseveli dans sa bibliothèque, « où il avait toujours vécu, » avait légué son esprit d’investigation à ses disciples. C’était Bartolomeo Riccio, méditant son livre sur la Gloire ; Lilio Giraldi, préparant les éléments de son Histoire des Dieux et des poètes, et son Dialogue sur les poètes contemporains, qui devait exciter les ombrages de Rome ; c’était Angelo Manzolli, médecin du duc Hercule II, dont les poèmes satiriques abondaient en traits mordants dirigés contre la papautéd ; c’était enfin Marco Antonio Flaminio, qui retrouvait auprès de la duchesse Renée, l’intimité libre dont il avait joui à Naples, dans le cercle choisi de Pierre Martyr, de Jean de Valdez et de Vittoria Colonna, marquise de Pescaire. Sans se séparer ouvertement de l’Église, ces personnages distingués professaient les opinions les plus hardies en matière de foi. Flaminio admettait le dogme de la justification restauré par Luther, et il consacrait à la mémoire du premier martyr de la Réforme, en Italie, des vers éloquents :

c – Il mourut à Ferrare en 1541. On voit encore aujourd’hui son buste brisé et sa tombe en ruines, à la porte de la bibliothèque du couvent des dominicains, avec cette inscription latine : « Index tumuli Cælii Calcagnini qui ibidem sepeliri voluit, ubi semper vixit. »

dZodiacus vitæ : Capricornus. Ce poème fut publié sous le pseudonyme de Marcellus Palingenius.

« Pendant que la flamme consume ton corps, illustre Jérôme, la religion sainte, les cheveux épars, pleure sur toi et s’écrie : Épargnez-le, flammes cruelles ! c’est ma chair, c’est mon sang que vous dévorez sur ce bûcher ! »

La Réforme comptait aussi de fervents disciples parmi les professeurs qui composaient l’Académie du palais ducal. Jean Sinapi et son frère, initiés de bonne heure aux doctrines luthériennes, avaient été affermis par la voie de Calvin lui-même, à Ferrare, dans les croyances qu’ils avaient apportées de leur patrie. Une étroite amitié les unit dès lors au réformateur français. Une circonstance particulière vint encore resserrer ce lien. Parmi les dames de la cour, que les prédications du célèbre réfugié avaient attirées à la nouvelle foi, on remarquait une des suivantes de la duchesse, nommée Francisca Bucyronia. Belle, pieuse, enjouée, Jean Sinapi l’aima comme une sœur, avant de la choisir pour compagne. Leur union s’accomplit en 1538. Depuis cette époque, une intime correspondance s’établit entre les deux époux et celui que Francisca honorait comme un père spirituel. « Nous vous supplions, lui écrivaient-ils, au nom de l’amitié dont vous nous avez donné tant de témoignages, durant votre séjour dans cette cour, de nous continuer toujours vos conseils. Enseignez-nous comment, au milieu des pièges qui nous environnent, nous pourrons nous conduire en époux chrétiens, vivre saintement devant Dieu, et lui rendre tout l’honneur qui lui est dûe. » Les lettres de Calvin, alors rappelé de Strasbourg à Genève, leur apportaient des encouragements et des directions, qui remontaient jusqu’à la « royale catéchumène » dont il avait éclairé la conscience et affermi la foi :

e – Johannes Sinapius Calvino, décembre 1543. Correspondance inédite.

« J’ai congneu en vous, Madame, une telle crainte de Dieu, et fidelle affection à luy obeyr, que mesme la haultesse ostée qu’il vous a donnée entre les hommes, j’ay en estime les grâces singulières qu’il a mises en vous, jusques là que je me penseroys mauldit, si je omectoys les occasions de vous servir et profiter, quand elles me seroyent présentes ; ce que certes je dys sans aulcune fainctise ne flatterie, mais en sincérité de cueur, et comme parlant devant Celui qui congnoist toutes nos secrètes pensées… Puis doncques, Madame, qu’il a pleu à ce bon Seigneur Dieu, dans sa miséricorde infinie, de vous visiter par la crainte de son nom, et vous illuminer en la vérité de son Sainct Évangile, recognoissez vostre vocation ; car il nous a retiré des abysmes de ténèbres où nous étions détenus captifs, affin que nous suivions droictement sa lumière sans décliner…f »

f – Calvin à madame la duchesse de Ferrare. (Lettres de Calvin, t. I, p. 44, 54.)

