Institution de la Religion Chrétienne

Introduction de l’édition
Joannis Calvini Opera
(Baum, Cunitz, Reuss)

VI.
Du rapport de la traduction française avec l’original latin.

L’opinion du public lettré en France, et même celle des savants, est généralement favorable à Calvin, quand il s’agit de le juger comme écrivain national, comme auteur français. Des voix beaucoup plus autorisées que la nôtre se sont exprimées à cet égard avec une conviction qui doit surtout être facilement partagée par des protestants. Nous aurons peut-être quelque peine à faire accepter les réserves que nous a suggérées, à ce sujet, une lecture très assidue de l’Institution. Il est vrai que nous n’entendons pas la juger, quant au style, d’une manière absolue, ou au point de vue de la littérature moderne. Elle doit être mise en regard des productions contemporaines. Et ici elle soutiendra la comparaison avec les œuvres de plus d’un écrivain célèbre, de Montaigne par exemple. Si les allures libres et naturelles des historiens protestants du seizième siècle se distinguent fort à leur avantage des tournures souvent lourdes et embarrassées de notre théologien, il faut, pour être juste, tenir compte à ce dernier de la matière qu’il avait à traiter dans son ouvrage, et pour laquelle les termes techniques, disons mieux, la langue elle-même était encore à créer. Jusque là aucun ouvrage de ce genre (à l’exception du petit traité de Farel dont nous avons parlé) n’avait encore paru en langue française ; et bien que depuis des siècles, dans les pays où on la parlait, les savants se fussent exercés aux études abstraites, et à toutes les subtilités de la dialectique des écoles du moyen âge, jamais encore l’idiome national n’avait été mis en contact avec la spéculation théologique. Mais ce n’est pas tout. Pour écrire en français, à cette époque, sur des sujets savants, il fallait encore un certain courage d’abnégation. On avait à lutter non seulement contre des habitudes séculaires, mais encore contre cet engouement, d’origine plus récente, pour les langues anciennes et pour l’élégance du style cicéronien. La langue française se trouvait encore à l’état de jeunesse inculte, et la cour de François Ier commençait à peine à la polir, à faire son éducation. Écoutons à ce sujet un contemporain, un parent et collaborateur de Calvin dans l’œuvre de la réforme française. Pierre Robert Olivetan, le traducteur de la Bible, avait appris, par le travail même qui a illustré son nom, à connaître les difficultés que l’usage du français présentait alors aux écrivains théologiques. Il s’en explique d’une manière aussi franche qu’instructive dans son Apologie, placée en tête de sa Bible, et adressée à ses trois amis Hilerme Cusemeth, Cephas Chlorotes et Antoine Almeutes (c’est à dire Guillaume Farel, Pierre Viret et Antoine Saulnier). Nous ne pouvons nous refuser le plaisir de mettre sous les yeux de nos lecteurs un fragment de cette pièce, relatif à l’usage qu’il a dû se permettre de « termes estranges et non usités. » « Touchant daucuns termes et mots francoys, dit-il, vray est quen avons use, mais comme le peuple : iasoit que point ne soyent aucunesfoys gueres propres. Et ce est advenu en la langue francoyse, par faulte de entendre souvent lescripture saincte, et la vraye propriété et signification du mot Latin : car auiourdhuy pour la plus part le Francoys est mesle de Latin et souvent de motz corrompus : dont maintenant nous est difficile les restituer et trouver. Ainsi donc par faulte dautres termes avons este contreindz de user des presens, en nous accommodant a nostre temps et comme parlant barbare avec les barbares. Au surplus ay estudie tant quil ma este possible de madonner a ung commun patoys et plat langaige, fuyant toute affecterie de termes sauvaiges emmasquez et non accoustumes, lesquels sont escorches du Latin. Toutesfoys que a suyvre la propriété de la langue Francoyse, elle est si diverse en soy selon les pays et régions, voire selon les villes dung mesme diocese, quil est bien difficile de pouvoir satisfaire à toutes aureilles et de parler à tous intelligiblement. Car nous voyons que ce qui plaid à lung, il desplaict à lautre : lung affecte une diction, lautre la reiecte et ne lapprouve pas. Le Francoys parle ainsi, le Picquard autrement, le Bourguignon, le Normand, le Prouenceal, le Gascon, le Languedoc, le Limosin, Lauvergnac, le Savoysien, le Lorrain, tous ont chascun sa particulière façon de parler, différentes les unes aux autres. Laquelle variété a este bien congneue, déclarée et remonstree par deux scavans personnages de nostre temps : ascavoir Jacobus Sylvius et Carolus Bouillus, mesmement quand ledit Bouillus il vient à traider de Ita et Non. Donc si en ce petit mot : Ouy, qui nest que dune syllabe y a tant de diversité de voix, combien plus peult on estimer quil en y ait aux autres dictions et façons de parler ? »

