La Pèlerine

LA PÈLERINE

CHAPITRE XIX

Les Pèlerins, à travers bien des difficultés, surmontent les dangers du Sol enchanté. Ils rencontrent Etourdi et Téméraire, mais ne parviennent pas à les tirer de leur sommeil. Puis ils font la connaissance de Tiens-Ferme qui, par la prière, a résisté aux enchantements de Madame Vaine-Chimère (le monde).

Tout en causant, les Pèlerins étaient arrivés sur le Sol enchanté dont l'air provoquait naturellement l'assoupissement. Ce lieu était plein de ronces et d'épines, excepté à quelques endroits où se trouvaient des bosquets enchantés, dans lesquels celui qui s'y asseyait, risquait fort de ne pas se relever, ni de se réveiller dans ce monde.

Ils se dirigèrent tous vers cette forêt. Grand-Cœur ouvrait la marche, car il était le guide, Vaillant-pour-la-Vérité venait derrière et formait l'arrière-garde, de crainte que quelque ennemi, dragon ou géant, ne vînt les attaquer par derrière et ne fît un malheur. Chacun des hommes avait son épée dans sa main, car c'était un endroit dangereux. Ils s'encourageaient les uns les autres, autant que possible. Grand-Cœur prit Monsieur Faible-d'Esprit derrière lui et Vaillant avait l'œil sur Monsieur Découragement.

Ils n'avaient pas fait beaucoup de chemin, lorsqu'une grande brume et des ténèbres les enveloppèrent, à tel point qu'ils purent à peine se voir pendant un bon moment. Ils étaient obligés de s'appeler pour savoir où ils étaient, car ils ne pouvaient pas marcher par la vue.

Vous devez penser que si cette situation était fort désagréable pour les hommes, elle l'était encore bien plus pour les femmes et les enfants, dont les pieds, comme le cœur, sont bien plus délicats et plus faibles.

Cependant, grâce aux paroles d'encouragement de ceux qui marchaient en tête et en queue, tout se passa aussi bien que possible.

Le chemin était fatigant, parce qu'il était boueux et visqueux ; il n'y avait le long de la route aucune auberge, aucune hôtellerie où ils pussent se restaurer. Des gémissements, de l'essoufflement et des soupirs se firent entendre. L'un s'embarrassait dans les ronces, un autre restait pris dans la boue ; quelques-uns des enfants perdirent leurs chaussures dans la fange. Tandis que l'un criait : « Je suis tombé ! » un autre demandait : « Où êtes-vous ? » et un troisième disait : « Je suis pris dans les épines ; je ne crois pas que je pourrai m'en sortir ! »

Ils arrivèrent à un refuge, abri séduisant pour des pèlerins, car il était fermé au sommet, orné de verdure, et pourvu de bancs et de sièges. Il renfermait aussi une couche moelleuse afin que les gens fatigués puissent s'y reposer. Tout ceci, vous en conviendrez, était bien tentant, car les Pèlerins commençaient à être vaincus par la mauvaise route. Aucun, cependant, ne fit mine de s'arrêter. Autant que je pus le remarquer, ils suivaient si bien les avis de leur guide, et celui-ci les avertissait si fidèlement des dangers et de leur nature, qu'au moment de les affronter ils ranimaient leurs esprits et s'encourageaient mutuellement à résister à la chair.

Ce refuge se nommait l'Ami-du-Paresseux, et avait pour but d'attirer si possible quelques pèlerins fatigués pour qu'ils s'y reposassent.

Je vis alors dans mon rêve qu'ils continuèrent à avancer sur ce terrain solitaire jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés à un endroit où il est facile à l'homme de perdre sa route. S'il avait fait jour, leur guide aurait pu aisément leur montrer à éviter le mauvais chemin, mais dans cette obscurité, ils durent s'arrêter. Grand-Cœur avait, dans sa poche, un plan de tous les chemins conduisant à la Cité céleste ; il fit de la lumière avec son briquet qui ne le quittait jamais, et consulta son plan qui lui indiqua le chemin de droite. S'il n'avait pas eu la précaution de regarder cette carte, ils auraient, selon toute probabilité, été engloutis dans la boue, car juste au-devant d'eux, au bout du chemin le plus propre, il y avait une fosse dont personne ne connaissait la profondeur. Cette fosse, pleine de boue, avait été creusée là pour être en piège aux pèlerins.