Ainsi commença, entre la fille de Louis XII et Calvin, une correspondance qui ne devait se clore qu’après plus de vingt années, sur le lit de mort du Réformateur !

La duchesse écoutait ces exhortations avec une condescendance pleine de respect. Elle s’efforçait d’y conformer sa vie, malgré les ménagements et la réserve que lui imposaient les défiances de son mari. Sa cour fut longtemps un asile ouvert en secret aux novateurs. Elle y reçut Ochino et Pierre Martyr, déjà voués à l’exil. Ce fût aussi à ce titre qu’elle accueillit un des hommes qui marqua le plus, après eux, dans le schisme naissant de l’Italie, et dont la destinée doit fixer plus particulièrement notre attention.

Celio Secondo Curione, dont le nom s’associe naturellement à celui d’Olympia Morata, naquit en 1503, à Turin. Orphelin à l’âge de neuf ans, il fut élevé à l’université de cette ville, par les soins d’une famille noble à laquelle ses parents étaient alliés. Doué d’un goût prononcé pour les lettres, d’une imagination rêveuse et tendre, il semblait plutôt appelé à l’existence paisible d’un savant, qu’à l’orageuse destinée d’un réformateur. La lecture de la Bible dont un exemplaire lui avait été légué par son père mourant, et celle de quelques écrits de Mélanchthon, auquel il voua dès lors une admiration qui devint plus tard une mutuelle amitié, firent de lui un partisan zélé des doctrines nouvelles. Il se rendait en Allemagne, avec plusieurs de ses amis, quand il fut saisi par ordre de l’évêque d’Yvrée, et plongé dans un cachot où il expia d’imprudentes paroles par une rigoureuse captivité. Il ne fut remis en liberté, sur la sollicitation d’un de ses parents, que pour entrer dans un monastère où ses efforts pour la conversion des religieux le compromirent sans retour. Un acte plus audacieux faillit le perdre. Il osa substituer une Bible aux reliques déposées sur l’autel, et il n’échappa que par la fuite au châtiment qui lui était réservé. Réfugié à Milan, vers 1530, il rompit le dernier lien qui l’unissait à l’Église, en épousant une dame de la noble famille des Isacci, et il se consacra, durant quelques années, à l’enseignement des lettres, qui le rendit célèbre dans toute l’Italie.

Le désir de revoir son pays natal remplissait l’âme de Celio. Il reprit la route du Piémont, malgré les dangers de ce voyage, durant lequel il fut exposé aux dénonciations intéressées de sa famille. Il trouva un abri dans le château d’un seigneur qui habitait les environs de Turin, et dont il instruisit les enfants. Mais une imprudence généreuse le signala bientôt à de nouvelles persécutions. Il assistait un jour à la prédication d’un missionnaire dominicain, qui citait, en les altérant, quelques passages empruntés aux écrits des réformateurs allemands. Celio osa l’interrompre et rétablir le vérité. Saisi presque aussitôt par ordre de l’inquisiteur de Turin, il fut traîné dans les cachots de cette ville, où il attendit, durant plusieurs mois, l’issue d’un procès qui ne pouvait aboutir qu’à une condamnation capitale. Ses amis pleuraient déjà sa mort, quand il parvint à s’évader de sa prison par un artifice dont le succès, raconté spirituellement dans un de ses dialogues, semble un défi jeté à la crédulité du lecteurg. Il reparut peu après dans une chaire de l’université de Pavie, où l’enthousiasme des étudiants lui composa une garde volontaire, et le déroba pendant trois ans aux poursuites de l’inquisition. Il dut enfin quitter cette ville, dont le sénat avait longtemps résisté aux menaces de l’excommunication pontificale pour lui conserver un asile, et il se retira successivement à Venise et à Ferrare.

g – Curione s’était fabriqué pied postiche, que le geôlier rattache sans s’apercevoir de la supercherie. On trouvera le récit de cette évasion dans Histoire de la Réformation au temps de Calvin, de Merle d’Aubigné, vol. IV, 7.18. (ThéoTEX)