Ces paroles furent écrites en 1535 et elles sont de nature à intéresser encore le lecteur d’aujourd’hui, comme le témoignage peu ou point connu d’un juge compétent, sur l’état de la langue française à son époque. Le monde savant se souciait fort peu de parler barbare avec les barbares, et croyait déroger à sa dignité et à celle de la science en s’abaissant jusque là. Mais les réformateurs avaient des motifs très puissants pour écrire dans la langue du peuple, ou pour faire du moins traduire leurs ouvrages, destinés à défendre la cause qu’ils avaient embrassée. Si l’on ne pouvait gagner les érudits et les gens de lettres qu’en leur parlant le langage qui leur était le plus familier, il fallait un autre moyen pour atteindre les masses, pour s’attacher la bourgeoisie déjà animée du désir de s’éclairer, pour satisfaire les besoins religieux que la société contemporaine commençait à sentir de plus en plus généralement pour arriver à cette fin les réformateurs choisirent le moyen à la fois le plus sûr et le plus légitime : l’instruction par la parole vivante et la parole écrite en langue vulgaire. Par là ils sont devenus, sans la moindre préoccupation purement littéraire, les pères et créateurs du langage moderne, dans tous les pays où la réforme religieuse a pris racine. C’était une tâche aussi rude qu’utile et glorieuse. Olivetan, Farel, Viret et surtout Calvin en ont pris leur bonne part et s’en sont heureusement acquittés. Ce dernier surtout est regardé ajuste titre comme l’un des meilleurs écrivains français de son siècle, et son Institution comme un des plus grands monuments de la prose nationale de cette époque. En s’imposant un travail aussi fastidieux qu’est la traduction d’un ouvrage qu’on a commencé par écrire dans une autre langue, et en rédigeant immédiatement en français d’autres ouvrages, Calvin exerça une influence également puissante et salutaire, non seulement sur les convictions religieuses d’un nombre immense de ses compatriotes, mais encore sur les formes du langage dont les pasteurs surtout, ses contemporains et ses successeurs, avaient à se servir.

