La Pèlerine

LA PÈLERINE

CHAPITRE IV

Christiana et Miséricorde rencontrent deux méchants hommes qui cherchent à les éloigner de la félicité éternelle. Répondant à leurs cris d'angoisse, un Libérateur vient et les délivre. Elles arrivent à la maison de l'Interprète, où elles sont reçues avec joie.

Je vis alors, dans mon rêve, que nos voyageuses continuaient leur route en jouissant du beau temps.

Christiana se mit à chanter :

Mon cœur reconnaissant rend grâce
A celui qui m'a dit Femme,
prend la besace,
Et marche au Paradis !

Longtemps,bien longtemps j'hésitai
A prendre la route céleste ;
A présent, je cours d'un pied leste,
Car il vaut mieux tard que jamais.

De l'autre côté de la muraille, bordant le chemin que suivaient Christiana et ses compagnons, il y avait un jardin appartenant au maître du chien dont il vient d'être fait mention. Quelques arbres fruitiers qui croissaient dans ce jardin étendaient leurs branches au-dessus de la muraille. Quand les fruits étaient mûrs, les passants les cueillaient et les mangeaient à leur détriment.

Les fils de Christiana, attirés comme tous les garçons par les fruits qui pendaient aux arbres, les cueillirent et commencèrent à les manger. Leur mère les gronda, mais ils continuèrent.

— Vous péchez, mes fils, leur dit-elle, car ces fruits ne nous appartiennent pas.

Elle ignorait qu'ils fussent à l'ennemi ; si elle l'avait su, je crois qu'elle serait morte de frayeur. Enfin, ils reprirent tous leur route.

Quand ils furent à environ deux portées de flèche, Christiana et Miséricorde aperçurent deux hommes de mauvaise mine qui venaient à leur rencontre. Elles se couvrirent de leur voile, tout en continuant leur chemin. Les enfants allaient en avant, de sorte qu'ils finirent par se rencontrer. Ces individus s'approchèrent alors des femmes, comme s'ils voulaient les embrasser ; mais Christiana leur dit :

— Retirez-vous, ou passez tranquillement votre chemin.

Mais ces hommes, comme s'ils étaient sourds, ne prêtèrent aucune attention aux paroles de Christiana et portèrent les mains sur elles. Alors Christiana se mit fort en colère, et les chassa à coups de pied. Miséricorde aussi fit tout ce qu'elle put pour s'en débarrasser

Christiana leur dit encore :

— Retirez-vous et partez ! Nous n'avons pas d'argent à perdre ; nous sommes des Pèlerines, ainsi que vous le voyez; et comme telles, nous vivons de la charité de nos amis.

Mais l'un des hommes répondit :

— Nous ne vous poursuivons pas pour avoir votre argent ; nous sommes venus vous dire que si vous voulez faire droit à une seule petite requête que nous vous adresserons, nous ferons de vous des femmes heureuses jamais.

Christiana, pressentant ce qu'ils voulaient demander, leur répondit :

— Nous ne voulons ni vous entendre, ni vous regarder, ni accéder à ce que vous demanderez. Nous sommes pressées, et ne pouvons nous arrêter, notre affaire est une affaire de vie ou de mort.

De nouveau, elle et sa compagne firent une tentative pour les dépasser, mais ils les empêchèrent et leur dirent :

— Nous n'en voulons pas à votre vie ; c'est autre chose que nous demandons.

— Vous voulez nous posséder, corps et âme, dit Christiana, je sais que c'est pour cela que vous êtes venus ; mais nous préférons mourir ici même, que d'être prises au piège qui mettrait en jeu notre bonheur futur.

En disant cela, elles se mirent toutes deux à crier : « A l'assassin ! A l'assassin ! » et se placèrent ainsi sous les lois faites pour la protection des femmes (Deutéronome 22.25-27) Mais les hommes s'approchèrent encore plus, dans le dessein de triompher d'elles.

Elles se mirent de nouveau à crier.

Comme elles n'étaient pas encore très loin — ainsi que je l'ai dit — de la porte par laquelle elles étaient entrées, leurs cris furent entendus. Quelques personnes sortirent de la maison, et reconnaissant la voix de Christiana, accoururent à son secours. Mais jusqu'à ce moment, les deux femmes furent extrêmement angoissées ; les enfants aussi, pleuraient et criaient.

