La Pèlerine

LA PÈLERINE

CHAPITRE XV

Faible-d'Esprit trouve en Prêt-à-s'arrêter un compagnon qui lui convient. Les Pèlerins arrivent à la Foire aux Vanités et sont hébergés chez Mnason, où ils rencontrent des personnes qui pensent comme eux. Ils obtiennent la considération des gens de la Ville qui se sont améliorés, puis ils expulsent un monstre qui ravageait la contrée.

C'est vers cette époque que Matthieu épousa Miséricorde. Gaïus donna aussi sa fille Phoebé à Jacques, frère de Matthieu. Après cela, ils restèrent environ dix jours chez Gaïus, employant leur temps comme le font les pèlerins.

Quand le moment de leur départ approcha, Gaïus leur fit un festin ; ils mangèrent, burent et se réjouirent. Mais l'heure de la séparation étant là, Monsieur Grand-Cœur demanda le compte de leurs dépenses ; Gaïus lui répondit que, chez lui, ce n'était pas la coutume de faire payer quoi que ce soit aux pèlerins. Il les hébergeait à l'année et s'en tenait pour le payement au bon Samaritain, qui avait promis de rembourser fidèlement à, son retour tout ce qu'il aurait dépensé pour eux (Luc 10.34-35).

Alors Grand-Cœur lui dit :

— « Bien-Aimé, tu agis fidèlement dans ce que tu fais pour les frères, et même pour des frères étrangers, lesquels ont rendu témoignage de ta charité, en présence de l'Eglise; tu fais bien de pourvoir à leur voyage d'une manière digne de Dieu » (3 Jean 5.7).

Gaïus prit congé d'eux tous, des enfants, et particulièrement de Faible-d'Esprit, auquel il donna un cordial pour boire en chemin.

Quand ils eurent passé la porte, Faible-d'Esprit fit comme s'il avait l'intention de rester en arrière. Grand-Cœur, s'en étant aperçu, lui dit :

— Venez, Monsieur Faible-d'Esprit, marchez avec nous; je serai votre conducteur, et vous vous en trouverez bien, comme les autres.

— Hélas ! répliqua Faible-d'Esprit, j'ai besoin d'un compagnon qui me soit assorti. Vous êtes tous forts et vigoureux. Je préférerais rester en arrière à cause de mon infirmité, plutôt que d'être un fardeau pour moi-même et pour vous. Je suis, je vous l'ai dit, un homme faible de corps et d'esprit, et ce que les autres peuvent supporter me rend malade. Je n'aime pas les rires, ni les vêtements gais, ni les questions inutiles. Je suis un homme si faible que je redoute ce que d'autres ont la liberté de faire. Je ne connais pas toute la vérité, je suis un chrétien très ignorant. Quand j'entends parfois quelqu'un se réjouir dans le Seigneur, je suis accablé, parce que je ne puis en faire autant. Il en est de moi comme d'un homme faible au milieu des forts, comme d'un malade au milieu de gens en bonne santé, ou comme d'un « méprisé », en sorte que je ne sais que faire. « A celui dont le pied chancelle, est réservé le mépris » (Job 12.5).

— Mais, frère, répliqua Monsieur Grand-Cœur, j'ai pour mission de « consoler ceux qui ont le cœur abattu et de supporter les faibles » (1 Thessaloniciens 5.14). Vous devez venir avec nous : nous vous attendrons et vous prêterons notre aide. Nous sommes prêts à nous refuser, réellement et pratiquement, certaines choses pour l'amour de vous ; nous ne discuterons pas les opinions (Romains 14.1) et nous nous ferons tout à vous, (1 Corinthiens 9.22) plutôt que de vous laisser en arrière.

Ceci se passait devant la porte de Gaïus ; et voici, tandis qu'ils étaient dans le feu de la discussion, Monsieur Prêt-à-s'arrêter arriva avec ses béquilles dans les mains (Psaumes 38.17) ; il allait aussi en pèlerinage.

Faible-d'Esprit lui demanda :

— Comment es-tu arrivé jusqu'ici ? Je me plaignais justement de n'avoir point de compagnon assorti à moi, mais tu viens accomplir mes désirs. Sois le bienvenu, cher ami ; j'espère que nous nous aiderons mutuellement.

