La Pèlerine

LA PÈLERINE

CHAPITRE XIV

Non loin de l'auberge de Gaïus, Grand-Cœur vainc le géant Tue-les-Bons et arrache Faible-d'Esprit à son pouvoir, tandis que le Pèlerin Qui-n'est-pas-droit est tué par la foudre.

Quand tout le monde fut levé, Christiana dit à son fils Jacques de lire un chapitre ; il choisit le cinquante-troisième d'Esaïe. Quand il eut fini sa lecture, Monsieur Honnête demanda :

— Pourquoi est-il dit que le Sauveur est sorti d'une « terre desséchée », et encore qu'« il n'y avait ni beauté, ni rien en lui pour nous plaire ? »

— A la première question, dit Grand-Cœur, je réponds parce que l'église juive avait presque entièrement perdu la sève et l'esprit de la vraie piété. A la seconde, je dirai : il est question ici de l'impression que le Sauveur faisait sur les impies, sur ceux qui n'avaient pas ce regard qui pénètre jusque dans le cœur de notre Père ; ils ne le jugeaient que par la pauvreté de son extérieur. Exactement comme ceux qui, ne sachant pas que les pierres précieuses sont recouvertes d'une gangue, les rejettent, quand ils en trouvent, comme si elles étaient des pierres ordinaires, parce qu'ils ne se doutent pas de leur valeur.

— Maintenant que vous êtes tous ici, dit Gaïus, et que je connais l'habileté que possède Monsieur Grand-Cœur à se servir de ses armes, nous irons, si vous le voulez bien, et après que nous nous serons rafraîchis, nous promener dans les champs et voir si nous pouvons y faire quelque bien. A environ un mille d'ici, il y a un géant, Tue-les-Bons, qui trouble profondément la sécurité de la route du Roi dans ces parages. Il est le chef d'un certain nombre de voleurs, ce serait une bonne chose si nous pouvions en débarrasser le pays.

Ils y consentirent et partirent, Grand-Cœur avec son épée, son casque et son bouclier, et le reste de la bande avec des piques et des bâtons.

Arrivés à l'endroit où se tenait le géant, ils le trouvèrent, tenant dans ses mains un nommé Faible-d'Esprit que ses serviteurs lui avaient amené, après l'avoir arrêté sur le chemin. Tue-les-Bons était occupé à le dévaliser et se proposait de ronger ensuite ses os, car il était anthropophage.

Dès qu'il aperçut Monsieur Grand-Cœur et ses amis, a l'entrée de sa caverne, il leur demanda ce qu'ils voulaient.

— C'est toi que nous voulons, répondit Grand-Cœur ; nous venons pour venger les nombreux pèlerins que tu as égorgés, après les avoir entraînés hors du chemin du Roi. Sors de ton antre.

Il s'arma et sortit ; ils se battirent pendant plus d'une heure, puis ils s'arrêtèrent pour reprendre haleine.

Alors le géant leur dit :

— Pourquoi êtes-vous venus sur mes terres ?

— Pour venger le sang des pèlerins, comme je te l'ai dit, répondit Grand-Cœur.

Ils recommencèrent, et le géant fit reculer Grand-Cœur ; mais celui-ci revint à la charge et, dans son ardeur, il porta à la tête et aux flancs du géant des coups si violents qu'il lui fit lâcher ses armes. Alors, le terrassant, il le tua ; puis il lui coupa la tête qu'il emporta à l'auberge. Il prit aussi Faible-d'Esprit, le pèlerin, et l'emmena avec lui.

Quand ils furent de retour à la maison, ils montrèrent la tête de Tue-les-Bons à la famille, puis ils l'exposèrent, comme ils l'avaient fait pour d'autres auparavant, afin d'inspirer de la terreur à ceux qui auraient l'intention de suivre l'exemple du géant.

Il sortit de son antre.

Ils demandèrent alors à Faible-d'Esprit comment il était tombé entre ses mains.

