Le voyage du Pèlerin

2. Chrétien s'égare ; puis, plein de repentir, il rentre dans le bon chemin

Cependant, Chrétien, poursuivant seul son chemin, aperçut un homme qui venait au-devant de lui, à travers champs ; ils se rencontrèrent face à face dans le chemin. Sage-Mondain était le nom de ce gentilhomme qui demeurait dans la ville de Sagesse-Charnelle, grande cité voisine de celle que Chrétien habitait.

Cet homme avait entendu parler du Pèlerin, car le bruit de son départ de la ville de Destruction s'était répandu au loin. Avant remarqué sa démarche pénible, entendu ses soupirs et ses gémissements, il lui adressa la parole :

— Eh ! mon ami, où vas-tu ainsi, accablé sous ce pesant fardeau ?

— Accablé ! je le suis vraiment, autant qu'un homme peut l'être. Où je vais ? Je me dirige vers la porte étroite qui est devant moi, et là, on m'indiquera le chemin que je dois prendre pour être délivré de ma charge.

— As-tu une femme et des enfants ?

— Oui, mais je suis tellement accablé par ce fardeau, que je ne puis jouir d'eux comme auparavant ; j'ai une femme, comme si je n'en avais point. (1 Corinthiens 7.29)

— Si tu veux m'écouter, je te donnerai un bon conseil, lui dit Sage-Mondain.

— S'il est vraiment bon, je le veux bien.

— Je te conseille de te décharger toi-même immédiatement de ton fardeau, car tu n'auras aucun repos et aucune joie avant d'en être débarrassé.

— C'est bien ce que je cherche : être délivré du fardeau qui m'accable ; mais je ne puis me délivrer moi-même, et personne dans notre pays ne peut le faire ; c'est pourquoi je me suis mis en route, comme je vous l'ai dit, pour être soulagé de ce faix.

— Qui t'a conseillé de suivre ce chemin ?

— Un homme qui m'a paru tout à fait honorable ; il se nomme Evangéliste.

— Maudit soit son conseil ! s'écria Sage-Mondain. Il n'y a pas au monde de chemin plus dangereux et plus fatigant que celui dans lequel il t'a fait entrer ; tu t'en apercevras, si tu continues à suivre ses avis. Tu en sais déjà quelque chose, je le vois à la boue du bourbier du Découragement qui souille tes vêtements. Or, ce bourbier n'est que le commencement des ennuis et des difficultés qui attendent ceux qui s'égarent dans ce chemin.

— Ecoute-moi : je suis plus âgé que toi. Tu rencontreras sur ta route la fatigue, la soif, la faim, la souffrance, le danger, la nudité, l'épée, les lions, les dragons, l'obscurité, en un mot, la mort et toutes les horreurs qui l'accompagnent ! Ces choses sont certaines ; elles ont été confirmées par plusieurs témoins. Comment te jetterais-tu, toi-même, au-devant de tant de dangers, uniquement pour obéir à un autre ?

— Cependant, Monsieur, le fardeau qui m'accable est plus terrible à mes yeux que tous les maux que vous venez d'énumérer : je ne crains rien de ce qui pourrait m'arriver en chemin, pourvu que je puisse obtenir la délivrance que je cherche.

— Comment t'es-tu aperçu que tu avais ce fardeau ?

— En lisant ce livre que je tiens dans ma main.

— Je le pensais. Tu as fait comme certains esprits faibles qui, s'étant préoccupés de choses trop difficiles à comprendre pour eux, sont tombés dans les mêmes difficultés que toi. Ces idées les ont rendus misanthropes — je m'aperçois que tu le deviens déjà — et ils se sont lancés dans des entreprises impossibles, pour obtenir je ne sais quoi.

— Mais moi, je sais ce que je désire obtenir, objecta Chrétien ; c'est la délivrance du fardeau qui m'accable !

— Mais pourquoi choisirais-tu cette route pour être délivré, puisque tant de dangers t'y attendent ? Si tu avais la patience de m'écouter, je pourrais te donner le moyen de satisfaire tes désirs sans t'exposer à tant de périls. Le remède est à ta portée. J'ajoute même, qu'au lieu du danger, tu trouveras la sécurité, l'amitié et le contentement.

— Je vous en prie, dit Chrétien, révélez-moi ce secret.

— Eh bien, dans le village que tu vois là-bas, et qui se nomme la Morale, habite un gentilhomme dont le nom est la Loi. C'est un homme très considéré, qui a la réputation de pouvoir délivrer ceux qui sont chargés de fardeaux ; il a même le moyen de guérir ceux dont l'esprit a été atteint par les souffrances que ces fardeaux procurent. Je te conseille de te rendre immédiatement vers lui. Sa maison n'est pas très éloignée d'ici. S'il est absent à ton arrivée, son fils Civilité, qui est un charmant jeune homme, pourra t'aider aussi bien que le père. Là, je te le répète, tu seras délivré de ton fardeau. Et si tu n'as pas l'intention de retourner ensuite dans ta maison — ce que je ne te conseille pas, du reste, — tu pourras faire venir auprès de toi ta femme et tes enfants. Il y a beaucoup de maisons à louer à des prix très abordables ; tu pourras te procurer une nourriture excellente et peu coûteuse, et ce qui te rendra la vie encore plus agréable, c'est que tu seras entouré de voisins honnêtes qui t'estimeront.