Je pensai alors en moi-même : Tous ceux qui vont en pèlerinage devraient avoir un de ces plans avec eux, afin de pouvoir le consulter quand ils ne savent pas quel chemin ils doivent prendre.

Ils continuèrent à avancer sur le Sol enchanté, et arrivèrent à un autre refuge, bâti sur le bord de la route. Dans cet asile se trouvaient deux hommes nommés Etourdi et Téméraire. C'étaient deux pèlerins qui, fatigués de leur voyage, s'étaient assis pour se reposer et s'étaient endormis. Quand nos Pèlerins les virent, ils s'arrêtèrent et secouèrent la tête, car ils savaient que les dormeurs étaient dans une triste situation. Ils se consultèrent pour savoir s'ils devaient continuer leur route et les laisser dormir, ou essayer de les tirer de leur sommeil. Ils prirent ce dernier parti et résolurent de les réveiller si possible, mais en prenant bien garde de ne pas s'asseoir eux-mêmes et de ne pas se laisser gagner par le repos qu'offrait cet abri.

Ils entrèrent donc et parlèrent à ces hommes en les appelant par leur nom — car le guide les connaissait, — mais ils n'obtinrent aucune réponse. Grand-Cœur les secoua et fit tout ce qu'il put pour les réveiller. Alors l'un d'eux dit : « Je vous payerai quand j'aurai de l'argent ». Le guide branla la tête. L'autre dit : « Je combattrai aussi longtemps que je pourrai tenir mon épée ». En entendant ces mots, un des enfants se mit à rire :

— Que signifie ceci ? demande Christiana.

— Ils parlent dans leur sommeil, répondit le guide. Secouez-les, battez-les, faites tout ce que vous voudrez., ils vous répondront toujours de même, comme celui dont il a été parlé autrefois et qui, battu par les flots de la mer, donnait au haut d'un mât : « Quand me réveillerai-je ? J'en veux encore » (Proverbes 23.34-35). Vous savez que lorsque les hommes parlent en dormant, ils disent n'importe quoi ; leurs paroles ne sont gouvernées ni par la foi, ni par la raison. Il y a autant d'incohérence dans leurs discours que de disparate entre leur départ comme pèlerins et leur station ici. Voilà le malheur de s'engager si légèrement dans cette voie ; sur vingt-et-un étourdis, il y en a vingt à qui il arrive la même chose, car ce Sol enchanté est un des derniers retranchements de l'ennemi des pèlerins. Comme vous le voyez, il l'a placé à l'extrémité de la route, afin d'avoir encore plus de chance de les perdre. Car, pense-t-il, quand est-ce que ces fous auront l'envie de s'asseoir, si ce n'est quand ils seront fatigués ? Et quand seront-ils fatigués, si ce n'est à la fin de leur voyage ? C'est pourquoi, je le répète, le Sol enchanté est placé si près du pays de Beulah et si près du but. Que les pèlerins veillent donc sur eux-mêmes, sinon il leur arrivera ce qui est arrivé à ces deux hommes qui se sont endormis et que personne ne peut réveiller.

Les Pèlerins, tout tremblants, manifestèrent le désir de s'éloigner de ce lieu ; ils prièrent leur guide de faire de la lumière, afin qu'ils aient la clarté d'une lanterne pour continuer leur route. Il fit ce qu'ils désiraient, et ils purent ainsi finir heureusement cette étape, quoique l'obscurité fût très grande (2 Pierre 1.19).

Mais les enfants commencèrent à être fatigués jusqu'à la souffrance ; ils supplièrent Celui qui aime les pèlerins de rendre leur chemin plus confortable. Peu après, il s'éleva un vent qui chassa les brouillards, et l'atmosphère devint plus claire. Ils n'étaient pas encore hors du Sol enchanté, il s'en fallait de beaucoup ; mais ils pouvaient se voir, et mieux discerner le chemin où ils devaient marcher.

Quand ils furent presque hors de danger ils entendirent, devant eux, le bruit d'une voix parlant avec inquiétude. Ils s'avancèrent pour savoir ce dont il s'agissait, et ils aperçurent un homme à genoux, les mains et les yeux levés au ciel, parlant avec ferveur à quelqu'un au-dessus de lui. Ils s'approchèrent, mais ne comprirent pas ce qu'il disait ; ils attendirent tranquillement qu'il eût terminé. Il se leva alors, et se mit à courir dans la direction de la Cité céleste. Monsieur Grand-Coeur l'appela et lui dit :

— Holà ! ami, attendez-nous, si vous aller, comme je le suppose, à la Cité céleste.

