Institution de la Religion Chrétienne

Introduction de l’édition Meyrueis
(1859)

I.

En 1535, Calvin était réfugié à Bâle, la cité des paisibles et savantes études, où déjà resplendissait la pure lumière de l’Evangile. Né en 1509, le futur Réformateur, dont le nom va échapper sans qu’il le veuille à l’obscurité qu’il recherchait, était âgé de vingt-six ans. Plus de la moitié de ces années avait été consacrée par lui à acquérir d’abord une solide instruction, puis une science profonde et variée. Il avait étudié le droit sous les docteurs les plus renommés de l’époque, et depuis quelques années il se livrait tout entier et avec l’ardeur de son caractère à l’étude de la théologie. Ce n’est point avant tout en vue d’une profession qu’il s’adonnait à cette science, c’était par goût, ou plutôt par le besoin de son âme altérée de vérité. L’abandon du droit pour la théologie avait coïncidé chez lui avec la première aurore de la lumière divine, se faisant jour dans son cœur. Très attaché au catholicisme, soumis à l’autorité d’une Eglise qu’il vénérait, il ne l’avait quittée pour embrasser l’Evangile qu’après de rudes combats qu’il nous a lui-même décrits. Deux ans s’étaient écoulés depuis que la vérité divine avait remporté dans son cœur cette victoire bénie qui décide de la vie, et que la Bible appelle la conversion.

Dès ce moment (1533), il s’était joint, à Paris, à ce petit troupeau de chrétiens persécutés qu’il consolait dans leurs souffrances, et dont il éclairait et affermissait la foi. Il ne pouvait le faire qu’au péril de sa vie, et même le moment ne tarda pas à venir où, incapable d’être utile à d’autres, il dut songer à suivre plusieurs de ses frères sur la terre d’exil. Ces luttes de sa vie ont été retracées ailleurs[a]. Rappelons seulement ici quelques-uns des événements qui ont provoqué la publication de l’Institution.

[a] Revue chrétienne, année 1857.

François Ier, monté sur le trône de Louis XII en 1515, peu avant le temps où la lumière de l’Evangile vint luire sur la France et sur l’Europe, se montra, pendant plus de quinze ans, le protecteur plutôt que l’adversaire de la Réforme. Soit par haine de ce qu’il appelait la moynerie, soit que, fort ignorant lui-même, il confondit assez longtemps le mouvement religieux de l’époque avec celui des lettres dont il se faisait gloire d’être le promoteur ; soit enfin et surtout qu’il subît volontiers l’influence aimée de sa noble et pieuse sœur, Marguerite, duchesse d’Alençon, le jeune monarque s’opposa longtemps et directement aux fureurs persécutrices de la Sorbonne et du parlement. Peut-être même y eut-il un moment plus sérieux dans cette faveur première de François. Marguerite l’espérait du moins lorsque, après la première persécution, elle parvint à rappeler auprès d’elle quelques-uns des exilés de Meaux, Michel d’Arande, Roussel, Courault, qui expliquaient les Ecritures dans des réunions religieuses ouvertes au Louvre même, et auxquelles assistait la cour. Si le jugement de la princesse n’est pas prévenu au gré de ses désirs, le roi et sa mère auraient alors manifesté la résolution de favoriser la Réforme. « Le roi et Madame ont bien délibéré de donner à connaître que la vérité de Dieu n’est point hérésie, » écrivait-elle à Briçonnet, évêque de Meaux. — Plus tard encore, en 1525, de retour de sa captivité à Madrid, le roi, touché des tendres soins que lui avait prodigués sa sœur, ne sut mieux lui témoigner sa reconnaissance qu’en mettant un terme aux supplices et en faisant vider les prisons remplies de chrétiens évangéliques, que poursuivaient la Sorbonne et le Parlement pendant l’absence du roi. Même en 1533, Marguerite avait encore la liberté d’ouvrir une salle du Louvre aux prédications de Roussel, qui voyait affluer en foule les auditeurs avides de la Parole évangélique, et qui dut chercher un local plus vaste.

Mais ce furent là les derniers moments de tolérance. François Ier était trop esclave de ses passions, sa cour trop profondément corrompue, pour qu’il ne finît pas par prendre en haine l’austérité de la doctrine évangélique, à laquelle les Réformés rendaient un éclatant témoignage par leurs enseignements et par leur vie. Entraîné d’ailleurs par les conseils d’une politique toute mondaine et pleine de mensonges, il eut, dans l’automne de l’année 1533, à Marseille, avec le pape Clément VII une entrevue solennelle, à la suite de laquelle sa conduite envers les Réformés fut totalement changée. Les prisons se rouvrirent, les bûchers se dressèrent de nouveau, et l’année suivante, une imprudence due au zèle inconsidéré de quelques adversaires ardents de la messe attira sur tous les Evangéliques la plus horrible des persécutions. Un traité violent contre « l’idolâtrie de la messe » fut répandu à profusion, placardé sur les murs de Paris et jusque dans le Louvre. François Ier, se croyant personnellement bravé, en éprouva une si violente colère, « qu’il se détermina, dit Théodore de Bèze, de tout exterminer, s’il eût été en sa puissance. » Il ordonna de saisir indifféremment tous ceux qui étaient suspects de luthérerie. Les prisons furent remplies d’hommes et de femmes de tout âge et de tout rang. On mit trois mois à préparer la vengeance. Elle fut horrible. A quoi bon décrire ici la trop fameuse procession expiatoire, qui eut lieu en janvier 1535 ? Je ne sais si les longues persécutions sous les empereurs païens offrent rien de si odieux que ce spectacle religieux où le roi, sa cour, les ambassadeurs étrangers, le peuple, par ordre de métiers, tout Paris, conduit par les prêtres murmurant leurs offices, vint repaître ses regards du supplice de chrétiens brûlés vifs, lentement, au moyen d’une machine à bascule qui les plongeait dans les flammes, les en retirait et les y replongeait, jusqu’à ce que la mort vînt terminer leurs tourments. Rien n’égala la barbarie de ce fanatisme sanglant, si ce n’est la douceur angélique, l’héroïque constance des martyrs.