L’importance d’un pareil ouvrage nous a imposé le devoir de nous charger d’un travail préparatoire aussi peu attrayant que difficile. Ayant réussi à nous entourer de toutes les éditions publiées du vivant de l’auteur, nous les avons minutieusement comparées entre elles et avec les textes originaux correspondants. Ce travail nous a fait faire des découvertes assez importantes sur la nature de la traduction, sur ses rapports avec le texte latin, sur le degré de fidélité qu’on peut lui reconnaître, enfin sur la part même que Calvin peut y avoir prise. Nous avons reconnu qu’on ne peut attribuer à l’auteur lui-même, avec une entière certitude, que la première rédaction du texte français, tel qu’il parut en 1541 ; peut-être encore, le remaniement remarquable et tout exceptionnel des premiers chapitres de la dernière rédaction publiée en 1560, En effet il ne peut y avoir de doute à l’égard de la première édition, puisque Calvin en fait la déclaration expresse à deux reprises différentes, sur le titre et dans la préface. Les mêmes raisons décideront la chose à l’égard des éditions subséquentes, lesquelles, à quelques additions près, reproduisent le texte primitif. Il en est autrement de la dernière recension qui s’annonce elle-même (dans les exemplaires des deux langues) comme augmentée de tel accroissement qu’on la peut presque estimer un livre nouveau. A en juger par le commencement de ce texte définitif il paraît que l’auteur a voulu donner lui-même une traduction entièrement refondue. Car ce commencement ne correspond avec aucune des traductions antérieures, pas même dans les parties ou phrases qui n’ont point été changées dans l’original. Aussi avons-nous cru devoir faire imprimer les deux textes de cette partie de l’ouvrage. Cet essai d’une traduction nouvelle s’arrête au septième chapitre du premier livre. Tout le reste se compose de fragments de l’ancienne traduction, là où le texte latin est resté le même (quoique dans ce cas aussi il y ait des changements assez fréquents), et d’une traduction nouvelle des additions complémentaires qui forment presque la moitié du texte actuel. Or c’est cette partie très notable de la traduction que nous ne saurions attribuer à la plume de Calvin. Il est même peu probable qu’il ait seulement revu les épreuves. Car non seulement nous avons rencontré un grand nombre d’inexactitudes, d’omissions, d’additions oiseuses et embarrassantes, mais encore des passages où il est évident que le traducteur n’a pas même compris le texte latin. Un simple coup d’œil sur les notes critiques que nous avons jointes à notre texte convaincra le lecteur de la justesse de notre assertion.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce sera donc un fait désormais établi que la traduction française de l’Institution, dans sa forme définitive et reçue, en exceptant les parties conservées de l’ancienne rédaction, a été rédigée avec une certaine incurie, par des mains moins habiles et sans le contrôle de l’auteur. Ce fait nous expliquera mieux encore la différence déjà signalée entre l’original et la traduction. Le premier est, pour le style, un chef-d’œuvre de simplicité, d’élégance, de concision et de mâle vigueur. Ces mêmes qualités ne se retrouvent qu’à un faible degré dans la rédaction française et seulement dans les chapitres qui traitent des sujets populaires de religion et de morale. Bien souvent, dans les autres, pour comprendre la phrase française, il faut avoir recours au latin, et rien qu’en comptant les pages des deux textes, on peut mesurer la distance qui les sépare et apprécier la différence entre la clarté serrée de l’un et la prolixité obscure de l’autre. C’est au premier seul que Calvin a imprimé le cachet de son génie ; le second, inspiré d’abord par le sentiment du devoir, n’a jamais été à ses yeux qu’une œuvre en sous-ordre, à l’égard de laquelle il renonça bientôt à ses droits d’auteur.

Hâtons-nous cependant d’ajouter que nous sommes bien loin de méconnaître la valeur propre de cette traduction même dans sa dernière forme. On ne saurait nier qu’en bien des endroits la version de 1560 est positivement meilleure que celle de 1541. Et si nous comparons l’ouvrage en général aux autres productions littéraires du temps, qui ont quelque analogie avec lui, nous en constatons facilement les qualités supérieures. C’était le premier essai, aussi heureux que courageux, de faire parler science et théologie à la langue des Joinville, des Monstrelet et des Clément Marot Si nous avons été obligés de faire nos réserves à l’égard d’un préjugé reçu comme un axiome dans le monde littéraire, ce n’est certes pas un sentiment antipathique à Calvin même qui a inspiré notre critique. Nous croyons au contraire que sa gloire ne perdra rien à ce que la vérité soit mieux connue et qu’on lui fait plus d’honneur en le lisant et en l’étudiant à fond, qu’en l’admirant sur la foi de la tradition.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant