Institution de la Religion Chrétienne

Introduction de l’édition
Joannis Calvini Opera
(Baum, Cunitz, Reuss)

II.
De l’origine de l’Institution Chrétienne.

L’Institution chrétienne de Calvin est un ouvrage d’une si haute importance, non seulement pour la théologie de l’école, mais encore pour l’histoire de l’Église, que le désir d’en connaître les origines d’une manière tant soit peu précise, se justifiera très facilement et ne saurait être taxé de vaine curiosité. Ce n’était pas, en général, des préoccupations purement littéraires et scientifiques qui mettaient la plume à la main des grands hommes de la Réforme, quand ils allaient écrire ces pages monumentales qui marquent les stations de la route qui les conduisait au but. C’étaient plus souvent de leur part de véritables actes de courage et de nécessité, inspirés par le dévouement à une cause sacrée, impérieusement commandés par les circonstances et par l’immense responsabilité qu’ils avaient assumée. Ils étaient souvent eux-mêmes loin d’en prévoir toute la portée. Souvent aussi, en travaillant à l’instruction d’un public avide de savoir, ils faisaient leur éducation propre, ils apprenaient à façonner leurs idées, ils arrivaient à y mettre de l’ordre et de la clarté, ils épuraient leurs principes, ils complétaient leurs moyens d’attaque et de défense. Le chef-d’œuvre de Calvin offre à cet égard un intérêt tout particulier. Nous avons fait voir dans les précédents volumes combien de fois il a été remanié, comment à chaque remaniement il s’est enrichi et transformé, comment, de petite ébauche qu’il avait été d’abord, il a fini par devenir un gros volume, comment l’esquisse toute populaire se changea en savant système, et pourtant, à travers toutes ces métamorphoses qui ne laissèrent pas une seule page absolument intacte, l’idée, la conception théologique est restée la même, les principes n’ont pas varié. Vainement les adversaires, aux yeux desquels le changement était par lui-même la plus grave erreur, se sont-ils efforcés de découvrir des variations dans la doctrine enseignée dans ce livre. Calvin a ajouté, développé, précisé, il n’a rien retranché ni rétracté. Et c’était avant d’avoir accompli sa vingt-sixième année qu’il se trouvait en pleine possession de toutes les vérités génératrices de sa théologie, et jamais après, durant une vie de méditation et de travail d’esprit incessant, il n’a trouvé dans son œuvre, ni des principes à renier, ni des éléments à changer foncièrement. Qu’on serait heureux si l’on pouvait suivre cet homme à travers les années où se préparait sa maturité, si l’on pouvait assister comme spectateur aux phases de son développement !

Malheureusement nous ne sommes pas trop bien renseignés, ni sur l’époque précise de la conversion de Calvin, ni sur l’origine première de son Institution. Ce qu’il y a de certain, c’est que dans son premier ouvrage, qu’il publia au mois d’Avril 1532, à l’âge de près de vingt-trois ans, il n’y a pas encore la moindre trace des principes mis en avant par la Réforme. C’était un commentaire philologique et philosophique sur le livre de Sénèque de la Clémence, ouvrage dans lequel, du reste, le jeune auteur faisait preuve d’un grand talent d’analyse et d’exposition.

Il en est déjà tout autrement de sa seconde publication, qui date de 1534, et qui est intitulée : Psychopannychie ou traicté contre ceux qui pensent que les âmes dorment jusqu’au dernier iugement. Ici nous nous trouvons en face d’un homme entièrement décidé à l’égard des principes fondamentaux de sa foi, d’un écrivain ayant à sa disposition le trésor des saintes Écritures, en un mot d’un théologien évangélique qui ne combat plus autrement qu’avec les armes de la parole de Dieu. Et si l’on doit reconnaître que ce théologien n’était point encore arrivé à sa maturité scientifique, en tout cas sa conversion était consommée à cette époque. Nous savons même qu’on commençait à le rechercher, à le consulter sur les grandes questions qui agitaient alors tous les esprits éclairés, et qui remuaient même les masses surtout à Paris et dans les autres villes universitaires. On peut ainsi être amené à supposer qu’un esprit positif et systématique comme celui de Calvin ait songé dès lors à satisfaire à la fois les besoins de sa propre intelligence et le désir de ses amis ou disciples, en rédigeant dans un ordre convenable les notions principales de la doctrine chrétienne, telle qu’il l’avait puisée, soit dans les textes sacrés, soit dans les écrits des premiers réformateurs. Cependant ce ne serait là qu’une conjecture, laquelle, pour avoir quelque valeur historique, devrait pouvoir s’appuyer sur des preuves et des témoignages plus directs.