Pour mettre le comble à l’odieux de ces actes, les bourreaux s’appliquèrent à calomnier publiquement les victimes. — C’est alors qu’un cri universel d’indignation et d’horreur retentit en Suisse et en Allemagne, et François Ier, le roi-chevalier, en eut honte. Ou plutôt sa politique l’obligeait à se laver de ce sang aux yeux des princes allemands qui adhéraient à la ligue de Smalkade. Il fit donc déclarer officiellement par ses ambassadeurs qu’il n’avait fait que châtier quelques anabaptistes en révolte contre son autorité, et des coupables dont les crimes méritaient le dernier supplice !

C’en était trop. Quand des hommes, esclaves de leur conscience jusqu’à la mort, donnaient leur vie pour leur Sauveur, et qu’après cela ils étaient officiellement flétris comme des malfaiteurs, il fallait que la voix de la vérité, de la justice, de l’humanité, se fit entendre au monde. — Calvin, qui apprit coup sur coup dans sa retraite de Bâle ces supplices et ces mensonges, saisit la plume. C’est à ces événements que nous devons l’Institution.

A l’âge de vingt-six ans, « sans autre mission que celle qu’il sentait en lui-même, sans autre moyen de succès que l’autorité de son talent, » remarque M. Guizot, Calvin prend la parole au milieu du trouble immense qui, surtout en cette année 1535, agitait l’Europe entière ; cette parole, il l’adresse directement au roi de France ; mais derrière ce monarque dont il avait si peu à attendre, il voit des peuples, auprès desquels il ne laissera pas calomnier sans défenseur ses frères qui meurent sur les bûchers. — Vingt, sept ans plus tard, en écrivant la préface du plus beau de ses ouvrages exégétiques, les Commentaires sur les Psaumes, Calvin nous apprend en ces mots quels étaient ses vues et son but lorsqu’il publia l’Institution : « Retiré en Allemagne, je cherchais dans quelque coin obscur ce repos qui m’avait été longtemps refusé. Mais pendant que je vivais inconnu à Bâle, les hommes pieux étaient en grand nombre brûlés en France. Le feu de leurs bûchers alluma en Allemagne une haine que l’on chercha à éteindre en répandant, par des libelles iniques et mensongers, le bruit que l’on ne traitait avec cette cruauté que des anabaptistes, des hommes turbulents, qui, par leurs délires pervers, renversaient, non-seulement la religion, mais tout l’ordre politique. A la vue de ces artifices de courtisans, au moyen desquels on prétendait, non seulement ensevelir dans l’infamie les saints martyrs et l’effusion du sang innocent, mais aussi justifier d’avance tous les carnages qu’on voudrait en faire sans miséricorde, — j’estimai que mon silence deviendrait une trahison, si je ne m’opposais de la manière la plus virile aux mensonges. Telle fut la cause pour laquelle je publiai l’Institution. Je voulais d’abord venger mes frères d’un injuste outrage (car leur mort était « précieuse devant l’Eternel ») ; puis, comme les mêmes supplices attendaient encore tant de malheureux, je voulais que les peuples étrangers fussent touchés pour eux de quelque douleur et de quelque sollicitude. »

Calvin avait donc un double but : d’abord, offrir aux croyants encore peu éclairés et peu affermis de son époque un exposé clair et succinct de la doctrine chrétienne, qui en même temps leur servît d’apologie, de confession de foi en présence des calomnies de leurs adversaires ; puis, sous la pression douloureuse des événements, adresser au roi de France cet éloquent plaidoyer qui sert de préface à son livre. L’auteur explique lui-même son premier dessein dès l’entrée de son discours à François Ier : « Au commencement que je m’appliquay à escrire ce présent livre, je ne pensoye rien moins, Sire, que d’ escrire choses qui fussent présentées à Vostre Majesté. Seulement mon propos estoit d’enseigner quelques rudimens, par lesquels ceux qui seroyent touchez d’aucune bonne affection de Dieu, fussent instruits à la vraye piété. Et principalement je vouloye par ce mien labeur servir à nos François, desquels j’en voyoye plusieurs avoir faim et soif de Jésus-Christ, et bien peu qui en eussent reçu droicte cognoissance. » — Ce premier but, nous le verrons bientôt, fut atteint au delà de toutes les prévisions de l’auteur lui-même. Quant au second, qui n’allait à rien moins qu’à convaincre le roi de France par la plus énergique protestation, il servit à l’Europe, où le plaidoyer du jeune théologien eut un immense retentissement ; mais, hélas ! pour le prince frivole et corrompu auquel il était adressé, ce fut peine perdue. Théodore de Bèze paraît croire que jamais François Ier ne daigna en prendre connaissance ! « Si ce grand prince l’eût voulu lire, s’écrie-t-il, l’Eglise romaine eût sans doute reçu une plaie mortelle. » — Ainsi ce « temps de la Visitation, » où Dieu offrait à la France et à son roi « les choses qui appartiennent à la paix, » passa méconnu ! Ah ! celui qui un jour pleura sur Jérusalem eût alors aussi pleuré sur la France et sur son avenir.

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