Celio n’était pas un étranger dans cette dernière cité. Il y rencontra une société de savants dont plusieurs professaient en secret les doctrines réformées, et auxquels son nom n’était pas inconnu. Il y retrouva surtout un ami, dont il avait pu apprécier la fidélité pendant les longues vicissitudes de sa vie : c’était Peregrino Morato. Eloigné de Ferrare par une disgrâce de cour, et fixé à Verceil, à l’époque où Celio cédait au désir de revoir le Piémont, sa patrie, Morato avait connu l’aventureux missionnaire, et l’avait reçu sous son toit. Ces deux hommes, rapprochés ainsi par la destinée, se sentirent bientôt liés l’un à l’autre par une conformité de goûts et d’études à laquelle devait s’ajouter peu à peu une sympathie plus élevée, celle de leur foi. « Viens auprès de nous, écrivait Peregrino Morato à son ami ; tu retrouveras ta place vide à notre foyer, et surtout dans ma bibliothèque, où tu jouiras à loisir de tous les biens réunis, la solitude, le silence, la paix et l’oubli ! Nous ne cesserons de te prier, moi et tous les miens, que tu n’aies consenti à nous accorder cette faveur. Tu pourras te mettre en chemin après les premières pluies de l’été ; les routes seront moins brûlantes, et tu auras soin de disposer ton voyage, plutôt comme un homme prudent qui s’avance à petites journées, que comme un hardi cavalier qui franchit la même distance sur un coursier rapide… Que le Seigneur te donne pour guide, à travers tant de périls, l’ange gardien de Tobie, et qu’il te ramène sain et sauf dans notre demeure ! » Ainsi se forma, entre le docteur proscrit et son hôte, une relation consacrée par le malheur, qui rappelait pour eux les souvenirs de l’hospitalité antique. Alors aussi commence entre eux une correspondance à peine interrompue, de loin en loin, par les agitations du siècle, et qui ressemble à la conversation paisible de deux savants devenus comme étrangers, par l’étude, aux ébranlements contemporains. C’est tantôt une dissertation en forme sur l’authenticité d’un écrit attribué à Cicéronh, tantôt la description de la route devinée par le génie de Vasco de Gama. Celio indique les haltes de l’itinéraire immense qui sépare la Lusitanie des Indes ; il en mesure la longueur, et, faisant un mélancolique retour sur les vicissitudes des choses humaines, il s’écrie : « Que de noms apparus et disparus tour à tour sur ces rivages ! Tant les siècles entraînent de changements dans leur cours !

h – « Libros rhetoricorum ad Herennium, non Ciceronis esse, sed Cornificii, » (Ibid., p. 362.) Tel est le titre de ce traité composé par Curione, à Venise, en 1540, à la demande de Morato. Les deux amis étaient d’accord pour attribuer à Cornificius cet ouvrage que la critique moderne a définitivement restitué à Cicéron.

Tantum ævi longinqua valet mutare vetustas !

Avec les noms s’évanouissent les empires et les nations. Combien de peuples et de cités, autrefois florissants, couvrent aujourd’hui le sol de leur poussière ! Le spectacle de tant de ruines accumulées doit nous exciter d’autant plus à poursuivre notre course vers la Jérusalem céleste, vers le royaume permanent et éternel, qui nous réserve en héritage les vraies richesses unies aux vraies félicités ! »

Ce dernier trait nous révèle le sens de la correspondance des deux docteurs, et de l’intimité dans laquelle ils vécurent, durant plus d’un an, à Ferrare. Curione, admis chaque jour dans l’intérieur de son ami, eut souvent l’occasion d’exposer devant lui les doctrines qu’il avait puisées dans la lecture des réformateurs allemands, et dont celui-ci devint bientôt le plus fervent adepte. On en peut juger par le passage suivant d’une de ses lettres, composée sans doute dans l’ardeur de sa nouvelle foi :

« Autrefois, je lisais ou plutôt j’effleurais du regard, à mes heures de loisir, quelques pages de saint Paul ou de saint Jean, ou de quelque autre portion des Écritures saintes, et c’était tout. Ta voix pénétrante, ô mon cher Celio, a seule pu trouver le chemin de mon cœur. La lumière qui rayonne dans tes discours m’a éclairé à salut. Je reconnais enfin mes longues ténèbres, et je puis dire, par un effet de la grâce d’en haut ; ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi ! »

Le changement intérieur de Morato prépara sans doute celui des autres membres de sa famille ; et lorsque le pieux missionnaire, en butte aux dénonciations de ses ennemis, dut s’éloigner de Ferrare et chercher un asile à Lucques, son départ fut pleuré de ses hôtes comme la perte d’un précepteur divin, d’un second Ananias qui les avait instruits dans la véritable sagesse. Morato lui écrivait : « Le corps n’éprouve pas plus de douleur en se séparant de l’âme, que je n’en ressentis en te disant adieu, toi qui m’as initié à la science du salut. Puissé-je enrichir les autres, à mon tour, du trésor que tu m’as communiqué, et porter beaucoup de fruits pour le jour de la moisson éternelle ! » Nous ne suivrons pas Curione dans sa retraite à Lucques, ni dans sa fuite, à travers de nouveaux périls, sur une terre étrangère. Nous l’y retrouverons plus tard, en suivant les phases diverses des événements qui doivent se succéder dans ce récit.

