La Pèlerine

LA PÈLERINE

CHAPITRE XII

Monsieur Honnête raconte l'histoire d'Entêté, qui pensait pouvoir imiter les fautes des Pèlerins, aussi bien que leurs vertus, et être quand même un saint.

Je vis ensuite qu'ils continuaient à causer en marchant, car lorsque Monsieur Grand-Cœur eut cessé de parler de Craintif, Honnête commença à parler de Monsieur Entêté.

— Il prétendait être un pèlerin, dit-il, mais je suis sûr qu'il n'est jamais parvenu à la porte qui est à l'entrée du chemin.

— N'avez-vous jamais eu de conversation avec lui ? demanda Grand-Cœur.

— Oui, plus de deux ou trois fois ; mais il était toujours, comme son nom l'indique, un entêté. Il ne se souciait pas des hommes, ni des arguments, ni même de l'exemple. Ce que son idée le poussait à faire, il le faisait aussitôt, et rien ne pouvait l'en empêcher.

— Dites-moi, je vous en prie, quels étaient ses principes ? car je suppose que vous pouvez me le dire.

— Il disait qu'un homme peut imiter les vices aussi bien que les vertus des pèlerins, et qu'en le faisant, il était certain d'être sauvé.

— Comment ? demanda Grand-Cœur. S'il avait dit : il est possible, au meilleur des hommes, de se laisser entraîner à participer aux péchés des pèlerins aussi bien qu'à leurs vertus, il ne serait pas trop à blâmer, car nous ne sommes, cela est vrai, affranchis d'aucun vice d'une manière absolue, à moins que nous ne veillions et luttions. Mais je crois que ce n'est pas ce qu'il a voulu dire ; si je vous comprends bien, son opinion était qu'il est permis de le faire.

— Oui ; oui, c'est ce qu'il croyait et pratiquait, répondit Honnête.

— Sur quoi s'appuyait-il pour parler ainsi ?

— Il disait que l'Ecriture l'attestait.

— Je t'en prie, Monsieur Honnête, donne-nous quelques explications.

— Je le veux bien. Il disait que puisque David, le bien-aimé de Dieu, avait pris la femme d'un autre, il pouvait se le permettre aussi; que Salomon ayant eu plusieurs femmes il pouvait aussi en avoir plus d'une. Il disait encore que Sara et les sages-femmes d'Egypte mentirent, ainsi que Rahab qui sauva les espions par un mensonge et fut récompensée, et que, par conséquent, il ne faisait aucun mal en mentant. Il disait que les disciples obéirent à l'ordre de leur maître en allant enlever l'âne à son propriétaire, et qu'il pouvait agir de même ; enfin que Jacob, ayant obtenu la bénédiction de son père par la ruse et la dissimulation, il avait le droit d'en faire autant.

— Que c'est mal ! Etes-vous sûr que c'était bien son opinion ? demanda Grand-Cœur.

— Je l'ai entendu la soutenir, Bible en main et arguments à l'appui.

— C'est une opinion qui ne peut être tolérée a aucun prix.

— Comprenez-moi bien ; il ne disait pas qu'on devait faire ces choses, mais que ceux qui imitent les vertus de ceux qui les ont commises, peuvent aussi imiter leurs vices.

— Mais qu'y a-t-il de plus faux que cette conclusion ?

Cela revient à dire que, si des hommes de bien ont péché, à cause de leur faiblesse, lui se permet de le faire de son plein gré; ou que, parce qu'il est arrivé une fois à un enfant, en trébuchant contre une pierre, de tomber dans la boue et de s'y salir, il a ensuite le droit de s'y vautrer comme un pourceau ! Qui aurait pu croire qu'un homme puisse se laisser ainsi aveugler par la puissance des convoitises ! Mais ce qui est écrit est bien vrai : « Ils s’y heurtent pour n'avoir pas cru à la parole, et c'est à cela qu'ils sont destinés » (1 Pierre 2.8). La supposition que ceux qui s'adonnent aux vices dans lesquels les hommes justes se laissent parfois entraîner peuvent aussi posséder leurs vertus est un leurre. « Se repaître des péchés du peuple de Dieu », (Osée 4. 8) comme un chien se régale des ordures, ne signifie pas qu'on en possède les vertus. Je ne puis croire que celui qui éprouve de tels sentiments ait de la foi ou de l'amour pour Dieu. Mais je sais que vous lui avez fait des objections ; dites-moi, je vous prie, ce qu'il a répondu pour sa défense.

