La Pèlerine

LA PÈLERINE

CHAPITRE XVIII

Les Pèlerins rencontrent Vaillant-pour-la-Vérité. Il leur raconte que malgré tous les dangers inhérents au pèlerinage, il ne s'est pas laissé détourner du bon chemin.

Après avoir quitté les Bergers, les Pèlerins arrivèrent promptement à l'endroit où Chrétien avait rencontré Déserteur, citoyen de la ville Apostasie. Monsieur Grand-Cœur leur en rappela le souvenir en ces termes :

— C'est ici que Chrétien rencontra Déserteur portant sur son dos l'indication de sa rébellion. Je dois dire que cet homme ne voulait écouter aucun conseil, mais une fois en état de chute aucune persuasion ne pouvait l'arrêter. Quand il arriva à l'endroit où se trouvaient la croix et le sépulcre, il y rencontra quelqu'un qui lui dit de regarder, mais il grinça des dents et frappa du pied en disant qu'il était résolu à retourner dans sa propre ville. Avant de parvenir à la porte, il rencontra Evangéliste qui lui offrit de lui imposer les mains, afin de le remettre dans le bon chemin, mais il lui résista, et après l'avoir insulté, il escalada la muraille et s'échappa ainsi de ses mains (Hébreux 10.26-29).

Les Pèlerins continuèrent leur route, et juste à l'endroit où Petite-Foi avait été volé, se tenait un homme, avec une épée nue dans sa main et le visage tout ensanglanté. Monsieur Grand-Cœur lui demanda :

— Qui êtes-vous ?

L'homme lui répondit :

— Je me nomme Vaillant-pour-la-Vérité ; je suis un pèlerin, et je me rends à la Cité céleste. Comme je suivais mon chemin, trois hommes m'attaquèrent et me firent trois propositions : aller avec eux, retourner d'où je venais ou mourir sur place. A la première, je répondis que j'étais depuis longtemps un homme fidèle, et qu'ils ne pouvaient s'attendre à ce que je m'unisse à des voleurs (Proverbes 1.10-19). Ils me demandèrent alors ce que je répondais à la seconde. Je leur dis que si je n'avais pas trouvé mauvais pour moi le lieu d'où je venais, je ne l'aurais pas abandonné. Ils réclamèrent une réponse à leur troisième proposition. Je leur dis ceci : Ma vie est beaucoup trop précieuse pour que je la donne aussi légèrement ; vous n'avez d'ailleurs aucun droit de me faire de semblables propositions ; ce sera à vos risques et périls si vous vous mêlez plus longtemps de mes affaires. Alors ces trois hommes, qui se nommaient Tête-folle, Inconsidéré et Importun, se jetèrent sur moi, et de mon côté je me précipitai sur eux. Nous combattîmes ainsi, un contre trois, pendant plus de trois heures. Ils m'ont laissé, comme vous le voyez, quelques marques de leur valeur, et ils en ont aussi emporté quelques-unes de la mienne. Ils viennent de partir ; je suppose qu'ils ont entendu le bruit de vos pas et que c'est ce qui les a fait fuir.

— Mais ils avaient un grand avantage sur vous puisqu'ils étaient trois contre un, dit Grand-Cœur.

— C'est vrai, mais un de plus ou de moins cela ne compte pas pour celui qui a la vérité de son côté. « Si une armée se campait contre moi, mon cœur n'aurait aucune crainte ; si une guerre s'élevait contre moi, je serais malgré cela plein de confiance » (Psaumes 27.3). D'ailleurs, j'ai lu dans des archives, qu'un homme seul a lutté contre une armée. Et combien Samson en tua-t-il avec sa mâchoire d'âne ? (Juges 15.15-16).

— Pourquoi n'avez-vous pas crié, afin que quelqu'un puisse venir à votre secours ? demanda Grand-Cœur.

— J'ai crié à mon Roi qui, je le savais, pouvait m'entendre et m'envoyer un secours invisible, et cela me suffisait.

— Tu t'es vaillamment comporté, lui dit Grand-Coeur. Laisse-moi voir ton épée.

Il la lui tendit. Quand il l'eut dans ses mains et qu'il l'eut examinée un instant, il s'écria :

— C'est une vraie lame de Jérusalem ! (2 Corinthiens 10.4).

— En effet. Qu'un homme sachant la manier ait une de ces lames dans sa main, il peut se mesurer même avec un ange ! Il n'a rien à craindre, s'il sait s'en servir. Le tranchant ne s'émoussera jamais; cette lame tranche tout, chair et os, âme et esprit (Ephésiens 6.12-17 ; Hébreux 4.12) dit Vaillant.

— Mais vous avez combattu longtemps ; je m'étonne que vous ne soyez pas fatigué.

— J'ai combattu jusqu'à ce que mon épée se colle à ma main, de sorte qu'il me semblait avoir une épée au bout de mon bras ; c'est quand le sang coulait entre mes doigts que j'ai combattu avec le plus de courage.

— Tu as bien fait ; tu as « résisté jusqu'au sang, en luttant contre le péché » (Hébreux 12.4). Tu vivras avec nous ; viens, nous serons tes compagnons.

Alors ils le prirent, lavèrent ses blessures et lui donnèrent ce qu'ils possédaient pour le restaurer ; puis ils partirent ensemble. Monsieur Grand-Cœur était fort réjoui de l'avoir pour compagnon, car il aimait ceux qui se comportent en hommes, et aussi de ce qu'ils étaient maintenant deux hommes vaillants, au milieu d'être faibles et débiles.

Il le questionna sur beaucoup de choses, et lui demanda d'abord de quel pays il était.

— Je suis du pays des Ténèbres, car j'y suis né. Mon père et ma mère l'habitent encore.

— Le pays des Ténèbres ! s'écria le guide ; ne se trouve-t-il pas du même côté que la cité de Destruction ?

— Oui, et voici ce qui m'a décidé à partir en pèlerinage. Un nommé Véridique vint dans nos parages et nous raconta ce qu'avait fait Chrétien, celui qui est parti de la cité de Destruction ; comment il avait abandonné femme et enfants et embrassé la carrière de pèlerin. Il nous a raconté confidentiellement qu'il avait tué un serpent qui s'opposait à son voyage, et qu'il était parvenu au but qu'il s'était proposé. Il nous a dit aussi que Chrétien avait été bien reçu dans tous les domaines de son Seigneur, spécialement quand il arriva aux portes de la céleste Cité, car, ajouta Monsieur Véridique, il fut reçu, au son des trompettes, par une compagnie d'Etres resplendissants. Il nous dit aussi que les cloches de la ville sonnèrent de joie à la réception de Chrétien et que celui-ci fut revêtu de vêtements d'or ; il ajouta bien d'autres choses encore, je ne puis toutes les mentionner. En un mot, cet homme nous raconta si bien l'histoire de Chrétien et de son voyage que mon cœur se mit à brûler du désir de suivre son exemple. Mon père et ma mère ne purent me retenir ; je les quittai donc, et me voici.

— Vous êtes entré par la porte, n'est-ce pas ? demanda Grand-Cœur.

— Oui, certainement ; car Véridique nous avait dit que si nous n'entrions pas par cette porte, tout ce que nous ferions, ne servirait à rien.

— Voyez, dit Grand-Cœur à Christiana, comme le pèlerinage de votre mari est connu partout, et quels heureux résultats il entraîne !

— Quoi ! s'écria Vaillant. Est-ce la femme de Chrétien ?

— Oui, répondit Grand-Cœur, et voici ses quatre fils.

— Est-ce possible ? Et ils sont tous entrés en pèlerinage ?

— Oui, vraiment ; ils suivent tous la même voie.

— Cela réjouit mon cœur. Brave homme ! quelle joie il éprouvera quand il verra tous ceux qui n'avaient pas voulu le suivre, entrer, après lui, dans la céleste Cité !

— Ce sera, sans aucun doute, un grand bonheur pour lui, répondit Grand-Cœur ; car, à côté de la joie de s'y trouver lui-même, il aura celle d'y rencontrer sa femme et ses enfants.

— Mais puisque nous parlons de ce sujet, dites-moi ce que vous en pensez. Beaucoup de personnes aimeraient savoir si nous nous reconnaîtrons dans la céleste Cité, ajouta Vaillant-pour-la-Vérité.

— Croient-elles qu'elles se reconnaîtront elles-mêmes, et se réjouiront d'être dans cette béatitude ? Si cela est, pourquoi ne reconnaîtraient-elles pas les autres, et ne se réjouiraient-elles pas aussi de leur bonheur ? D'ailleurs, puisque nos parents sont d'autres nous-mêmes — et quoique ces relations soient rompues là-haut — pourquoi n'en conclurait-on pas que nous serons plus heureux de les voir dans la félicité que de constater qu'ils en sont privés ?

— Bien, je sais maintenant ce que vous pensez à cet égard. Avez-vous encore d'autres questions à me poser sur le commencement de mon pèlerinage ? demanda Vaillant.

— Oui. Votre père et votre mère ont-ils consenti volontiers à ce que vous deveniez un pèlerin ?

— Oh non ! Ils ont usé de tous les moyens imaginables pour me persuader de rester à la maison.

Que pouvaient-ils dire contre la vie de pèlerin ?

— Ils disaient que c'est une vie de paresse, et que si je n'étais pas moi-même incliné à la fainéantise, je ne pourrais la supporter.

— Que disaient-ils encore ?

— Ils prétendaient que le chemin suivi par les pèlerins était le plus dangereux du monde.

— Vous ont-il montré en quoi ce chemin était dangereux ?

— Oui, dans plusieurs détails.

— Dites-m'en quelques-uns.

— Ils me parlèrent du bourbier du Découragement, où Chrétien fut presque étouffé ; ils me dirent qu'il y avait des archers cachés dans le château de Beelzébub, prêts à tirer sur ceux qui frappaient pour obtenir l'entrée à la porte étroite. Ils me citèrent aussi les lois, les sombres montagnes, la colline de la Difficulté, les lions, les trois géants : Sanguinaire, Assommeur et Tue-les-Bons. Ils me dirent encore qu'un ennemi féroce hantait la vallée de l'Humiliation, et qu'il avait failli tuer Chrétien. D'ailleurs, me disaient-ils, tu devras passer par la vallée de l'Ombre-de-la-Mort, où se tiennent les mauvais esprits, où la lumière est changée en ténèbres, où le chemin est semé de pièges, de creux, de trappes et d'embûches. Ils me parlèrent du géant Désespoir et du château du Doute, de la ruine qui y attend les pèlerins. Ils ont encore ajouté que je devrais traverser le Sol enchanté, si dangereux, et qu'après tout cela, je me trouverais au bord d'un fleuve n'ayant pas de pont, qui me séparerait de la Contrée céleste.

— Est-ce tout ?

— Non, ils me dirent aussi que ce chemin était plein de séducteurs, d'hommes qui y attendaient les braves gens pour les détourner de la bonne voie.

— Mais comment prouvaient-ils cela ?

— En me disant que Monsieur Sage-Mondain était là pour essayer de séduire ceux qui passaient ; que Formaliste et Hypocrite se promenaient continuellement dans ce chemin. Ils me dirent qu'Intérêt-Personnel, Beau-Parleur ou Démas, chercheraient à m'enlever, que Flatteur m'attirerait dans son filet, ou qu'avec Ignorant, je m'imaginerais pouvoir arriver à la Porte, et que je serais comme lui renvoyé au trou qui est sur le flanc de la colline, à la porte de l'enfer.

— C'en était assez pour vous décourager, dit Grand-Cœur.

Mais s'arrêtèrent-ils là ?

— Non. Ils me parlèrent encore de beaucoup de gens qui ayant essayé ce chemin, l'ont parcouru même assez loin, pour voir s'ils n'y trouveraient pas un peu de cette gloire dont ils avaient tant de fois entendu parler. Ils me dirent de quelle manière ils sont revenus sur leurs pas, à la satisfaction de tout le pays, se moquant d'eux-mêmes pour avoir mis un pied sur ce chemin. Ils me nommèrent plusieurs de ceux qui avaient agi ainsi : Obstiné et Facile, Méfiant et Timoré, Déserteur et le vieil Athée, et d'autres encore, qui s'étaient avancés pour voir ce qu'ils pourraient découvrir, mais qui n'avaient pu trouver un avantage de la valeur et du poids d'une plume.

— Vous dirent-ils encore d'autres choses pour vous décourager ?

— Oui, ils me citèrent Monsieur Craintif, un pèlerin qui trouva ce chemin si solitaire qu'il n'eut pas une heure d'agrément ; Monsieur Découragement qui y était presque mort de faim. Et — j'allais l'oublier — ils me dirent que Chrétien lui-même dont on a tant parlé, après toutes ses tentatives pour obtenir une couronne céleste, s'était certainement noyé dans le fleuve noir, n'était jamais parvenu à la Cité céleste, qu'on avait caché sa triste fin.

— Et rien de tout cela ne vous a découragé ? demanda Grand-Cœur.

— Non, toutes ces choses me semblaient de si peu d'importance !

— Pourquoi cela ?

— Eh bien, je croyais toujours ce que Monsieur Véridique m'avait raconté, et cela me portait au-dessus des obstacles.

— Vous avez donc eu « la victoire par votre foi ? » (1 Jean 5.4).

— Certainement. J'ai cru, je suis parti, je suis entré dans le chemin, j'ai combattu mes ennemis, et par la foi, je suis venu jusqu'ici.

Approche ici, toi qui veux
Savoir ce qu'est la vaillance !
Tout pèlerin est un preux
Rempli d'espérance.
Il ne craint ni vent ni marée
Géants, ni lutins.
Il croit à sa destinée
L'heureux pèlerin !

Et quel que soit le danger
Placé sur sa route,
Il regarde au bon Berger
Et jamais ne doute.
Il connaît son héritage,
On l'effraye en vain.
Il croit au divin message
L'heureux pèlerin !

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