Institution de la Religion Chrétienne

Introduction de l’édition Meyrueis
(1859)

III.

Aussi est-il généralement reconnu, même en Allemagne, par tous les hommes compétents, que l’Institution assigne à Calvin la première place dans l’œuvre théologique du seizième siècle. Eminent comme exégète, il fut le créateur de la théologie systématique. Ceci nous paraîtra plus remarquable encore si nous nous arrêtons un moment à cette question : Quelles ressources scientifiques Calvin avait-il devant lui pour composer son ouvrage ? En d’autres termes, où en était la dogmatique avant l’Institution ? Cette question nous conduira à signaler le principe fondamental de ce livre.

Quelque définition que l’on donne de la dogmatique, il faudra toujours la considérer comme l’exposition systématique du grand fait du salut. Cette exposition repose sur le double principe objectif et subjectif du protestantisme ; car, d’une part, un fait ne s’invente pas par la spéculation, il est historiquement donné, on en examine les preuves, on le constate avant même de chercher à l’expliquer. Dans ce sens, le fait de la rédemption est tout objectif et tout divin. Mais d’autre part, ce fait n’a de valeur et de réalité pour l’homme individuel, que s’il se légitime à lui, d’abord par sa nécessité, fondée sur notre nature morale, puis par son efficacité. En d’autres termes, comme ce fait suppose le péché, il doit être démontré aussi qu’il répond aux besoins de l’homme déchu, qu’il le relève, le rend à sa destination. Dans ce sens, le fait de la rédemption est subjectif et humain. Il résulte de là, d’une part, qu’aucune exposition du salut, aucune dogmatique ne sera dans le vrai, dans la vie, à moins de partir de l’homme pour aboutir à l’homme, c’est-à-dire de suivre une méthode anthropologique ; mais d’un autre côté, puisque le fait du salut est un fait et qu’il a ses documents authentiques, les saintes Ecritures, l’étude de ces Ecritures, faite à la lumière de l’Esprit de Dieu se rendant témoignage dans la foi individuelle et dans la foi de l’Eglise, fournira seule la matière de la dogmatique. Tel est son double principe divin et humain, dont elle s’efforcera de trouver la synthèse vivante. Or avant la Réformation, cette idée de la dogmatique n’était pas même soupçonnée ; elle était impossible. D’une part, l’autorité de l’Eglise, prohibant la formation de la conviction individuelle, se substituant elle-même au fait du salut comme objet de la foi, contestant l’autorité unique des Ecritures et interdisant toute libre exégèse, fermait d’un seul coup toutes les sources de la dogmatique comme science. D’un autre côté, la scolastique appliquée à la théologie, tout occupée d’abstractions étrangères à la vie, n’abordant dans ses sententiis que les principes religieux souvent les moins essentiels au salut, jetait ces sujets (loci) en certaines rubriques sans lien entre eux et sans aucun rapport avec un principe fondamental. — On ne peut pas même dire que la Réforme, en condamnant par la voix de Luther la scolastique comme système, ait rompu dès l’abord avec elle dans l’exposition de la doctrine. Sans doute, elle était revenue aux sources fécondes de l’Evangile, à la Parole de vie, mais ses premiers essais de dogmatique, en particulier les célèbres Loci communes, sive hypotyposes de l’excellent Mélanchthon, publiés d’abord en 1521, et traduits plus tard en français par Calvin, ne se ressentent que trop encore de la manière traditionnelle. Lui-même s’excuse d’avoir suivi la voie des loci alignés à la suite les uns des autres, et il montre dès l’abord le faible de la méthode, en commençant par l’article de Deo, sans aucun lien anthropologique avec cet Auteur de toutes choses. La vraie excuse de Mélanchthon était dans le but tout pratique de son petit livre, par lequel il voulait rendre accessible à l’esprit des jeunes gens de son université les principales vérités de la foi. C’est ce qui explique, non moins que le talent et le suave esprit de l’auteur, le grand succès de son ouvrage.