— Je suis maladif, comme vous le voyez, répondit le pauvre homme, et la mort frappant chaque jour à ma porte, j'ai pensé que je ne serais jamais bien à la maison ; alors je me suis consacré à la vie de pèlerin, et j'ai voyagé jusqu'ici depuis la ville d'Incertitude, où mon père et moi nous sommes nés. Je ne suis fort ni de corps ni d'esprit; mais quoique je ne puisse que me traîner, je désire cependant continuer mon pèlerinage. Quand j'arrivai à la porte qui est à l'entrée de ce chemin, le Seigneur du lieu m'accueillit aimablement ; il ne fit aucune remarque sur mon apparence chétive et la faiblesse de mon esprit ; mais il me donna ce qui m'était nécessaire pour mon voyage, et me dit : « Espère jusqu'à la fin ! ». Lorsque j'arrivai à la maison de l'Interprète, j'y fus traité avec bonté, et comme on jugea la colline de la Difficulté trop pénible à gravir pour moi, un des serviteurs me porta jusqu'au sommet. Les pèlerins m'ont aussi aidé, et quoique pas un ne consentît à marcher aussi lentement que moi, en me quittant ils me disaient cependant : « Bon courage ! » et m'assuraient que la volonté du Seigneur était que les faibles soient consolés.

Quand je parvins au passage de l'Assaut, le géant me dit de me préparer au combat ; mais, hélas ! faible comme je l'étais, j'aurais eu plutôt besoin d'un cordial ! Il vint et me saisit. Je m'imaginai qu'il ne me tuerait pas; quoiqu'il m'eût enfermé dans son antre — car je n'avais pas voulu le suivre de plein gré — je crus que j'en sortirais vivant, ayant entendu dire que tout pèlerin emmené en captivité par les violents ne meurt pas si son cœur reste attaché à son Maître. Je m'attendais à être dépouillé, et je l'ai été, mais vous voyez que j'ai eu la vie sauve. J'en remercie mon Roi, l'auteur de ma délivrance, et vous qui en avez été les instruments.

Je prévois encore d'autres assauts, mais je suis résolu à courir quand je pourrai, à marcher quand je ne pourrai pas courir, et à me traîner quand je ne pourrai plus marcher.

Quant à l'essentiel, grâce à celui qui m'a aimé, je suis en repos ; ma route est tracée devant moi ; mon esprit est déjà au delà du fleuve qui n'a point de pont, quoique je ne sois, comme vous le voyez, qu'un esprit faible.

— N'avez-vous pas été en relation, il y a quelque temps, avec un pèlerin nommé Craintif ? demanda Monsieur Honnête.

— Oui certainement. Il venait de la ville Stupidité, qui est à quatre milles de distance de la cité de Destruction, et à la même distance de mon lieu de naissance. Cependant je le connaissais beaucoup, car il était mon oncle, le frère de mon père. Nous avions entre nous une grande ressemblance ; il était un peu plus petit que moi, mais nous avions le même tempérament.

— Je vois que vous le connaissez, dit Honnête ; et je crois volontiers que vous êtes de la même famille ; vous avez son teint pâle, son regard, et vous parlez comme lui.

Ceux qui nous connaissent tous deux le disent aussi, et d'ailleurs, ce que j'ai observé en lui, je le retrouve en moi-même, en grande partie.

— Venez, Monsieur, dit le bon Gaïus, prenez courage ! Vous êtes le bienvenu dans ma demeure. Si vous avez envie de quelque chose, demandez-le sans vous gêner, et ce que vous désirerez que mes serviteurs fassent pour vous, ils le feront très volontiers.

— C'est une faveur inespérée, répondit Faible-d'Esprit ; elle est pour moi ce qu'est le soleil sortant de derrière un nuage très noir. Le géant Tue-les-Bons a-t-il prévu que je jouirais d'une telle faveur quand il m'arrêta pour m'empêcher d'aller glus loin ? Pensait-il, quand il dévalisait mes poches, que j'irais chez Gaius, et qu'il deviendrait mon hôte ? Et pourtant, il en est ainsi.

Pendant que Monsieur Faible-d'Esprit et Gaïus s'entretenaient ensemble, quelqu'un vint en courant frapper à la porte, et annoncer qu'un pèlerin, nommé Qui-n'est-pas-droit, gisait à un mille et demi de là, tué par la foudre.

— Hélas ! s'écria Faible-d'Esprit, est-il mort ? Il me rejoignit quelques jours avant mon arrivée ici et fut mon compagnon de voyage. Il était avec moi quand le géant Tue-les-Bons me prit; mais comme il était agile, il put se sauver. Il semble qu'il se soit échappé pour la mort, tandis que moi, j'ai été pris pour la vie !

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