La Pèlerine

LA PÈLERINE

CHAPITRE XVII

Les Pèlerins sont encouragés et fortifiés par tout ce que leur montrent et leur disent les Bergers des Montagnes Délectables.

Après s'être si vaillamment comportés en tuant le géant Désespoir et en démolissant son château, nos Pèlerins poursuivirent leur route; ils arrivèrent aux Montagnes Délectables où Chrétien et Plein-d'Espoir s'étaient reposés en jouissant des diverses attractions qui leur avaient été offertes.

Les Pèlerins firent aussi la connaissance des Bergers, qui leur souhaitèrent la bienvenue, comme ils l'avaient fait pour Chrétien.

Voyant que Grand-Cœur — qu'ils connaissaient bien — était suivi d'une nombreuse compagnie, ils lui demandèrent :

— Cher Monsieur, vous avez beaucoup de compagnons avec vous ; dites-nous, nous vous en prions, où vous les avez trouvés ?

Alors Monsieur Grand-Cœur répondit :

— Voici d'abord Christiana, ses quatre fils et leurs femmes. Ils se dirigent vers la montagne de Sion comme l'aiguille de la boussole se dirige vers le pôle. Ensuite, voici le vieil Honnête, le Pèlerin, puis Prêt-à-s'arrêter qui est un homme loyal, ainsi que Faible-d'Esprit qui ne veut pas être laissé en arrière. Voici encore Découragement, un brave homme, et sa fille Très-Effrayée.

Pouvons-nous loger ici, ou devons-nous continuer notre chemin ? Dites-nous ce que nous devons faire.

— C'est une agréable compagnie, répondirent les Bergers; vous êtes tous les bienvenus, car nous aimons les faibles aussi bien que les forts ; notre Prince voit ce que nous faisons aux plus petits de nos frères ; les infirmités ne sont pas un empêchement à être bien reçu.

Ils les conduisirent à la porte du palais, et leur dirent :

— Entrez, Monsieur Faible-d'Esprit ; entrez, Monsieur Prêt-à-s'arrêter ; entrez, Monsieur Découragement, et vous, Mademoiselle Très-Effrayée, sa fille. Nous appelons ceux-ci par leur nom, dirent les Bergers au guide, parce qu'ils sont plus enclins à se retirer que les autres ; quant à vous et au reste de la compagnie, vous êtes forts, et nous vous laissons libres.

— Je vois que la grâce rayonne aujourd'hui sur vos visages, répondit Monsieur Grand-Cœur, et que vous êtes vraiment les Bergers de mon Seigneur, car vous n'avez pas « heurté, avec le côté et avec l'épaule, les brebis faibles » (Ezéchiel 34.21), mais bien plutôt jonché de fleurs leur route jusqu'au palais, comme c'est votre devoir.

Ainsi les faibles entrèrent les premiers, et Grand-Cœur et les autres les suivirent. Quand ils furent tous assis, les Bergers dirent à ceux qui étaient les plus faibles :

— Que désirez-vous ? car toutes choses ici sont aménagées pour le soulagement des faibles et le redressement des déréglés.

Ils leur offrirent alors des mets faciles à digérer, agréables au goût et nourrissants ; quand ils les eurent mangés, ils allèrent se livrer au repos, chacun à sa place respective. Le matin venu, les montagnes étant hautes et le jour clair, les Bergers, fidèles à leur coutume de montrer aux Pèlerins avant leur départ quelques raretés, emmenèrent les visiteurs dans les champs, après qu'ils se furent restaurés, pour leur faire voir ce qu'ils avaient montré autrefois à Chrétien. Puis ils les conduisirent dans de nouveaux endroits.