Chrétien réfléchit un moment, puis il se décida à accepter cette proposition.

Si ce que ce gentilhomme dit est vrai, pensa-t-il, je n'ai rien de mieux à faire qu'à suivre son conseil.

— Quel chemin dois-je prendre pour me rendre chez cet honnête homme ? demanda-t-il à Sage-Mondain.

— Vois-tu cette montagne assez haute ?

— Oui, très bien, répondit Chrétien.

— C'est là que tu dois aller ; la première maison que tu rencontreras est la sienne.

Chrétien se dirigea donc vers la demeure de seigneur la Loi, espérant y trouver le secours dont il avait un si grand besoin. Mais quand il fut arrivé au pied de la montagne, elle lui parut si haute, et le côté qui le regardait surplombait tellement la route, qu'il craignit qu'elle ne lui tombât sur la tête. Il n'osait avancer, et son fardeau lui paraissait encore plus lourd que lorsqu'il marchait.

Des flammes de feu sortaient de la montagne ; Chrétien craignait d'être atteint et il tremblait de frayeur.

Alors, il commença à regretter d'avoir écouté le conseil de Sage-Mondain.

A ce moment, il vit Evangéliste s'avancer vers lui, et la rougeur de la honte lui monta au front.

S'étant approché de plus près, et le regardant avec indignation, Evangéliste lui dit d'un ton sévère :

— Que fais-tu ici ?

A cette question, Chrétien ne sut que répondre.

— N'es-tu pas l'homme que j'ai rencontré se lamentant sous les murs de la ville de Destruction ?

— Oui, c'est bien moi.

— Ne t'ai-je pas montré le chemin qui conduit à la porte étroite ?

— Oui, Monsieur.

— Comment se fait-il que tu t'en sois si vite détourné ? Car tu es maintenant tout à fait hors du bon chemin.

— Aussitôt sorti du bourbier du Découragement, j'ai rencontré un homme qui m'a persuadé d'aller dans un village que je voyais devant moi, et où je trouverais quelqu'un qui me délivrerait de mon fardeau.

— Qui était cet homme ?

— Il avait l'air d'un gentilhomme, et il me pressa tellement que je cédai. Je vins donc ici, mais quand je vis cette montagne surplombant le chemin, je fus effrayé et je m'arrêtai, car je craignis qu'elle ne me tombât sur la tête.

— Que t'a dit cet homme ?

— Il m'a demandé si j'avais une famille. Oui, ai-je répondu, mais je suis tellement accablé par mon fardeau que je ne puis en jouir comme auparavant.

— Et qu'a-t-il ajouté ?

— Il m'a engagé à me débarrasser de mon fardeau. C'est mon plus grand désir, ai-je répondu, et je me dirige justement vers la porte étroite pour y recevoir des instructions qui me permettront d'atteindre la place de la Délivrance.

Alors, il voulut m'enseigner un chemin meilleur et plus court, conduisant à la maison d'un homme capable d'enlever les fardeaux. Je le crus, et quittai le chemin que vous m'aviez montré pour prendre celui-ci, afin d'être délivré plus vite. Mais quand je suis arrivé en ce lieu, et que j'ai vu les choses comme elles sont, je me suis arrêté tout effrayé, et maintenant je ne sais que faire. Evangéliste lui dit alors :

— Arrête-toi un instant, pour que je puisse mettre sous tes yeux la Parole de Dieu.

Chrétien se tint debout devant lui, tout tremblant. Evangéliste continuant, lui dit : « Gardez-vous de refuser d'entendre celui qui parle ; car si ceux-là n'ont pas échappé qui refusèrent d'entendre celui qui publiait des oracles sur la terre, combien moins échapperons-nous, si nous nous détournons de celui qui parle du haut des cieux ! » (Hébreux 12.25) il lui dit encore : « Le juste vivra par la foi ; mais s'il se retire, mon âme ne prend pas plaisir en lui. » (Hébreux 10.38)

Puis il ajouta : Tu es l'homme qui court au-devant de cette ruine ! Tu as commencé par rejeter le conseil du Très-Haut ; puis tu as retiré tes pieds du sentier de la paix, au péril de ton âme.

Alors Chrétien tomba comme mort à ses pieds en s'écriant :

— Malheur à moi ! je suis perdu !

Mais Evangéliste le prit par la main droite en lui disant :

— Tout péché et tout blasphème sera pardonné aux hommes. » (Matthieu 12.31) « Ne sois pas incrédule, mais crois. » (Jean 20.27)

Ces paroles relevèrent le courage de Chrétien. Se levant, il se tint tout tremblant devant Evangéliste, qui continua à lui parler.

— Ecoute avec plus d'attention ce que je te dis. Je te ferai connaître en quoi tu t'es trompé, et quel est l'homme qui t'a envoyé ici. C'est un sage selon le monde, comme son nom l'indique ; il ne s'occupe que des choses de ce monde ; (1 Jean 4.5) c'est pourquoi il va à l'église dans le village de la Morale. Il aime les doctrines que l'on y prêche et qui le dispensent de la croix.