— Je serai heureux d'avoir ta compagnie, répondit Prêt-à-s'arrêter, et, cher Faible-d'Esprit, puisque nous nous sommes si heureusement rencontrés, je veux, avant de partir, te prêter une de mes béquilles.

— Non, répondit Faible-d'Esprit, quoique je te remercie de ta bonne volonté ; mais je ne désire pas user de béquilles avant d'être boiteux. Toutefois, si l'occasion se présente, ta béquille pourra me servir pour me défendre contre un chien.

— Si moi ou mes béquilles pouvons t'être utiles, nous sommes à ta disposition, bon Monsieur Faible-d'Esprit.

Ils partirent tous ensemble. Grand-Cœur et Monsieur Honnête marchaient devant, Christiana et ses enfants les suivaient, et derrière venaient Faible-d'Esprit et Monsieur Prêt-à-s'arrêter, avec ses béquilles.

Alors Monsieur Honnête dit à Grand-Cœur :

— Je vous en prie, Monsieur, maintenant que nous sommes en chemin, racontez-nous, sur les pèlerins qui nous ont précédés, des choses dont nous puissions faire notre profit.

— Très volontiers, répondit Grand-Cœur. Je suppose que vous avez entendu parler de la rencontre que Chrétien eut autrefois avec Apollyon dans la vallée de l'Humiliation, et des angoisses qu'il éprouva dans celle de l'Ombre-de-la-Mort. Je pense aussi que vous n'avez pu manquer, d'apprendre comment Fidèle eut à se défendre contre Madame Volupté, le premier Adam, Mécontent et Honteux, quatre des plus vils séducteurs qu'un homme puisse rencontrer sur son chemin.

— Oui, je crois que j'ai entendu parler de tout cela; mais vraiment, n'est-ce pas avec Honteux que le bon Fidèle eut le plus à combattre ? Cet homme était infatigable.

— Oui, car ainsi que l'a fait remarquer le Pèlerin, il ne justifiait guère son nom.

— Mais je vous en prie, Monsieur, dites-moi où Chrétien et Fidèle firent la rencontre de Beau-Parleur ? C'était aussi un individu remarquable.

— C'était un insensé présomptueux; cependant beaucoup le suivaient.

— Il aurait bien voulu séduire Chrétien.

— Oui, mais Chrétien lui posa des questions qui lui apprirent à le connaître.

Ils arrivèrent à l'endroit où Evangéliste rencontra Chrétien et Fidèle, et leur annonça ce qui leur arriverait à la Foire aux Vanités.

Alors le guide leur dit :

— C'est ici que Chrétien et Fidèle rencontrèrent Evangéliste, et que celui-ci leur parla des épreuves qu'ils auraient à subir à la Foire aux Vanités.

— Vraiment ? répliqua Honnête. J'ose dire que c'est un rude chapitre qu'il leur lut alors.

— Oui, cependant il leur donna en même temps des encouragements.

Mais que pouvons-nous dire d'eux ? C'était une paire d'hommes courageux comme des lions; ils ont eu des visages de pierre pour leurs ennemis. Ne vous rappelez-vous pas comme ils ont été indomptables devant le juge ?

— Oui, Fidèle a souffert courageusement.

— Certainement, et de bonnes choses sont résultées de ses souffrances, car l'histoire prouve que Plein-d'Espoir et quelques autres furent convertis par sa mort.

— Continuez, je vous en prie, dit Honnête ; on voit que vous êtes bien renseigné sur ces choses.

— La plus mauvaise rencontre que fit Chrétien, après son départ de la Foire aux Vanités, fut celle d'Intérêt-Personnel.

— Intérêt-Personnel ? Qui était cet individu ?

— Un rusé compagnon, un fieffé hypocrite, qui était religieux quand la religion était à la mode, mais si rusé qu'il était sûr de ne jamais rien souffrir, ni perdre pour elle. Il avait une forme de piété pour chaque occasion, et sa femme le valait bien. Il changeait d'opinion à chaque instant, et se trouvait de bonnes excuses. Mais autant que je crois le savoir, il fit une mauvaise fin, et je ne sache pas qu'aucun de ses enfants ait été estimé par ceux qui craignent vraiment Dieu.