L'homme s'arrêta, et ils le rejoignirent. Aussitôt que Monsieur Honnête le vit, il s'écria :

— Je connais cet homme.

— Qui est-il ? demanda Vaillant-pour-la-Vérité.

— Il vient du même pays que moi ; son nom est Tiens-Ferme. Il est certainement un pèlerin de la bonne sorte.

Ils s'approchèrent les uns des autres et Tiens-Ferme s'écria :

— Eh ! père Honnête, est-ce bien vous qui êtes ici ?

— Oui, répondit celui-ci ; aussi sûrement que vous y êtes vous-même.

— Je suis enchanté de vous rencontrer sur ce chemin.

— Et moi aussi, dit Honnête ; je suis heureux de vous avoir vu agenouillé.

Tiens-Ferme rougit et dit :

— Vous m'avez donc vu ?

— Oui, et mon cœur en a été réjoui.

— Eh bien, qu'avez-vous pensé ?

— J'ai pensé qu'il y avait un honnête homme sur la route, et que nous devions rechercher sa compagnie.

— Si vous m'avez bien jugé, j'en suis heureux, dit Tiens-Ferme, mais si je ne suis pas ce que je devrais être, je dois seul « porter la peine ».

— C'est vrai, dit l'autre ; mais votre crainte me confirme dans mon opinion que les relations entre votre âme et le Prince des pèlerins sont ce qu'elles doivent être, car il est écrit : « Heureux l'homme qui est continuellement dans la crainte » (Proverbes 28.14).

— Eh bien, frère, dit Vaillant, je t'en prie, dis-nous pour quelle raison tu t'es mis à genoux. Etait-ce pour rendre grâce de faveurs spéciales qui t'ont été accordées ?

— Nous sommes, vous le savez, sur le Sol enchanté, et tout en avançant, je méditais sur le danger que présente cette route et sur le grand nombre de ceux qui, ayant poursuivi leur pèlerinage jusqu'ici, ont été arrêtés et détruits. Je pensais aussi au genre de mort qui attend tant de gens dans ce lieu. Ce n'est pas une maladie violente, ni une mort pénible qui les enlève, car celui qui s'endort éprouve une certaine jouissance.

Monsieur Honnête l'interrompit alors et lui demanda :

— Avez-vous vu les deux hommes endormis dans le refuge ?

— Oui, oui, j'y ai vu Etourdi et Téméraire et, autant que je puis le prévoir, ils y resteront jusqu'à ce qu'ils tombent en pourriture (Proverbes 10.7). Mais laissez-moi continuer mon récit. Tandis que je méditais ainsi, une femme bien habillée, mais âgée, se présenta à moi et m'offrit son corps, sa bourse et son lit. A la vérité, j'étais fatigué et j'avais sommeil; je suis aussi pauvre qu'un rat, et l'enchanteresse le savait probablement. Je la repoussai plusieurs fois, mais elle se contenta de sourire. Alors je commençai à me fâcher, mais elle n'y prit pas garde. Elle me fit de nouvelles offres et me dit que si je voulais me laisser gouverner par elle, elle me rendrait puissant et heureux ; car, ajouta-t-elle, je suis la maîtresse de ce monde, et je rends les hommes heureux. Je lui demandai son nom; elle me répondit qu'elle se nommait Madame Vaine-Chimère. Ce nom m'éloigna d'elle encore davantage ; mais elle continua à me poursuivre de ses séductions. Je me jetai à genoux et, levant les mains, je criai à Celui qui a promis de délivrer. Au moment où vous êtes arrivés, la dame est partie. Alors j'ai continué à prier pour rendre grâce de cette grande délivrance, car je crois, en vérité, qu'elle n'avait aucune bonne intention à mon égard et cherchait à m'arrêter dans mon voyage.

— Sans aucun doute, ses desseins étaient mauvais, dit Honnête. Mais il me semble, en vous entendant, que je l'ai vue, ou que j'en ai déjà entendu parler.

— Peut-être les deux.

— Madame Vaine-Chimère ! N'est-ce pas une personne grande, gracieuse, au teint foncé ?