Parce qu'il est charnel, il cherche à pervertir mes voies, quoiqu'elles soient droites.

Tu dois rejeter et détester le conseil qu'il t'a donné pour trois raisons.

Premièrement, parce qu'il t'a détourné du bon chemin, et que tu y as consenti. En le faisant, tu as rejeté le conseil de Dieu pour suivre celui d'un Sage-Mondain. Le Seigneur a dit : « Efforcez-vous d'entrer par la porte étroite; » (Luc 13.24) c'est vers cette porte que je t'envoyais, car : « la porte étroite et le chemin étroit mènent à la vie, et il y en a peu qui les trouvent. » (Matthieu 7.13,14) C'est de cette porte, et du chemin qui y conduit que cet homme pervers t'a détourné pour t'amener presque jusqu'au seuil de la destruction. Tu dois donc haïr sa séduction et l'acquiescement que tu y as donné.

Deuxièmement, tu dois aussi haïr la manière dont il a cherché à te rendre odieuse la croix que tu dois cependant préférer à tous les trésors de l'Egypte. (Hébreux 11.25,26) D'ailleurs, le Roi de gloire t'a dit que : « celui qui voudra sauver sa vie, la perdra » (Marc 8.34,35) et que celui qui le suit, et ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères et ses sœurs, et même sa propre vie, ne peut être son disciple. » (Luc 14.26. Jean 12.25. Matthieu 10.37,39) C'est pourquoi je te dis que si quelqu'un cherche à te persuader que tu trouveras la mort là où en réalité tu trouveras la vie éternelle, tu dois rejeter et détester une semblable doctrine.

Troisièmement, tu dois encore détester sa manière de t'entraîner sur le chemin qui conduit à la mort. L'homme auprès duquel il t'a envoyé est incapable de te délivrer de ton fardeau. Son nom est la Loi ; c'est le fils d'une esclave ; (Galates 4.26,27) il est mystérieusement représenté par la montagne du Sinaï, dont tu as eu une si grande frayeur. Or si la mère est esclave, ainsi que tous ses enfants, comment pourraient-ils t'affranchir ? La Loi est donc incapable de te délivrer de ton fardeau. Aucun homme n'a jamais été justifié par les œuvres de la Loi ; (Romains 3.30) c'est pourquoi le Sage-Mondain est un trompeur, ainsi que son ami la Loi. Son fils Civilité n'est qu'un hypocrite, malgré son air honnête, et il ne peut t'aider. Crois-moi, cet homme stupide n'a pas eu d'autre dessein que de te détourner de ton salut, et de te faire sortir du chemin dans lequel je t'avais introduit.

Ayant dit cela, Evangéliste éleva la voix et prit le ciel à témoin de la vérité de tout ce qu'il avançait. Soudain, de la montagne sur laquelle Chrétien se tenait, sortit une flamme de feu qui fit hérisser ses cheveux, et une voix prononça ces paroles : « Tous ceux qui s'attachent aux œuvres de la loi sont sous la malédiction, car il est écrit : Maudit soit quiconque n'observe pas tout ce qui est écrit dans le livre de la loi, et ne le met pas en pratique. » (Galates 3.10)

Chrétien crut qu'il allait mourir, et se mit à pousser des cris lamentables, maudissant le jour où il avait rencontré Sage-Mondain, et se traitant d'insensé pour avoir écouté et suivi son conseil. Il était honteux de penser que les arguments de cet homme, qui ne provenaient cependant que de la chair, avaient eu assez d'influence sur lui pour le faire sortir du droit chemin. Il se tourna alors vers Evangéliste et lui demanda :

— Qu'en pensez-vous ? Y a-t-il encore quelque espoir que je puisse retourner sur mes pas et me diriger de nouveau vers la porte étroite ? Serai-je rejeté à cause de ma faute, et renvoyé couvert de honte ? Je suis bien fâché d'avoir écouté le conseil de cet homme ; mon péché pourra-t-il être pardonné ?

Evangéliste lui répondit :

— Ton péché est grand, car tu as commis deux erreurs : tu as abandonné le bon chemin, et tu es entré dans une voie défendue. Cependant, l'homme qui se tient à la porte étroite te recevra encore, car il est plein de bienveillance pour tous les hommes. Seulement, prends bien garde, de ne plus te détourner, de peur que « tu ne périsses dans ta voie, car la colère du Roi est prompte à s'enflammer. » (Psaumes 2.12)

Chrétien se disposa à retourner sur ses pas, et Evangéliste, après l'avoir embrassé, le regarda en souriant et lui souhaita un heureux voyage.

Le Pèlerin se mit alors à courir, et ne s'arrêta pas pour parler à ceux qu'il rencontrait. Il se hâtait ; comme quelqu'un qui se trouverait sur un terrain défendu, et il ne se crut point en sûreté jusqu'à ce qu'il fût rentré dans le chemin qu'il avait quitté pour suivre le conseil de Sage-Mondain.

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