— Eh bien, il m'a dit qu'agir ouvertement d'après ses opinions était plus honorable que de faire ces choses tout en ayant des opinions contraires.

— C'est une bien mauvaise réponse, car, quoiqu'il soit mal de lâcher la bride à ses passions tout en les condamnant en pensée, il est encore pire de pécher en cherchant à excuser ses péchés. L'exemple des uns peut entraîner quelques personnes, accidentellement, mais celui des autres conduit dans des pièges.

— Il y en a beaucoup qui pensent comme Entêté, mais ne le disent pas ; c'est à cause d'eux que la vie de pèlerin est aussi peu estimée qu'elle l'est, dit Honnête.

— C'est bien la vérité, et c'est déplorable, répondit Grand-Cœur, mais celui qui craint, le Roi du Paradis sortira de toutes ces difficultés.

— Il y a d'étranges opinions dans le monde. Je connais un homme qui dit : « Ce sera assez tôt de se repentir quand la mort viendra ».

— Il n'est pas plus sage qu'Entêté. Il serait capable lorsqu'il aurait une semaine pour faire, afin de sauver sa vie, un voyage de vingt lieues, de renvoyer, son départ à la dernière heure de la semaine.

— C'est bien vrai, et cependant la majorité des pèlerins font ainsi. Comme vous le voyez, je suis un vieillard, et j'ai voyagé sur cette route pendant longtemps ; j'ai observé bien des choses.

J'ai vu des pèlerins partir comme s'ils voulaient chasser tout le monde devant eux, et qui, au bout de peu de temps, sont morts dans le désert, sans avoir vu la terre promise. D'autres qui ne promettaient rien au début de leur pèlerinage et semblaient n'avoir pas un jour à vivre, se sont montrés d'excellents pèlerins. J'en ai vus qui sont partis en courant et qui, au bout de peu de temps, sont revenus sur leurs pas tout aussi vite. J'en ai entendus qui, en se mettant en route pour le Paradis, affirmaient qu'un tel lieu existe, et qui, touchant presque au but, revenaient en arrière, et disaient : il n'existe pas. D'autres, qui se vantaient de ce qu'ils feraient dans le danger, ont, même à une fausse alerte, abandonné la foi, la vie de pèlerin et tout le reste.

Comme ils poursuivaient leur route, un homme vint au-devant d'eux en courant et leur dit :

— Messieurs, et vous qui êtes plus faibles, si vous aimez la vie, cherchez à vous tirer d'affaire, car les voleurs viennent au-devant de vous.

Alors Grand-Cœur répondit :

— Ce sont probablement les trois hommes qui ont jadis attaqué Petite-Foi. Nous sommes prêts à les rencontrer.

Puis ils continuèrent leur chemin. A chaque détour de la route, ils regardaient s'ils apercevaient les brigands ; mais, soit qu'ils eussent entendu parler de Grand-Cœur, soit qu'ils eussent changé d'idée, ils n'attaquèrent pas les Pèlerins.

Christiana désira alors entrer dans une auberge pour s'y reposer, parce qu'elle et ses enfants étaient fatigués.

— Il y en a une non loin d'ici, dit Monsieur Honnête. La habite un très honorable disciple nommé Gaïus (Romains 16. 23).

Ils se décidèrent tous à s'y rendre, puisque le vieillard en faisait tant d'éloges.

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