— Exactement ; elle est telle que vous venez, de la dépeindre.

— Parle-t-elle très doucement, et sourit-elle à la fin de chacune de ses phrases ?

— C'est en effet exactement ce qu'elle fait.

— A-t-elle une grande bourse pendue à son côté ? et fait-elle à tout instant sonner son argent comme si c'était le délice de son cœur ?

— Parfaitement. Elle serait devant vous, que vous n'auriez pu mieux la décrire.

— Celui qui a fait son portrait était un bon artiste, et ce qu'il a écrit d'elle est vrai, dit Honnête.

— Cette femme est une enchanteresse, dit Grand-Cour, et ce sont ses sorcelleries qui rendent ce sol enchanté. Quiconque repose sa tête sur son sein ferait aussi bien de la mettre sur le billot du bourreau, et ceux qui admirent sa beauté sont considérés comme ennemis de Dieu (Jacques 4.4). C'est elle qui maintient dans leur splendeur tous ceux qui sont les ennemis des pèlerins. Oui, c'est elle qui détourne avec son or bien des hommes de la vie de pèlerin (1 Jean 2.15). C'est une grande bavarde ; elle est toujours, avec ses fils, sur les talons des pèlerins pauvres, leur vantant l'excellence de sa vie. C'est une femme impudente et hardie ; elle s'adresse à tout homme. Elle se moque avec mépris des pèlerins pauvres, et loue hautement les riches. Si quelqu'un gagne facilement de l'argent, elle en dira du bien partout ; elle aime les banquets et les fêtes, et va partout où l'on fait un bon repas. Elle s'est proclamée déesse dans certains endroits, en sorte que quelques-uns l'adorent. Elle a ses lieux et ses heures pour tromper ; elle fait croire que personne n'a des biens comparables aux siens ; elle promet de rester avec les enfants des enfants de ceux qui l'aiment et la louent. Elle répand son or comme de la poussière en certains endroits et pour certaines personnes. Elle aime qu'on la recherche, qu'on dise du bien d'elle ; elle veut habiter dans le cœur des hommes. Jamais elle n'est fatiguée de rechercher ses aises, et ceux qu'elle aime le mieux sont ceux qui la louent le plus. Elle promet à quelques-uns des couronnes et des royaumes, s'ils consentent à suivre ses conseils ; cependant elle en a conduit beaucoup jusqu'à la corde, et encore plus jusqu'en enfer.

— Oh ! quelle grâce que je lui aie résisté, s'écria Tiens-Ferme ; car qui sait où elle m'aurait entraîné ?

— Où ? Dieu seul le sait. Mais sûrement elle t'aurait entraîné dans « beaucoup de désirs insensés et pernicieux qui plongent les hommes dans la ruine et la perdition » (1 Timothée 6.9). C'est elle qui a révolté Absalon contre son père et Jéroboam contre son maître. C'est aussi elle qui a persuadé Judas de vendre son Seigneur et qui a détourné Démas de la vie de pèlerin. Personne ne peut dire tout le mal qu'elle fait. Elle met le désaccord entre les parents et les enfants, entre les voisins, entre l'homme et sa conscience, entre la chair et l'esprit. C'est pourquoi, cher ami Tiens-Ferme, justifiez votre nom, et « après avoir tout supporté, demeurez ferme ».

Ce discours produisit sur les Pèlerins un mélange de joie et de crainte, mais à la fin, ils se mirent à chanter :

Chaque mondain s'imagine
Que sa route est sans dangers,
Mais malheur à qui chemine
Loin de notre bon Berger!

C'est dans une nuit profonde,
C'est toujours en fuyant Dieu,
Que le triste ami du monde
Se perd au terrestre lieu.

Quel bonheur c'est de connaître
Le sentier qui mène au ciel,
Et de n'y prendre pour maître
Que l'amour de l'Eternel !

Que surtout notre âme pense
Au terme de ce trajet
Du Seigneur c'est la présence !
Des cieux le bonheur parfait !

Oui, c'est le Berger fidèle
Qui nous paît, nous ses agneaux.
Oui, c'est lui qui nous appelle
Vers ce glorieux repos.

Le cœur donc, plein de sa joie,
Suivons-le sur « son chemin »,
Sur cette brillante voie,
Où Dieu nous tient par la main !

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