La Pèlerine

LA PÈLERINE

CHAPITRE XIII

Les Pèlerins sont très bien reçus par Gaïus, qui les entretient de choses intéressantes.

Quand ils arrivèrent à la porte, ils entrèrent sans frapper, car on ne frappe pas à la porte d'une auberge.

Puis ils appelèrent le maître de la maison qui s'empressa de venir. Ils lui demandèrent s'il pouvait les loger pour la nuit.

— Certainement, Messieurs, répondit Gaïus, si vous êtes des fidèles, car ma maison ne s'ouvre qu'aux pèlerins.

Christiana, Miséricorde et les garçons se réjouirent de ce que l'aubergiste était un ami des pèlerins. Ils demandèrent des chambres ; il leur en montra une pour Christiana, ses enfants et Miséricorde, et une pour Grand-Cœur et le vieillard.

— Bon Gaïus, qu'as-tu à nous offrir pour le souper ? demanda Monsieur Grand-Cœur ; ces Pèlerins ont beaucoup marché aujourd'hui et sont fatigués.

— C'est trop tard, répondit Gaïus, pour que nous puissions sortir et chercher de la nourriture ; mais nous vous donnerons volontiers ce que nous possédons, si vous voulez vous en contenter.

— Ce que tu as dans la maison nous suffira, car je t'ai déjà mis à l'épreuve, et je sais que tu n'es jamais dépourvu du nécessaire.

Gaïus descendit et ordonna au cuisinier, qui se nommait Goûte-à-ce-qui-est-bon, de préparer un souper pour tous les Pèlerins. Ceci fait, il revint et dit :

— Venez, mes chers amis, vous êtes les bienvenus chez moi, et je suis heureux d'avoir une maison pour vous recevoir. Pendant qu'on prépare le souper, entretenons-nous de sujets intéressants et profitables.

Tous approuvèrent. Alors Gaïus demanda :

— De qui cette dame d'un certain âge est-elle la femme ? Et cette jeune demoiselle, de qui est-elle la fille ?

— Cette dame est la femme de Chrétien, un pèlerin d'autrefois, et voici ses quatre enfants, répondit Grand-Cœur. La jeune fille est une de leurs connaissances, qu'elle a persuadée de partir en pèlerinage avec eux. Ces garçons parlent constamment de leur père et désirent suivre ses traces ; s'ils retrouvent un lieu où le Pèlerin s'est reposé, ou une empreinte de ses pas, ils éprouvent une grande joie à se reposer dans ce lieu, ou à mettre les pieds dans ces empreintes.

— Est-ce vraiment la femme et les enfants de Chrétien ? demanda Gaïus. J'ai connu le père de votre mari, et même le père de son père. Il y a eu beaucoup de braves gens dans sa famille ; leurs ancêtres demeuraient primitivement à Antioche (Actes des Apôtres 11.26). Les aïeux de Chrétien — je suppose que votre mari vous en a parlé — étaient de très dignes hommes. Ils se sont montrés de grande vertu et de grand courage envers le Seigneur des pèlerins, ses voies et ceux qui l'aimaient. J'ai entendu parler de plusieurs parents de votre mari; ils ont supporté toutes les épreuves par amour pour la vérité. Etienne, l'un des ancêtres de la famille dont votre mari est issu, fut lapidé (Actes des Apôtres 7.59-60). Jacques, un autre de la même génération, fut tué par l'épée (Actes des Apôtres 12.2). Sans parler de Paul et de Pierre, anciens membres de la famille de votre mari, il y eut Ignace qui fut jeté aux lions, Romain dont le corps fut coupé en morceaux et Polycarpe qui se comporta dignement sur le bûcher. Il y en eut un qui fut suspendu dans une corbeille au soleil pour être mangé par les guêpes, un autre fut mis dans un sac, et jeté à la mer. Il serait totalement impossible de compter tous ceux de cette famille qui ont souffert les persécutions et la mort pour l'amour de leur Roi. Je ne peux que me réjouir de constater que ton mari a laissé quatre fils qui, j'espère, porteront dignement le nom de leur père, marcheront sur ses traces, et auront la même fin que lui.

— En vérité, Monsieur, je crois qu'il en sera ainsi, dit Grand-Cœur, car ils choisissent volontiers les voies de leur père.

— C'est bien ce que j'ai dit ; c'est pourquoi la famille de Chrétien doit s'étendre sur la surface de la terre. Que Christiana cherche pour ses fils des jeunes filles auxquelles ils puissent se fiancer, afin que le nom de leur père et la maison de ses ancêtres ne soient jamais éteints dans le monde.

— Ce serait grand dommage qu'une semblable famille disparût, dit Honnête.

— Elle ne pourrait pas disparaître, mais elle pourrait diminuer. Que Christiana suive mes avis, et il n'y aura aucun danger que cela arrive.