Telles furent les influences domestiques qui se déployèrent autour de la jeunesse d’Olympia. Elle les trouvait dans la maison paternelle, elle les retrouvait à la cour dans l’enseignement familier de plusieurs de ses maîtres, et jusque dans les inclinations avouées de la duchesse et de sa fille. Mais elle ne paraît en avoir ressenti l’empire que plus tard. L’enthousiasme de l’antiquité, devenu pour elle une idolâtrie, la préparait mal à l’intelligence des mystérieuses doctrines de la grâce Il y a trop loin de la sagesse d’Homère et de Platon, à la divine folie de saint Paul. Le mobile de la vertu antique, le ressort caché des grandes vies et des grandes morts où elle éclate de préférence, c’est l’orgueil, dont l’immolation s’accomplit sur le Calvaire, au pied d’un Dieu crucifié. Olympia l’ignorait encore, parce qu’elle avait jusqu’alors oublié, dans l’étude des livres, l’étude de son propre cœur. Les croyances de la philosophie naturelle, revêtues de l’admirable langage de Cicéron, lui paraissaient une image anticipée des dogmes de la philosophie chrétienne. Le songe de Scipion était pour elle une révélation sublime de ce monde infini, vers lequel elle s’élançait sur les ailes de l’imagination, et non sur celles de la foi.

Cependant l’esprit élevé d’Olympia ne pouvait demeurer longtemps étranger au grand débat qui agitait alors les consciences, et dont le retentissement venait la troubler dans le recueillement de l’étude. Nous retrouvons la trace de ces premières préoccupations religieuses dans quelques-unes des compositions de sa jeunesse, dont le sujet, inspiré sans doute par ses maîtres, est déjà une révélation de ses sentiments secrets. Dans ce siècle de révolutions, la controverse était, en quelque sorte, le prélude obligé de la formation des croyances. Deux dialogues d’Olympia, peu importants comme œuvre littéraire, méritent d’être remarqués à un autre titre.

Le Décameron, ce monument étrange de la liberté des esprits et de la corruption des mœurs parmi les calamités de l’Italie au quatorzième siècle, n’avait rien perdu de sa popularité, sous les justes anathèmes de l’Église, au siècle des Médicis. On lisait partout ces contes hardis, protégés par une licence de détails que ne rachètent pas, malgré l’éloge de Pétrarque, la description de la peste et la touchante histoire de Griselidis. Les commentaires d’une génération contemporaine de la Réforme, devaient s’attacher de préférence à ceux de ces contes, où le génie de Boccace châtie les vices du clergé, avec une verve d’ironie et une profondeur de malice incomparables. On se souvient de l’histoire de ce marchand juif, qui, pressé par un ami chrétien de se convertir, veut visiter d’abord le siège de la chrétienté. Il arrive à Rome, observe tout, voit de ses propres yeux la corruption des gens d’église ; et, subitement convaincu de la divinité d’une religion qui subsiste malgré tant d’abus, il se fait baptiser à son retour. C’est encore l’histoire de cet hypocrite qui s’avise, après une vie désordonnée, de vouloir mourir en saint homme. Il trompe son confesseur, ment jusqu’au dernier soupir, est canonisé après sa mort, « et fait, dit Boccace, tout autant de miracles qu’un autre saint. » Telles étaient les vives satires qui trouvaient un écho dans l’école du palais, à Ferrare. Olympia traduisit ces deux morceaux de l’italien en latin. N’est-il pas permis de voir dans ces traductions, dont la date nous est connue, autre chose qu’un essai littéraire, et d’y pressentir le schisme caché sous les formes cicéroniennes du langage ?