Alors un de ceux qui venaient les secourir s'adressa aux brigands, et leur dit :

— Que faites-vous ? Voudriez-vous faire tomber dans le péché celles qui appartiennent à mon Seigneur ?

Il essaya de les saisir, mais ils s'échappèrent en sautant pardessus le mur du jardin de l'homme à qui appartenait le gros chien, et qui devint ainsi leur protecteur. Alors le Libérateur s'approcha des femmes, et leur demanda comment elles se trouvaient. Elles répondirent :

— Béni soit ton Prince ! nous sommes assez bien. Nous te remercions aussi, car tu es venu à notre secours, et sans toi, nous aurions été vaincues.

— Je suis étonné, leur dit le Libérateur, que, sachant que vous n'étiez que de faibles femmes, vous n'ayez pas demandé au Seigneur, pendant que vous vous entreteniez avec lui à la porte, de vous donner un guide. Vous auriez ainsi évité ces dangers, car il vous aurait protégées.

— Hélas ! dit Christiana, nous étions tellement occupées des bénédictions présentes, qu'elles nous ont fait oublier les dangers futurs. D'ailleurs, qui aurait pu supposer que, si près du Palais du Roi, d'aussi méchantes gens pouvaient se tenir en embuscade ? Il est vrai que nous aurions bien fait de demander un guide à notre Seigneur, mais lui, qui savait combien il nous serait utile, pourquoi ne nous en a-t-il pas donné un ?

— Il n'est pas toujours bon d'accorder des choses qui n'ont pas été demandées, car cela fait qu'on les estime moins. Mais quand le besoin s'en fait sentir, elles acquièrent de la valeur aux yeux de celui qui l'éprouve, et il en use ensuite d'une manière profitable. Si mon Seigneur vous avait octroyé un conducteur, vous n'auriez pas eu à déplorer, comme vous le faites maintenant, votre négligence à lui en demander un. Ainsi toutes choses concourent à votre bien et à vous rendre sages.

— Devons-nous retourner auprès de mon Seigneur, lui confesser, notre folie et lui demander un guide ? dit Christiana.

— Je lui transmettrai votre aveu ; il n'est pas nécessaire que vous retourniez sur vos pas, car partout où vous irez, vous ne manquerez de rien. Dans toutes les demeures que mon Seigneur a préparées pour recevoir ses pèlerins, il y a en suffisance de quoi les préserver de tout attentat. Mais, comme je vous l'ai dit, « Il se laissera fléchir pour faire cela pour eux » (Esaïe 36.37) et c'est une chose de peu d'importance qui ne vaut pas la peine d'être demandée.

Ayant dit ces mots, il retourna en son lieu, et les Pèlerins continuèrent leur route.

— Que c'est déconcertant ! s'écria Miséricorde. J'avais cru que tout danger était écarté et que nous n'aurions plus d'ennuis !

— Ton innocence, ma sœur, peut te servir d'excuse, dit Christiana à Miséricorde. Quant à moi, ma faute est d'autant plus grande que je connaissais le danger avant de partir, et que je n'ai pas pris les précautions nécessaires pour l'éviter. Je dois être fortement blâmée.

— Comment pouviez-vous connaître le danger avant de quitter votre demeure ? Je vous en prie, expliquez-moi cette énigme !

— Eh bien, je vais vous le dire. Avant de partir, une nuit que je reposais dans mon lit, j'eus un songe à ce sujet ; je vis deux hommes, semblables à ceux que nous avons rencontrés. Ils se tenaient au pied de mon lit, et complotaient pour savoir, comment ils pourraient m'empêcher d'être sauvée. Ils disaient : — c'était au moment où j'étais très troublée — « Que ferons-nous de cette femme ? car elle implore son pardon, soit en veillant, soit en dormant ; si elle continue comme elle a commencé, nous la perdrons comme nous avons perdu son mari ». Ceci, vous le voyez aurait dû m'avertir, et m'engager à prendre des précautions pendant qu'il était temps.

— Eh bien, dit Miséricorde, par cette négligence, nous avons appris à connaître nos propres imperfections, et notre Seigneur a saisi l'occasion de nous manifester les richesses de sa grâce, car il, nous a, comme nous l'avons vu, entourées de sa bonté, et, de son propre gré, délivrées des mains de ceux qui étaient plus forts que nous.