— Et Christiana, continua l'aubergiste, je suis heureux de te voir, ainsi que ton amie Miséricorde ; vous formez un couple charmant. Si je peux te donner un conseil, je te dirai : Resserre les liens qui t'unissent à Miséricorde, et si elle le veut, donne-la pour femme à ton fils aîné, Matthieu ; c'est le moyen de t'assurer une postérité sur la terre.

Les fiançailles furent ainsi décidées, et le mariage s'accomplit plus tard. Gaïus dit ensuite :

— Je vais maintenant parler de la conduite des femmes et enlever leur opprobre. Car si la mort et la malédiction sont entrées dans le monde par une femme (Genèse 3) il en est de même pour la vie et la santé : « Dieu a envoyé son fils, né d'une femme » (Galates 4. 4). Oui, pour montrer combien celles qui succédèrent à Eve abhorraient l'acte de la mère des humains, les femmes de l'Ancien Testament désiraient des enfants, dans l'espoir de donner naissance au Sauveur du monde. Je dirai encore que lorsque la naissance du Sauveur eut été annoncée, des femmes se réjouirent en lui, avant les hommes ou les anges (Luc 1.42-46). Je n'ai pas lu qu'un homme ait donné à Christ ne fût-ce qu'une obole, tandis que « les femmes le suivaient et l'assistaient de leurs biens » (Luc 8.2-3). C'est une femme qui lui lava les pieds avec ses larmes (Luc 7.37-50) ; c'est aussi une femme qui oignit son corps pour la sépulture (Jean 12.27). C'étaient des femmes qui pleuraient sur lui, quand il allait pour être crucifié (Luc 23. 27), des femmes qui le suivirent jusqu'au calvaire (Luc 23. 49) et s'assirent près du sépulcre quand il y fut enseveli (Matthieu 27.61). Ce furent encore des femmes qui se trouvèrent avec lui au matin de sa résurrection, des femmes qui les premières apportèrent à ses disciples la nouvelle de sa résurrection d'entre les morts (Luc 24. 22-23). Ainsi les femmes ont été très honorées, et cela prouve qu'elles participent, comme nous, à la grâce de la vie.

A ce moment, le cuisinier envoya dire que le souper était bientôt prêt ; il fit mettre le couvert, et placer le sel et pain.

— La vue des apprêts du souper éveille en moi un grand appétit, dit Matthieu.

— Que toutes les doctrines de vie éveillent aussi en toi un plus grand désir d'être assis au souper du Roi dans son royaume, lui répondit Gaïus. Car toutes les prédications, les livres pieux et les cérémonies du culte ne sont que les préparatifs — comme la table dressée, le sel, etc. — de la fête que notre Seigneur nous prépare dans sa maison.

Le souper fut servi. Une épaule de sacrifice et une poitrine d'offrande (Lévitique 7.32-34 ; 10.14-15) étaient sur la table pour indiquer qu'ils devaient commencer le repas par la prière et l'action de grâce (Psaumes 25.1 ; Hébreux 13.15). Ces deux plats étaient bien apprêtés et tous en mangèrent avec plaisir. Ensuite on apporta une bouteille de vin, rouge comme du sang (Deutéronome 32.14). Gaïus leur dit :

— Buvez-en librement ; c'est le pur jus de la vigne « qui réjouit Dieu et les hommes » (Juges 9.13 ; Jean 15.5).

Ainsi ils en burent et furent joyeux. Le plat suivant était du lait avec du pain trempé. Gaïus dit :

— C'est pour les garçons, pour les faire grandir (1 Pierre 2.1-2).

Puis on apporta du beurre et du miel :

— Mangez-en. librement, dit Gaïus, car cela est bon pour vous réjouir et pour fortifier vos jugements et vos entendements. C'était la nourriture de notre Seigneur lorsqu'il était enfant ; il est écrit : « il mangera de la crème et du miel, jusqu'à ce qu'il sache rejeter le mal et choisir le bien » (Esaïe 7.15).

Ensuite on apporta un plat de pommes d'un goût exquis.

— Pouvons-nous manger des pommes ? demanda Matthieu, puisque c'est par leur moyen que le serpent séduisit notre première mère.

Gaïus répondit :

— C'est par des pommes que nous avons été séduits ; cependant c'est le péché et non ces fruits qui a souillé nos âmes. Manger du fruit défendu conduit à la mort, mais de ces pommes-ci vous pouvez manger sans rien craindre.

— J'ai posé cette question, ajouta Matthieu, parce qu'une fois j'ai été très malade pour en avoir mangé.

— C'est le fruit défendu qui rend malade, mais non celui que le Seigneur nous accorde.

Tandis qu'ils parlaient ainsi, on leur présenta un autre plat c'étaient des noix. Alors quelqu'un de ceux qui étaient à table dit :

— Les noix gâtent les dents, surtout celle des enfants. Gaïus l'ayant entendu, répliqua :

—Les textes difficiles ressemblent aux noix dont la coquille cache l'amande. Cassez les noix et vous aurez ce qui se mange. On vous les a apportées pour cela.