Le premier fut la montagne Prodige, d'où ils virent, à quelque distance, un homme qui faisait tomber les coteaux par sa parole. Ils demandèrent aux Bergers ce que cela signifiait. Ceux-ci leur répondirent que cet homme était le fils d'un certain Monsieur Grande-Grâce — dont il est parlé dans la première partie du Voyage du Pèlerin. — Il est là, leur dirent-ils, pour enseigner comment, par la foi, les pèlerins peuvent triompher de toutes les difficultés qu'ils rencontrent sur leur route (Marc 11.23-24).

— Je le connais, dit Monsieur Grand-Cœur, c'est un homme supérieur.

Les Bergers les conduisirent ensuite à la montagne Innocence. Là, ils virent un homme habillé de blanc et deux autres individus, Préjudice et Mauvais-Vouloir, qui lui jetaient constamment de la boue. Mais cette boue tombait au bout d'un instant, et ses vêtements semblaient aussi propres que s'ils n'avaient jamais été salis.

— Que signifie ceci ? demandèrent les Pèlerins.

Les Bergers répondirent :

— Cet homme s'appelle Juste, et son vêtement montre l'innocence de sa vie. Ceux qui lui jettent de la boue détestent sa justice ; mais de même que la boue ne peut s'attacher à ses habits, le mal ne peut rien à celui qui mène dans ce monde une vie vraiment sainte. Tous ceux qui essayent de salir de tels hommes travaillent en vain, car Dieu, au bout de peu de temps, rendra leur innocence aussi évidente que la lumière, et leur justice éclatante comme le soleil de midi.

Ils les conduisirent ensuite à la montagne Charité, où ils leur montrèrent un homme qui avait une pièce de drap devant lui et taillait des manteaux et des habits pour les pauvres qui se tenaient autour de lui, sans que sa pièce de drap diminuât. Les Pèlerins demandèrent :

— Qu'est-ce que cela ?

— C'est pour vous montrer, répondirent les Bergers, que celui qui donne le produit de son travail aux pauvres ne manquera jamais de rien. « Celui qui arrose sera lui-même arrosé » (Proverbes 11.24). Le gâteau que la femme fit pour le prophète ne diminua en rien la farine de son baril.

Ils les conduisirent encore à un endroit où ils virent un fou et un idiot qui lavaient un Ethiopien dans l'intention de le rendre blanc ; mais plus ils le lavaient, plus noir il devenait. Alors les Pèlerins demandèrent ce que cela signifiait et les Bergers leur répondirent :

— Il en est ainsi des êtres vils ; tous les efforts faits pour les améliorer ne tendent qu'à les rendre plus abominables. Il en a été ainsi des Pharisiens, et il en sera de même de tous les hypocrites.

Miséricorde, la femme de Matthieu, dit à Christiana, sa belle-mère :

— Mère, je voudrais, si cela était possible, voir le trou de la colline, communément appelé le chemin qui mène à l'enfer. Christiana fit part de son désir aux Bergers. Ils allèrent donc à la porte. Elle était située sur le flanc d'une colline ; ils l’ouvrirent, et dirent à Miséricorde d'écouter un instant. Elle prêta l'oreille, et entendit une voix qui criait : « Maudit soit mon père pour avoir tenu mes pieds loin du chemin de la paix et de la vie ! ». Une autre disait : « Oh ! si j'avais été mis en pièces avant d'avoir pu tuer mon âme pour sauver ma vie ! ». Une autre voix criait : « Si je pouvais recommencer la vie, comme je renoncerais à moi-même plutôt que de venir en ce lieu ! ». Il lui sembla alors que le sol craquait et tremblait sous ses pieds. Elle pâlit, et sortit tremblante en disant : « Heureux celui et celle qui sont délivrés de cet endroit ! ».

Quand les Bergers leur eurent montré toutes ces choses, ils les ramenèrent au palais et leur offrirent tout ce que la maison pouvait procurer. Miséricorde, étant jeune et enceinte, eut envie d'un objet qu'elle avait aperçu, mais n'osait demander. Comme elle ne paraissait pas bien portante, sa belle-mère lui demanda ce qui la faisait souffrir. Alors Miséricorde lui dit :

— Il y a dans la salle à manger un miroir que je ne peux m'ôter de l'esprit ; si je ne puis le posséder, je crois que j'avorterai.