Après avoir ainsi parlé pendant quelques instants encore, elles arrivèrent près d'une maison située au bord de la route. Cette maison a été construite pour le repos des pèlerins, et vous la trouverez mieux décrite dans la première partie de ces récits du Voyage du Pèlerin.

Elles s'approchèrent de cette maison — qui était celle de l'Interprète — et quand elles furent arrivées à la porte, elles entendirent un grand bruit de conversation, à l'intérieur. Elles prêtèrent l'oreille, et crurent entendre prononcer le nom de Christiana. Car il faut que vous sachiez que le bruit s'était répandu qu'elle et ses quatre enfants étaient partis en pèlerinage. Et ce fut une grande joie pour les habitants de la maison, d'apprendre qu'elle était la femme de Chrétien, celle qui auparavant ne voulait pas entendre parler d'aller en pèlerinage.

Christiana et Miséricorde se tenaient donc immobiles, écoutant ce qu'on disait, sans se douter qu'elles fussent devant la porte.

Enfin, Christiana frappa comme elle l'avait fait à la première porte. Une jeune fille vint ouvrir ; elle regarda, et voici, deux femmes étaient devant elle.

— A qui désirez-vous parler ici ? demanda-t-elle aux voyageuses.

— Nous avons compris que cette maison est un lieu privilégié pour ceux qui sont devenus des Pèlerins, et nous avons heurté à la porte en cette qualité. Nous demandons à pouvoir participer à ce qui est l'objet de notre visite. Le jour, comme tu le vois, tire à sa fin, et nous ne désirons pas aller plus loin, ce soir.

— Dites-moi, je vous prie, quel est votre nom, afin que je puisse le communiquer à mon maître, dit la jeune fille.

— Mon nom est Christiana. J'étais la femme de ce Pèlerin qui a passé par ici il y a quelques années, et voici ses quatre enfants. Cette jeune personne est ma compagne et fait le même pèlerinage que nous.

Alors Innocente — c'était le nom de la jeune fille — rentra en courant et dit à ceux qui étaient à l'intérieur de la maison :

— Savez-vous qui est à la porte ? C'est Christiana, ses enfants et sa compagne ; tous attendent d'être introduits ici.

Alors ils sautèrent de joie, et allèrent avertir leur maître, qui vint à la porte. Regardant Christiana, il lui dit :

— Es-tu cette Christiana que Chrétien, ce brave homme, laissa derrière lui quand il entreprit son pèlerinage ?

— Je suis cette femme au cœur si dur qu'elle ne prêta aucune attention aux angoisses de son mari, et le laissa partir seul pour son voyage. Voici ses quatre enfants. Mais maintenant, je suis venue jusqu'ici, persuadée qu'il n'y a pas d'autre vrai chemin, que celui-ci.

— C'est ainsi que s'est accompli ce qui a été écrit de l'homme disant à son fils : « Mon enfant, va travailler aujourd'hui dans ma vigne », et auquel celui-ci répondit : « Je ne veux pas » puis ensuite, il se repentit, et il alla (Matthieu 21.28-29) dit l'Interprète.

— Ainsi soit-il ! Amen ! dit Christiana, Dieu fera que cette parole soit vraie pour moi, et que je sois trouvée par lui, à la fin, en paix, sans tache et sans reproche !

— Mais pourquoi restes-tu ainsi à la porte ? dit l'Interprète. Entre, fille d'Abraham, nous parlions de toi en cet instant, car la nouvelle nous était parvenue que tu étais devenue une Pèlerine. Venez, enfants, entrez. Entre aussi, jeune fille.

Ainsi tous furent reçus dans la maison.

Quand ils furent entrés, on les pria de s'asseoir et de se reposer, puis ceux qui attendaient dans la maison vinrent les voir dans 1a chambre. L'un après l'autre, ils souriaient pour manifester leur joie de ce que Christiana fût devenue une Pèlerine. Ils regardèrent aussi les garçons et leur caressèrent la joue pour témoigner qu'ils les recevaient avec plaisir. Ils s'occupèrent aussi aimablement de Miséricorde, et souhaitèrent à tous la bienvenue dans la maison de leur maître.

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