Ils étaient ainsi très joyeux. Ils restèrent longtemps a table, s'entretenant de beaucoup de choses. Alors le vieillard dit :

— Mon cher hôte, tandis que nous cassons nos noix, devinez, je vous prie, cette énigme :

Il y avait un homme qui pour un fou passait ;
Plus il gaspillait, plus il possédait.

Tous prêtèrent attention, se demandant ce que Gaïus allait dire. Il resta un moment silencieux, puis il répondit :

Celui qui donne à l'indigent,
Gagnera dix fois plus, même cent.

— Je ne croyais pas que vous pourriez la deviner, Monsieur, dit Joseph.

— Oh ! répondit Gaïus, j'ai été accoutumé à cet exercice, et rien n'enseigne comme l'expérience. J'ai appris du Seigneur a être bienveillant, et j'ai expérimenté que pratiquer la bonté me faisait du bien. « Tel qui donne libéralement devient plus riche, et tel qui épargne à l'excès ne fait que s'appauvrir » (Proverbes 11. 24). « Tel fait le riche, et n'a rien du tout, tel fait le pauvre et a de grands biens » (Proverbes 13.7).

Alors Samuel murmura à l'oreille de sa mère :

— Maman, cette maison est celle d'un bien brave homme ; restons-y longtemps, et que mon frère Matthieu épouse ici Miséricorde, avant que nous poursuivions notre voyage.

Gaïus, l'ayant entendu, lui répondit :

— Très volontiers, mon enfant.

Ils restèrent là plus d'un mois, et Miséricorde fut donnée pour femme à Matthieu.

Pendant leur séjour, Miséricorde, selon son habitude, fit des manteaux et des vêtements pour les pauvres, ce qui attira de la considération aux Pèlerins.

Mais revenons à notre histoire.

Après le souper, les garçons demandèrent à aller au lit, parce qu'ils étaient fatigués du voyage. Alors Gaïus les appela pour leur montrer leur chambre, mais Miséricorde offrit de les mettre au lit. Elle les coucha, et ils dormirent bien ; mais les autres restèrent debout toute la nuit, car ils s'accordaient si bien avec Gaïus qu'ils ne pouvaient prendre sur eux de s'en séparer. Après bien des discours sur leur Seigneur, sur eux-mêmes et leur voyage, le vieux Monsieur Honnête — celui qui avait proposé l'énigme à Gaïus — commença à s'assoupir.

— Quoi ! Monsieur, vous allez vous endormir ! lui dit Grand-Cœur. Allons, réveillez-vous, voici une énigme pour vous.

— Eh bien dites-la, répondit Honnête.

— Celui qui veut tuer doit d'abord être vaincu, et celui qui veut vivre à l'étranger doit d'abord mourir chez lui, dit Grand-Cœur.

— Ah ! elle est difficile ; difficile à expliquer, et surtout à pratiquer. Mais voyons, notre hôte, je vous passe mon tour, expliquez-nous cela, je vous entendrai avec plaisir.

— Non, dit Gaïus, c'est à vous qu'elle a été posée, et c'est vous qui devez y répondre.

Alors le vieillard dit :

— Il faut d'abord être conquis par la grâce afin que le péché puisse être vaincu, et celui qui veut vivre de la vie véritable doit d'abord mourir à lui-même.

— C'est bien cela, dit Gaïus, la saine doctrine et l'expérience l'enseignent. Car jusqu'à ce que la grâce se manifeste et enveloppe l'âme de sa gloire, celle-ci n'a aucune force pour résister au péché. D'ailleurs, si le péché est la corde dont Satan se sert pour lier les âmes, comment pourraient-elles résister avant d'être délivrées de ces liens ? Aucun homme connaissant la grâce ne croira qu'on peut être un monument de cette grâce quand on est l'esclave de sa propre corruption. Il me vient maintenant à l'esprit une histoire digne d'être entendue, et je vais vous la raconter.

Deux hommes partirent en pèlerinage ; l'un quand il était jeune, l'autre quand il était déjà vieux. Le jeune homme avait à lutter contre de terribles passions ; celles du vieillard étaient amorties par l'âge. Le jeune suivait l'empreinte que laissaient les pas du vieillard. Qui pourra me dire pour lequel des deux la grâce se montrait le plus efficace ?

— Pour le jeune homme, sans aucun doute, répondit Honnête, car celui qui lutte contre le plus grand obstacle se montre le plus fort, surtout s'il se conduit comme un autre n'ayant pas la moitié autant de difficultés à surmonter parce que l'âge l'en préserve. D'ailleurs, j'ai observé que bien des vieillards sont séduits par cette erreur : ils prennent le déclin de leur nature pour une conquête de la grâce sur leurs passions. En réalité, les vieillards qui possèdent la grâce sont plus capables de donner des conseils aux jeunes parce qu'ils connaissent mieux le néant des choses. Cependant quand un vieillard et un jeune homme se conduisent de la même manière, le jeune a l'avantage de mieux se rendre compte de l'œuvre de la grâce en lui, puisque les passions du vieillard sont naturellement amorties.

Ils s'entretinrent ainsi jusqu'à l'aube du jour.

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