Je vais en informer les Bergers, et je ne pense pas qu'ils te le refuseront, dit Christiana.

Mais Miséricorde lui dit :

— Je suis honteuse de penser que ces hommes sauront que j'ai eu cette envie.

— Non, ma fille, répondit Christiana ; ce n'est pas une honte mais une vertu d'avoir envie d'un objet comme celui-là.

— Alors mère, demandez, je vous prie, aux Bergers s'ils veulent me le vendre.

Ce miroir était très particulier. Sur une de ses faces, il offrait l'image d'un homme dont il reproduisait exactement les traits (Jacques 1.23-25) ; et quand on le retournait, il montrait le visage très ressemblant du Prince des pèlerins (1 Corinthiens 13.12). J'ai parlé à ceux qui le connaissent, et ils m'ont dit qu'ils ont vu sa tête couronnée d'épines dans ce miroir ; ils ont vu aussi ses mains, ses pieds et son côté percés. Ce miroir est si parfait qu'il le montre comme on a envie de le voir, mort ou vivant, sur la terre ou dans le ciel, dans l'humiliation ou dans la gloire, venant pour souffrir ou venant pour régner (2 Corinthiens 3.18).

Christiana se rendit auprès des Bergers — dont les noms étaient Connaissance, Expérience, Vigilance et Sincérité — les prit à part et leur parla ainsi :

— Une de mes filles, jeune femme enceinte, a envie d'un objet qu'elle a vu dans cette maison et craint d'avorter si vous le lui refusez.

— Appelez-la, appelez-la, dit Expérience ; elle aura certainement tout ce que nous pourrons lui donner.

Ils l'appelèrent donc et lui dirent :

— Miséricorde, quel objet désires-tu ?

Elle rougit et répondit :

— Le grand miroir qui est suspendu dans la salle la manger. Sincérité courut le chercher et on le lui donna de bon cœur. Alors elle inclina la tête et remercia en disant :

— A ceci, je reconnais que j'ai obtenu grâce à vos yeux.

Les Bergers donnèrent aussi aux autres jeunes femmes ce qu'elles désiraient puis ils félicitèrent vivement leurs époux de s'être joints à Grand-Cœur pour tuer le géant Désespoir et démolir le château du Doute.

Ils mirent un collier au cou de Christiana ainsi qu'à celui de chacune de ses quatre filles. Ils mirent aussi des boucles à leurs oreilles et des joyaux sur leurs fronts.

Quand les Pèlerins manifestèrent l'intention de partir, ils les laissèrent aller en paix, mais ne leur donnèrent pas de conseils, comme ils l'avaient fait pour Chrétien et son compagnon, parce qu'ils avaient pour guide Monsieur Grand-Cœur qui connaissait bien la route et pouvait les avertir au moment opportun.

Chrétien et son compagnon ont oublié les avertissements qu'ils avaient reçus des Bergers, parce que trop de temps s'était écoulé avant qu'ils eussent a s'en servir. Les Pèlerins conduits par Grand-Cœur avaient donc un avantage sur eux.

Ils partirent de la en chantant :

Oui, dans le ciel nous avons notre Père
Qui sous ses yeux nous conduit chaque jour ;
Et tous les soins de la plus tendre mère
Sont moins touchants que son fidèle amour.

C'est son amour, c'est sa miséricorde
Qui, jour à joui, nous comble de bienfaits ;
Il nous prévient, et toujours nous accorde
Bien au delà de nos meilleurs souhaits.

Ah! sans tarder, remplis de confiance,
Sincèrement, rendons-lui tout honneur ;
Et témoignons par notre obéissance
Que nous croyons qu'il est notre Sauveur.

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