La fille de Peregrino Morato se détachait en effet chaque jour dayantage de l’Église dans le sein de laquelle elle était née, sans entrevoir encore, au delà de ses doutes, les dogmes nouveaux sur lesquels devait se réédifier sa foi. Cette crise dura plusieurs années. Nous en retrouvons la trace dans un de ses dialogues, où elle décrivit plus tard cet état de l’âme qui cherche la vérité, qui croit par moments l’atteindre, et qui se consume en vains efforts à sa poursuite. Elle étudiait les livres des philosophes, dont les systèmes ne pouvaient éclairer les obscurités de son esprit. Elle lisait parfois la parole sainte ; mais elle fermait bientôt ce livre, dont les doctrines, inaccessibles aux seules forces de la raison, semblent dérober leurs secrets aux sages, pour les révéler à la simplicité de l’enfant. Le séjour d’une cour brillante, qui de bonne heure avait favorisé le développement de ses facultés, devait devenir un piège pour elle, à mesure que les besoins sérieux de son âme réclamaient plus impérieusement une satisfaction. La multiplicité des objets dont elle était occupée, la séduction des louanges, l’entraînement des fêtes et des plaisirs, détournaient sa pensée des graves problèmes de la religion, pour l’y laisser retomber ensuite avec les tristesses du découragement ou les anxiétés du doute. Telle était la situation dont Olympia déposa l’aveu, quelques années après, dans une de ses lettres :

« Oh ! combien l’épreuve m’était nécessaire ! Je n’avais aucun goût pour les choses divines ; la lecture de l’Ancien et du Nouveau Testament ne m’inspirait que de la répugnance. Si j’étais demeurée plus longtemps à la cour, c’en était fait de moi et de mon salut ! »

La sagesse qu’elle demandait vainement à la science, devait naître pour elle dans les larmes et dans l’affliction.

Ce fut cependant à cette époque de sa vie qu’Olympia contracta une amitié qui devait embellir les années heureuses de sa jeunesse, et répandre une consolation sur ses mauvais jours. Elle connut, dans le palais du duc de Ferrare, une jeune femme aussi remarquable par ses talents que par ses vertus. C’était la princesse Lavinia de Rovère, de la maison d’Urbin. Elle venait d’épouser Paolo Orsini, fils du célèbre Camillo qui s’était acquis un si grand nom dans les guerres d’Italie, et dont le crédit à Rome était sans bornes. Lavinia sut distinguer la compagne d’Anne d’Este, dans la société d’élite qui se réunissait autour de la duchesse, et cet attrait mutuellement ressenti fut l’origine du plus vif attachement entre deux âmes si bien faites pour se comprendre et pour s’aimer. Aux plus nobles qualités du cœur, Lavinia joignait une intelligence forte et déjà familiarisée avec l’étude de la philosophie et des belles-lettres, dont les souvenirs donnaient un agrément infini à sa conversation. Détachée comme Olympia des croyances de l’Église régnante, elle devait s’associer aux préoccupations de son amie, partager ses doutes et soupirer comme elle après une même foi. En nommant ici Lavinia de Rovère, on ne saurait oublier ses deux belles-sœurs, la signora Maddalena, épouse de Lilio de Céri, et la comtesse Julia de Rangone, louées l’une et l’autre pour l’éclat de leur beauté et la magnanimité de leurs sentiments. C’est dans l’intimité de ces dames qu’Olympia se reposait de l’étude, en se livrant à des entretiens où les problèmes de la philosophie et de la religion étaient quelquefois débattus, et qui n’avaient pour conclusion que le doute. Une lettre d’Olympia elle-même nous l’apprend. Les doctrines de la grâce furent longtemps voilées à ses yeux par le mystère de la prédestination. Ce ne fut que plus tard que ce dogme redoutable se dépouilla pour elle de ses terreurs, dans le sentiment de l’adoption divine qui n’exclut pas la liberté morale, et qui devient pour les élus le principe d’une nouvelle vie.