Or il y a un auteur, un seul, qui affirme que Calvin s’était mis à rédiger les principaux chapitres de son Institution, avant son départ de France. Mais c’est un écrivain suspect à la critique, pour plus d’une raison. Car il a écrit bien longtemps après l’époque dont il s’agit ici et ses jugements lui sont partout dictés par l’esprit de parti et le fanatisme religieux. Cet auteur, c’est Florimond de Raemond, conseiller au parlement de Bordeaux, qui vivait vers la fin du seizième siècle et au commencement du dix-septième. Dans son Histoire de la Naissance Progrez et Décadence de l’Hérésie de ce siècle (Livre VII. ch. 9) il raconte que Calvin quitta Paris à cause des persécutions et alla faire un séjour de trois ans à Angoulême, chez le chanoine Louis du Tillet, curé de Claix près de cette ville. C’était le frère de l’évêque de Meaux et de Jean du Tillet, greffier du parlement de Paris. C’est à ce séjour d’Angoulême que se rattacherait l’origine de l’ouvrage qui nous occupe. Mais voici le texte même de notre auteur :

« Angoulesme fut la forge où ce nouveau Vulcan bastit sus l’enclume les estranges opinions qu’il a depuis publiées : car c’est là où il ourdit premièrement, pour surprendre la chrestienté, la toile de son Institution qu’on peut appeller l’Alcoran ou plustost le Talmud de l’Heresie, estant un ramas de toutes les erreurs quasi du passé, et qui seront, ce croy-ie, à l’ad venir… On l’appelloit ordinairement le Grec de Claix, du nom de son maistre le curé de Claix, parce qu’il faisoit à tout coup parade de son grec, encor qu’il n’y entendoit pas lors beaucoup… Ce Grec de Claix donc, en bonne estime et réputation, aimé de tous ceux qui aimoient les lettres, parmi ses discours enfiloit des propos de la religion, laschoit tousiours quelque mot picquant contre l’authorité et les traditions de l’Eglise. Il fut bien tost appuyé de plusieurs personnes d’authorité, mesme d’Anthoine Chaillou, Prieur de Bouteville, qu’on appella depuis le Pape des Luthériens, et de l’Abbé de Bassac, tous deux hommes de lettres, curieux de ramasser tous les bons livres qui se pouvoient recouvrer, et du Sieur de Torsac, frère du Président la Place, historien depuis du Calvinisme. Calvin estoit souvent avec ces deux où du Tillet se trouvoit aussi. Leur rendez-vous estoit en une maison hors la ville d’Angoulesme, nommée Girac, où ce Prieur de Bouteville faisoit son ordinaire demeure. Là il les entretenoit des desseins de son Institution, leur faisant ouverture de tous les secrets de sa théologie, lisoit des chapitres de son livre à mesure qu’il les composent, si assidu après ce travail que souvent il passoit les nuicts entières sans dormir et les iours sans manger. Ie prens plaisir de suivre sur ces voyes et pas à pas cet homme fatal à nostre France, et toucher toutes les mesmes particularitez de sa nourriture, parce que personne ne l’a escrit. Et comme i’ay prins la peine de m’en informer au vray, ie ne plains ma peine de l’escrire » (page 883 et suiv. de l’éd. de 1623).

Nous avons tenu à mettre en entier sous les yeux de nos lecteurs ce passage relatif à l’origine de l’Institution de Calvin, parce que Raemond est le premier auteur qui en parle et que Maimbourg, Varillas et presque tous les modernes l’ont suivi. On peut élever des doutes sur la durée du séjour de Calvin chez Louis du Tillet ; mais autrement le récit qu’on vient de lire ne porte point en lui-même ce cachet d’invraisemblance, dont sont marquées bien d’autres pages de cette Histoire de l’Hérésie. L’auteur dit avoir été aux informations. Bordeaux n’est pas trop éloigné d’Angoulême pour qu’un Conseiller de parlement n’ait pu faire lui-même, ou faire faire par d’autres des recherches sur les lieux et auprès de la famille des du Tillet, malgré les soixante ou soixante-dix ans qui le séparaient des faits qu’il raconte. D’un autre côté il y a dans le texte même du morceau que nous venons de transcrire, un mot qui nous fait concevoir des doutes sur l’exactitude des renseignements recueillis ou fournis par Raemond. Quand il dit que Calvin lisait à ses amis des chapitres de son livre, à mesure qu’il les composait, il nous semble avoir eu en vue l’ouvrage tel qu’il existait de son temps, composé de quatre-vingts chapitres ; tandis que la première édition, la seule qui doive nous donner la mesure de ce qui pourrait avoir été rédigé et lu à Angoulême, n’en contient que six. L’imagination de l’historien pourrait donc bien avoir eu sa part dans cette relation.