A ce moment, les Pèlerins arrivèrent en vue de la ville de Vanité, où se tient la Foire aux Vanités. Quand ils virent qu'ils étaient si près de cette ville, ils se consultèrent pour savoir comment ils la traverseraient. L'un conseillait une chose, l'autre une autre. A la fin, Monsieur Grand-Cœur dit :

— Comme vous pouvez le penser, j'ai conduit souvent des pèlerins à travers cette ville. Je connais un nommé Mnason, Cyprien de nationalité, un ancien disciple, chez lequel nous pouvons loger (Actes des Apôtres 21.16). Si vous le voulez, nous nous y rendrons.

— « Oui », dirent successivement le vieil Honnête, Christiana et Monsieur Faible-d'Esprit.

Lorsqu'ils arrivèrent aux portes de la ville, la nuit tombait ; mais Monsieur Grand-Coeur connaissant bien le chemin qui conduisait à la maison du vieillard, ils y arrivèrent sans encombre. Grand-Coeur appela et Mnason, reconnaissant tout de suite sa voix, vint ouvrir et tous entrèrent.

Alors Mnason leur demanda :

— D'où venez-vous aujourd'hui ?

— De chez Gaïus, votre ami, répondirent-ils.

— Vous avez fait une longue étape, vous devez être fatigués. Asseyez-vous, leur dit-il.

Ils s'assirent.

— Comment cela va-t-il ? demanda Grand-Coeur à ses compagnons. J'ose dire que vous êtes les bienvenus dans la maison de mon ami.

— Certainement, et je vous souhaite aussi la bienvenue, dit Mnason ; dites-moi si vous avez besoin de quelque chose, et je ferai tout mon possible pour vous le procurer.

— Ce dont nous avions besoin, il y a un instant, c'était un gîte et une agréable compagnie, et je crois que nous avons les deux maintenant, répondit Honnête.

Quant au gîte, vous voyez ce qu'il est, mais vous jugerez de la compagnie à l'épreuve.

— Eh bien, demanda Grand-Cœur, voulez-vous conduire les Pèlerins dans leurs chambres ?

— Volontiers, répondit Mnason.

Il les conduisit dans leurs logements respectifs et leur montra aussi une belle salle à manger où ils pourraient se tenir et souper ensemble, jusqu'à ce que vienne l'heure du repos.

Quand ils furent un peu remis de leurs fatigues, Monsieur Honnête demanda à l'hôte s'il y avait beaucoup de braves gens dans la ville.

— Ils ne sont pas nombreux comparés aux autres, répondit Mnason.

— Comment pourrons-nous faire leur connaissance, demanda Honnête, car, pour des pèlerins, la vue de braves gens est comme l'apparition de la lune et des étoiles pour ceux qui naviguent sur les mers.

Alors Monsieur Mnason frappa du pied, et sa fille Grâce répondit à cet appel.

— Grâce, lui dit-il, va dire à nos amis Messieurs Contrit, Saint-Homme, Ami-des-Saints, N'Ose-pas-Mentir et Pénitent que j'ai, dans ma maison, quelques amis qui aimeraient les voir ce soir.

Grâce alla les appeler et ils vinrent. Après un échange de salutations, ils s'assirent tous autour de la table.

— Voisins, leur dit Monsieur Mnason, j'ai, comme vous le voyez, quelques étrangers chez moi, ce soir. Ce sont des pèlerins ; ils viennent de loin et se rendent à la montagne de Sion. Mais qui croyez-vous qu'est cette personne? demanda-t-il, en montrant du doigt Christiana. C'est Christiana, la femme de Chrétien, le Pèlerin fameux, qui fut, ainsi que Fidèle son frère, si maltraité dans notre ville.

Ils furent très étonnés, et dirent :

— Nous ne pensions guère voir Christiana lorsque Grâce est venue nous appeler ; c'est une agréable surprise !

Ils s'informèrent alors de sa santé et lui demandèrent si ces jeunes gens étaient les fils de Chrétien.

Quand elle leur eut appris qui ils étaient, ils leur dirent :

— Puisse le Roi que vous aimez et servez vous rendre semblables à votre père, et vous conduire la où il est, en paix ! Monsieur Honnête demanda à Monsieur Contrit et aux autres dans quelles conditions leur ville se trouvait à ce moment.