Il y a loin, cependant, de ces premiers besoins religieux à l’inspiration toute païenne qui distingue les derniers vers composés par Olympia durant son séjour à la cour. Bembo venait de mourir (18 février 1547), et la nouvelle de sa mort, partout répandue, excitait d’universels regrets dans les rangs de cette génération spirituelle qu’il avait si longtemps charmée par ses écrits. La maison d’Este, qui l’avait comblé de ses faveurs, paya un poétique tribut à sa mémoire ; la fille de Peregrino Morato était digne d’en être l’interprète. En célébrant un des hommes de ce siècle, qui avait le plus contribué à faire revivre le génie des anciens, elle rencontre des termes heureux pour exprimer le deuil des lettres. L’harmonie de la langue grecque semble un hommage de plus rendu à ce brillant disciple de l’antiquité, dans la patrie de Médicis et de Politien :

« Bembo, la gloire des sœurs immortelles, le soleil de Venise, souveraine des mers, Bembo n’est plus ! Nul parmi les enfants de ce siècle ne saurait l’égaler par l’éclat des actions, ni par la douceur du langage. Il meurt, et avec lui disparaît le beau génie de l’éloquence ; Cicéron semble descendu pour la seconde fois aux sombres demeures ! »
Κάτϑανεν ἀονίδων κῦδος μέγα Παρϑενικάων,
      Βέμβος, ὁ τῶν Ἐνετῶν φωσφόρος εἰναλίων.
Οὗπερ ἐνὶ βροτέοισι τὸ νῦν ἐναλίγκιός ἔστι
      Οὐδεὶς, οὐτ᾽ ἔργοις, οὐτ᾽ ἐπέεσσιν ἀνηρ.
Οὗ ϑανέοντος, ἔδοξεν ἁμ᾽ εὐεπίῃ πάλιν αὐτὸς
      Εἰσίεναι στυγερὸν Τούλλιος εἰς ἀΐδην.

Les vers consacrés à la mémoire de Bembo terminent une période importante de la vie d’Olympia, celle de son éducation. Ils sont comme le dernier mot de ces années d’études paisibles et de rapides progrès, qui laissèrent d’ineffaçables impressions dans la mémoire de ses maîtres, mais dont la trace est à peine indiquée çà et là dans ses écrits. Le culte des lettres profanes avait jusqu’alors occupé toutes ses pensées, et imprimé une direction unique à son existence. Contemporaine des siècles passés, plus que de son siècle, elle ne connaissait la vie que par les livres, les hommes que par les louanges dont elle était l’objeti. Tout au plus avait-elle éprouvé quelques-unes de ces douleurs que ressent une âme qui s’interroge sur ses croyances, et qui lutte contre le doute. Des épreuves d’une autre nature lui étaient cependant réservées. Le long rêve de sa jeunesse allait faire place aux réalités de la vie, dont elle devait acquérir la science à l’école d’un maître sévère, le malheur !

i – L’historien Gaspar Sardi, de Ferrare, lui dédia sans doute à cette époque son opuscule intitulé : De triplici philosophia.

Le premier coup dont Olympia fut frappée, l’atteignit dans ses affections. Peregrino Morato, éloigné du monde depuis plusieurs années, et condamné à la retraite par les infirmités prématurées de l’âge, tomba dangereusement malade, en 1548. A cette nouvelle, sa fille quitta la cour pour se rendre auprès de lui, et pour veiller à son chevet. Tout espoir fut bientôt perdu. Morato vit approcher sa fin avec calme et sérénité. Ses derniers jours furent adoucis par la tendresse d’une famille, dans le sein de laquelle il avait longtemps trouvé le bonheur, et surtout par les promesses de la religion, dont les certitudes glorieuses resplendissaient pour lui au delà de l’horizon de cette vie. Il prit congé, dit sa fille, de ceux qu’il aimait avec une constance singulière, et rassasié de travaux et de jours, il passa de la scène agitée de ce monde dans le séjour de la paix, dont la foi lui avait enseigné le chemin.

Cette grande épreuve domestique fut le commencement des revers qui fondirent l’un après l’autre sur Olympia. Elle veillait encore au chevet de son père mourant, quand la main d’Anne d’Este, sa compagne d’études, alors âgée de dix-sept ans, fut accordée à François de Lorraine, plus tard si célèbre sous le nom de duc de Guise. Ce mariage, négocié par le roi de France lui-même, Henri II, neveu de la duchesse de Ferrare, et accompli le 29 septembre 1548, fut bientôt suivi du départ de la princesse, que les regrets de tout un peuple devaient accompagner au delà des monts ; car elle était aimée et révérée de tous à cause de ses vertus. Olympia perdait en elle une amie, dont l’affection avait embelli les jours de sa faveur, et dont la protection allait lui manquer sous le coup d’une disgrâce prochaine.