Puis il faut bien reconnaître aussi que Calvin lui-même, dans la préface placée en tête de son Commentaire sur les Psaumes, où il touche quelques points de sa vie, ne dit rien d’un travail pareil commencé ou terminé en Saintonge. Il n’en est pas question davantage dans la biographie de Calvin écrite par son disciple et collègue Théodore de Bèze. Ce dernier ne parle que de quelques exhortations ou homélies composées par Calvin à l’usage des vicaires employés par ses amis. Il est vrai que l’un et l’autre parlent de la publication de l’Institution dans des termes qui pourraient sembler prouver que le manuscrit existait déjà lors de l’arrivée de son auteur à Bâle. En effet ce dernier, après avoir parlé des persécutions suscitées aux fidèles de France et des calomnies dont ils étaient l’objet, ajoute ces mots : Haec mihi edendae Institutionis causa fuit. De Bèze s’exprime à peu près dans les mêmes termes : Hoc vero dedecus (les accusations calomnieuses) verae religioni inustum non ferens Calvinus eius edendi libri occasionem arripuit. On pourrait se croire autorisé à insister ici sur le choix du verbe edere (au lieu de conscribere ou de quelque chose de semblable) et dire que, si l’Institution avait été composée à Bâle, et tout récemment, ni Calvin ni de Bèze ne se serait contenté de parler simplement de sa publication.

Mais nous avons un témoignage plus direct, et émanant de Calvin lui-même, qui nous semble prouver jusqu’à l’évidence que la rédaction du corps de l’ouvrage est antérieure au séjour de l’auteur à Bâle. Ce témoignage se trouve dans les premières lignes de la dédicace adressée au roi François premier, et écrite très certainement dans cette ville. « Au commencement que ie m’appliquay à escrire ce present livre, ie ne pensoye rien moins, Sire, que d’escrire choses qui feussent presentées à vostre Maiesté : seulement mon propos estoit d’enseigner quelques rudimens par lesquelz ceux qui seroyent touchez d’aucune bonne affection de Dieu feussent instruictz à la vraye piété. Et principalement ie vouloye par ce mien labeur servir à nos François, desquels i’en voyoye plusieurs avoir faim et soif de Iesus Christ et bien peu qui en eussent receu droicte cognoissance. Laquelle mienne délibération on pourra facilement apercevoir du livre en tant que ie l’ay accommodé à la plus simple forme d’enseigner qu’il m’ha esté possible. » Ces paroles écrites au mois d’août 1535 ne peuvent pas, ce nous semble, se rapporter à une rédaction récente, et procédant immédiatement celle de la dédicace. Comme Calvin, dans sa préface du Commentaire sur les Psaumes, déclare en termes formels qu’il a publié son Institution pour détruire à l’étranger, et surtout en Allemagne, les calomnies répandues par les agents du roi, au sujet des doctrines professées par les réformés, et que dans son Epistre au Roi il dit : par ce mien labeur ie vouloye servir à nos François, ces deux textes, ou bien se contredisent, ou bien, par la combinaison la plus simple et la plus naturelle, ils nous permettront de penser que Calvin a voulu dire ceci : Lorsque j’entrepris la rédaction de ce livre, je n’avais en vue que l’instruction de ceux de mes compatriotes qui avaient quelque goût pour l’évangile : mais aujourd’hui mon but, en le publiant et en le dédiant à V. M., est encore un autre, celui d’éclairer le roi sur les véritables tendances d’une partie de ses sujets, indignement calomniés par leurs adversaires.

Il nous semble donc démontré que la première ébauche ou rédaction de l’Institution a dû être faite en Franco, mais que l’opportunité et la nécessité de la publication ne se sont présentées à Calvin qu’à l’époque de son séjour à Bâle. Cette manière de comprendre les origines du livre n’exclut pas la possibilité et même la probabilité d’un remaniement, d’une révision du texte, au moment de la publication, tout en permettant de supposer que l’ouvrage avait été conçu, préparé, rédigé même avant la retraite de l’auteur en Allemagne. La préface seule serait alors tout-à-fait nouvelle.

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