De Mélanchthon à Zwingli, il y a déjà progrès notable, sous le rapport de la méthode. Le dernier, dans son livre intitulé : Commentarius de vera et falsa Religione, qui parut en 1525, abandonne tout à fait la méthode scolastique des loci, construit un système religieux qui touche à la vie par tous les points, qui embrasse la connaissance de Dieu, de l’homme, de la rédemption, de la sanctification, de l’Eglise (ch. I-XVIII), et qui traite, dans les derniers chapitres, les questions controversées. Toutefois, l’ouvrage de Zwingli ne peut point encore être considéré comme une dogmatique scientifique. « La conception en est grande, remarque le docteur Ebrard dans sa Dogmatique chrétienne (t. I, p. 61), mais nulle part ne se trouve un ensemble d’idées précises et bien définies ; tout se meut dans un courant incessant. Il y a là un trésor de pensées vraiment spéculatives, mais pas un seul dogme complètement formulé. Cet écrit est plus propre à exciter l’intérêt qu’à instruire. »

Voilà où en était la dogmatique réformée quand Calvin écrivit la sienne, qui déjà avait subi ses principales transformations lorsque parut, en 1556, l’excellent Compendium religionis christianæ, de Bullinger, en sorte que le savant pasteur de Zurich dut profiter de l’Institution, et non l’inverse. — Afin qu’on ne nous soupçonne point de surfaire les mérites de cet ouvrage, nous avons cité le jugement d’un savant étranger sur la valeur du livre de Zwingli. Par la même raison, nous laisserons un autre théologien allemand, le docteur Schenkel (Dogm. chrét., t. I, p. 65, 66), nous dire sa pensée sur le principe anthropologique de l’Institution. Cela nous paraît d’autant plus important que ce principe était alors nouveau, et que ce caractère du livre de Calvin est loin d’être encore généralement reconnu. — « Calvin, dans son Institution, ce chef-d’œuvre de la dogmatique réformée, a pour la première fois fait l’essai d’un développement complet de la vérité du salut au point de vue de la conscience humaine, et cela d’après les quatre manifestations qui doivent la déterminer : la révélation dans le Père, dans le Fils, dans le Saint-Esprit et dans la communion de l’Eglise. Il prend son point de départ dans le sentiment inné de Dieu en l’homme, et il déclare inadmissible la recherche de ce que Dieu est en soi (quid sit) ; dans son système, la question de savoir ce que Dieu est pour l’homme (qualis sit) a seule de l’importance. Et dans son étude de ce sujet il est conduit par ce principe anthropologique : Insculptum mentibus humanis esse divinitatis sensum, qui deleri nunquam potest ; inditum esse divinitus religionis sensum. — Calvin ne procède donc pas, comme on l’admet généralement, de l’absolu à ce qui est créé, mais de la conscience innée de Dieu à la science du salut, et à la consolation du salut… Ce livre déclare ouvertement la guerre au dogmatisme scolastique traditionnel, et le seul reproche que nous lui ferions à cet égard, c’est que, dans l’exécution, l’auteur ne fait point assez droit à son principe anthropologique et subjectif, mais se laisse encore imposer par le vieux système métaphysique, ne le soumet pas à une critique assez absolue, et ainsi, par égard pour les faibles, jette un pont au moyen duquel ses successeurs reviendront à l’ancien traditionalisme… Mais quand le catéchisme de Heidelberg vint, avec une entière décision, mettre dans tout son jour la méthode anthropologique subjective, ce ne fut point là, comme on l’a cru, une anomalie, mais au contraire la pleine conséquence du système réformé… Même la doctrine de l’élection, purement théologique en apparence, et qui a pu ici et là, envelopper la dogmatique dans d’insondables problèmes métaphysiques, ne doit pas nous rendre douteux le fait que le système dogmatique repose sur un fondement anthropologique. Précisément par cette doctrine le sentiment inné de Dieu nous apparaît comme d’autant plus assuré dans les profondeurs intimes de la conscience individuelle. Ce qui fait l’essence pratique de la doctrine si souvent mécomprise de l’élection, ce n’est pas que Dieu veut de toute éternité le salut du croyant, mais que le croyant s’assure par la foi la possession personnelle et consciente d’un salut éternel. » — Le docteur Ebrard fait aussi dans sa Dogmatique cette remarque : « La prédestination n’apparaît pas comme decretum Dei (dans la partie de l’Institution qui traite de Dieu), mais comme electio Dei dans celle qui s’occupe de l’appropriation du salut ; ainsi toujours selon le principe anthropologique. »

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