L’origine de cette disgrâce se perd dans l’obscurité d’une trame ourdie à la cour, et à laquelle le malfaisant génie d’un réfugié, tristement célèbre dans les annales de la Réforme, ne fut sans doute pas étranger. Echappé d’un couvent de carmes, à Paris, et prenant la fougue de ses passions pour l’ardeur de sa foi, Jérôme Bolsec était venu chercher un asile à Ferrare. La duchesse l’accueillit, avec sa bonté accoutumée, comme un pauvre proscrit de sa nation, et le choisit pour aumônier. Il n’exerça auprès d’elle que le ministère de la haine et de l’envie. Ses propos calomnieux, répandus avec art, et dirigés contre les amis d’Olympia, portèrent le trouble dans l’esprit de la duchesse, et préparèrent ainsi une crise dont des circonstances, d’une autre nature, devaient précipiter le dénouement. Le duc, pressé depuis longtemps de donner des gages de sa fidélité au siège apostolique, surveillait d’un œil jaloux les mouvements divers de la cour. Il crut aveuglément à ces calomnies, qui trouvent toujours des échos complaisants dans un palais. Sa colère, accrue par ses défiances longtemps comprimées, eut des éclats plus terribles. Olympia en fut la première victime. Elle parut à la cour pour répondre aux accusations mal définies dont elle était l’objet. La voix d’Anne d’Este absente ne pouvait s’élever en sa faveur ; la duchesse elle-même, soit entraînement, soit faiblesse, demeura muette, et l’orpheline, privée de tout appui contre les complots des méchants, rentra dans sa maison en deuil, où la haine de ses ennemis devait encore la poursuivre et la déchirer.

Elle a décrit éloquemment elle-même son humiliation et sa douleur : « Après la mort, ou plutôt après le départ de mon père, je restai seule, trahie, abandonnée de ceux qui devaient me servir de soutien, exposée aux plus injustes traitements. Mes sœurs partagèrent mon sort, et ne recueillirent qu’ingratitude, en retour de tant de dévouement et de bons services durant tant d’années. Vous ne pourriez vous imaginer quel fut alors mon désespoir ! Personne, d’entre ceux que nous appelions autrefois nos amis, n’osait nous témoigner de l’intérêt ; et nous étions plongés dans un abîme si profond, qu’il paraissait impossible que nous en fussions jamais retirés ! » Dans cet abandon universel, dans cette disgrâce aussi amère qu’imméritée, Olympia leva les yeux vers le Dieu de son Père ; elle implora les secours de cette Providence inconnue, que ses doutes avaient reléguée jusqu’alors dans un monde inaccessible aux prières de l’homme. Elle en reçut des forces mystérieuses ; elle espéra et elle crut. Ses obscurités s’évanouirent devant les clartés de la parole révélée, et sa foi naissante sortit victorieuse de l’épreuve sous laquelle elle avait paru devoir succomber à jamais.

Le fardeau que la mort de Peregrino Morato venait de léguer à sa fille, était cependant difficile à porter : une mère valétudinaire, trois sœurs, un frère encore enfant réclamaient les soins de sa vigilante sollicitude et de son affection. Elle comprit ses devoirs, et sut les remplir avec une pieuse fidélité. On vit cette jeune fille, naguère élevée dans une cour, la favorite des Muses, toute parée des souvenirs de l’antiquité, se consacrer humblement aux détails de l’administration domestique, et à l’éducation de ses sœurs qu’elle instruisit dans les saintes lettres.

Elle fit plus encore. Elle sut, au milieu des préoccupations d’une existence laborieuse, mettre à part chaque jour quelques heures pour la lecture de la parole divine, son unique consolation, et pour la culture de la poésie, à laquelle elle devait confier l’expression de ses sentiments nouveaux. Les deux fragments suivants, qui ont été seuls conservés parmi ses compositions de cette époque, sont un adieu aux muses profanes, en même temps qu’une révélation de la foi, dont elle avait appris le secret dans l’épreuve !

de la vraie virginité.

« La vierge qui ne possède pas la virginité de l’âme, en même temps que celle du corps, ne mérite pas le beau nom de vierge. La vierge qui ne s’est pas consacrée tout entière à Jésus-Christ, n’est que la suivante de Vénus et son esclave. »

le crucifix.