— Vous pouvez être sûr que nous vivons dans un tourbillon au moment de la foire. Il est difficile de garder nos cœurs et nos esprits en paix au milieu de ce désordre. Celui qui vit dans une ville comme celle-ci, et qui a affaire à des gens semblables à ceux avec lesquels nous vivons, a besoin de se tenir sur ses gardes à chaque moment de la journée.

— Mais vos concitoyens sont-ils tranquilles maintenant ?

— Ils sont beaucoup plus modérés qu'autrefois. Vous vous souvenez comment Chrétien et Fidèle furent traités dans notre ville; mais, depuis quelque temps, les habitants sont beaucoup moins violents. Je crois que le sang de Fidèle leur pèse comme un fardeau, car depuis qu'ils l'ont brûlé, ils ont eu honte et n'ont brûlé personne d'autre. Autrefois nous n'osions pas sortir dans la rue, maintenant nous circulons librement. Alors, le nom de croyant était odieux ; maintenant, surtout dans une certaine partie de notre ville — qui est très grande, comme vous le savez — la religion est considérée.

— Comment vous êtes-vous trouvés de votre pèlerinage ? Et comment vos compatriotes se sont-ils comportés envers vous ? demanda Monsieur Contrit.

— Il nous est arrivé ce qui arrive à tous les voyageurs. Quelquefois la route est propre, d'autres fois elle est sale; parfois elle monte, d'autres fois elle descend. Nous vivons rarement dans la certitude: le vent n'est pas toujours derrière nous, et tous ceux que nous rencontrons ne sont pas des amis. Nous avons déjà trouvé bien des obstacles sur notre chemin, et nous ignorons ceux qui nous sont encore réservés ; mais le plus souvent nous constatons la vérité de ce vieux dicton : « Le malheur atteint souvent le juste » (Psaumes 34.20).

— Vous parlez d'obstacles, dit Monsieur Contrit, quels sont ceux que vous avez eus a surmonter ?

— Demandez-le à Grand-Cœur, notre guide, c'est lui qui pourra le mieux vous renseigner, répondit Honnête.

— Nous avons déjà été attaqués trois ou quatre fois, dit Grand-Cœur. D'abord Christiana et ses enfants furent assaillis par deux brigands qui semblaient vouloir leur ôter la vie. Nous fûmes attaqués par trois géants: Sanguinaire, Assommeur et Tue-les-Bons. En vérité, c'est plutôt nous qui avons attaqué ce dernier. Voici dans quelles conditions. Après avoir séjourné quelque temps chez Gaïus, « notre hôte et celui de toute l'Eglise » (Romains 16.23), il nous vint à l'idée de prendre nos armes et d'aller voir si nous ne pourrions pas nous en servir pour détruire quelque ennemi des pèlerins, car nous avions entendu dire qu'il y en avait un nombre considérable dans les environs. Gaïus connaissait mieux que nous l'antre de Tue-les-Bons ; nous cherchâmes un peu de tous côtés, et finîmes par apercevoir l'entrée de sa caverne, ce qui nous rendit heureux et nous remplit de courage. Nous nous approchâmes donc de son antre, et nous découvrîmes qu'il avait entraîné de force dans son filet Monsieur Faible-d'Esprit, et se préparait à le tuer. Mais quand il nous vit, il s'imagina, sans doute, avoir trouvé une autre proie ; il laissa le pauvre homme dans son repaire et sortit. Nous nous mimes en garde, car il commençait à frapper très fort autour de lui; bref, il fut jeté sur le sol, et sa tête coupée et plantée au bord du chemin pour enrayer ceux qui voudraient être aussi injustes que lui. Ce que je vous dis est la vérité ; l'homme qui ressemble à un agneau délivré de la gueule du lion peut l'affirmer.

— C'est vrai, dit Faible-d'Esprit ; j'avais une peur horrible quand il me menaçait à tout moment de ronger mes os, mais j'ai été rassuré et consolé lorsque Monsieur Grand-Cœur et ses amis se sont approchés, avec leurs armes, pour me délivrer. Monsieur Saint-Homme dit alors :

— Il y a deux choses indispensables à ceux qui vont en pèlerinage : le courage et une vie sans tache. S'ils n'ont point de courage, ils ne pourront jamais arriver au terme de leur voyage, et si leurs vies sont relâchées, ils rendront odieux le nom même de pèlerin.