« Ainsi que, dans le désert, le serpent d’airain guérissait le malheureux atteint de la morsure funeste du serpent, ainsi l’âme blessée par le génie du mal, trouve la guérison de ses blessures dans la contemplation du Fils de Dieu suspendu sur la croix. »

Ces compositions littéraires élevaient la pensée d’Olympia au-dessus des tristesses de sa situation, dont les difficultés s’aggravaient de jour en jour. Aux anxiétés du présent se joignaient encore pour elle les incertitudes de l’avenir. L’orage qui grondait encore sur sa famille, menaçait les rares amis dont l’attachement avait survécu à la faveur de la cour, et tous ceux qui osaient donner quelques preuves de leur éloignement des croyances de l’Église établie. Le but constant des efforts de la papauté, depuis plus de cinq ans, était de détruire les faibles commencements de l’Église évangélique formée à Ferrare.

Elle espéra y parvenir plus aisément, quand elle vit le duc lui-même s’associer à sa politique, et accepter un rôle dans ses mesures de proscription. Fannio, de Faenza, fut la première victime sacrifiée au pacte secret des deux cours.

C’était un homme de condition noble, une de ces âmes simples et douces, que l’énergie de la conviction peut élever jusqu’au martyre. Il avait beaucoup étudié dans sa jeunesse, « mais depuis il commença à lire diligemment l’Escriture sainte, s’aidant de livres traduits en langue vulgaire, d’autant qu’il n’entendait pas bien la latinej. » Pendant que ses compatriotes étaient occupés à façonner ces vases de terre dont l’industrie formait déjà la principale richesse de leur cité, Fannio, instruit dans la doctrine du salut, s’occupait à restaurer l’image de Dieu dans les âmes. » Dénoncé à l’inquisiteur de Faenza, il fut saisi et jeté en prison. Là, les larmes de sa femme, les prières de ses amis amollirent son cœur : il recouvra sa liberté au prix d’une abjuration. Mais il ne tarda pas à se repentir de sa faiblesse : « Sur cela, il se mit à gémir et pleurer amèrement sa faute, et commença de mener une vie si triste et si mélancolique que oncques depuis on ne le vit resjoui, jusques à tant qu’il eust repris courage pour mieux faire son devoir, désirant de tant plus magnifiquement confesser Dieu qu’il avoit si malheureusement renié. Et ainsi estant comme embrasé, il s’en alla par tout le pays de la Romagne, et preschoit publiquement par toutes les villes avec telle force et constance qu’un chacun s’en émerveilloit… Il s’estimoit avoir gagné beaucoup, quand il partoit de quelque lieu, pourveu qu’il en eust instruit deux ou trois, et faisoit son compte que chacun d’eux en pourroit instruire autant, et que ceux-ci feroient le semblable, et qu’ainsi le nombre des fidèles croistroit tousjours. » Mais tous les pas du courageux missionnaire étaient épiés et suivis. Arrêté pour la seconde fois, sur le territoire de Ferrare et chargé de chaînes, il fut conduit dans les prisons de cette ville, où il devait attendre, dans une longue captivité, l’issue du procès d’hérésie qui lui était intenté devant le tribunal du saint office, à Rome. La terreur régnait autour de son cachot, où cependant il fut mystérieusement visité de plusieurs qui furent consolés par ses exhortations, et instruits de plus en plus en la crainte de Dieu. » De ce nombre furent Lavinia de Rovère, alors de retour à Ferrare après une longue absence, et Olympia, dont la foi s’affermit dans ces pieux entretiens. En présence de l’intrépide confesseur prêt à sceller ses croyances de son sang, elle dut s’interroger elle-même : elle se demanda sans doute, avec un pressentiment secret de sa destinée, quels combats elle saurait affronter, quels sacrifices elle saurait accomplir !

j – Crespin, Histoire des martyrs, p. 200.

Les consolations de la religion lui devenaient plus nécessaires à mesure que le monde qui l’avait autrefois enivrée de ses flatteries, lui prodiguait plus d’injures et de mépris. Rejetée de tous, en butte à la haine des courtisans, qui se vengeaient de sa longue élévation en insultant à sa chute, elle n’attendait la délivrance que du Dieu dont elle avait éprouvé la fidélité, près du lit de mort de son père. Le détachement était le second fruit de cette épreuve qui lui avait enseigné la foi : « Je n’avais plus aucun goût, dit-elle, pour les biens passagers et périssables dont l’attrait m’avait si longtemps séduite. Je soupirais après les tabernacles éternels, où l’âme fidèle aime mieux passer un seul jour, que mille ans dans les palais des princes de la terre ! »

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