— J'espère que cet avertissement ne vous est pas nécessaire, ajouta Monsieur Ami-des-Saints, mais vraiment il y en a beaucoup sur la route qui se déclarent plutôt étrangers aux pèlerins que « étrangers et pèlerins sur la terre ».

— Il est vrai qu'ils n'ont pas le costume, ni le courage des pèlerins, dit Monsieur Qui-n'ose-pas-Mentir; ils ne marchent pas droit, mais un de leurs pieds va en avant, tandis que l'autre va en arrière, et leurs vêtements sont troués : ici c'est une tache, là une déchirure, au grand déshonneur de leur Seigneur.

— Ils devraient être affligés de ces choses, dit M. Pénitent, car les pèlerins ne peuvent avoir la grâce en eux, ni leur pèlerinage être ce qu'il devrait, avant que le chemin soit déblayé de ces taches et de ces souillures.

Ils restèrent assis et causèrent pour passer le temps jusqu'à ce que le souper fût sur la table. Alors ils restaurèrent leurs corps fatigués, puis ils allèrent se reposer.

Ils restèrent longtemps dans cette ville, chez Mnason qui, dans la suite, donna sa fille Grâce pour femme à Samuel, un des fils de Christiana, et sa fille Marthe à Joseph.

Le temps qu'ils passèrent là fut long, comme je viens de le dire, car la situation n'était plus la même qu'autrefois. Les Pèlerins firent la connaissance de beaucoup de braves gens de la ville auxquels ils rendirent tous les services qu'il était en leur pouvoir de rendre. Miséricorde, selon son habitude, travailla beaucoup pour les pauvres, qui la bénirent; elle fut ainsi l'ornement de sa profession. Grâce, Phoebé et Marthe avaient aussi des vertus, et faisaient beaucoup de bien dans leurs milieux. Elles furent toutes fécondes; c'est pourquoi le nom de Chrétien, comme il a été dit plus haut, n'est pas près de s'éteindre dans ce monde.

Pendant qu'ils habitaient là, un monstre sortit du bois et tua beaucoup de gens dans la ville. Il emportait les enfants et leur enseignait à lécher ses petits. Personne dans la ville n'osait l'affronter ; tous fuyaient à son approche.

Ce monstre ne ressemblait à aucune bête de la terre ; son corps était semblable à celui d'un dragon ; il avait « sept têtes et dix cornes » (Apocalypse 12.3). Il faisait un grand carnage d'enfants, et se laissait cependant gouverner par une femme (Apocalypse 17.3). Il faisait des propositions aux hommes, et ceux qui préféraient leur vie à leur âme les acceptaient ; ils lui étaient alors assujettis.

Monsieur Grand-Cœur fit un pacte avec ceux qui venaient visiter les Pèlerins dans la demeure de Mnason, pour combattre la bête afin de délivrer, si possible, les gens de la ville des griffes et de la gueule d'un animal aussi vorace.

Ainsi Grand-Cœur, Contrit, Saint-Homme, Qui-n'ose-pas-Mentir et Pénitent partirent, avec leurs armes, pour lui livrer un assaut.

Au premier abord, le monstre fut très arrogant, et regarda ses ennemis avec beaucoup de dédain ; mais ils le labourèrent de coups, en hommes bien armés et courageux qu'ils étaient. Ils le forcèrent à battre en retraite, puis ils revinrent chez Mnason.

Il faut que vous sachiez que le monstre avait ses moments pour sortir et attaquer les enfants de la ville. Les vaillants hommes le guettèrent et ne cessèrent de lui tomber dessus à chacune de ses sorties, a tel point qu'ils finirent, non seulement par le blesser, mais par l'estropier. Il ne put plus faire un carnage d'enfants comme il le faisait autrefois, et beaucoup de gens croient que cette bête mourra de ses blessures.

Cet exploit rendit Grand-Cœur et ses compagnons célèbres dans la ville, de telle sorte que beaucoup de ceux qui ne partageaient pas leurs opinions, avaient cependant une grande estime et un grand respect pour eux. C'est grâce à cela qu'ils durent de vivre si tranquilles dans la ville de Vanité. Il est vrai que quelques personnes de basse condition, aussi aveugles que des taupes, et aussi peu intelligentes que des bêtes, n'eurent point d'égards pour eux et ne prirent en considération ni leur valeur, ni leurs exploits.

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