Institution de la Religion Chrétienne

Au Roy de France

au Roy de France très chrestien,
François, premier de ce nom, son prince et souverain seigneur,
Jehan Calvin,
paix et salut en Jésus-Christ.

Au commencement que je m’appliquay à escrire ce présent livre, je ne pensoye rien moins, Sire, que d’escrire choses qui fussent présentées à vostre Majesté : seulement mon propos estoit d’enseigner quelques rudimens, par lesquels ceux qui seroyent touchez d’aucune bonne affection de Dieu, fussent instruits à la vraye piété. Et principalement je vouloye par ce mien labeur servir à nos François : desquels j’en voyoye plusieurs avoir faim et soif de Jésus-Christ, et bien peu qui en eussent receu droicte cognoissance. Laquelle miene délibération on pourra facilement appercevoir du livre, entant que je l’ay accomodé à la plus simple forme d’enseigner qu’il m’a esté possible. Mais voyant que la fureur d’aucuns iniques s’estoit tant eslevée en vostre Royaume, qu’elle n’avoit laissé lieu aucun à toute saine doctrine, il m’a semblé estre expédient de faire servir ce présent livre, tant d’instruction à ceux que premièrement j’avoye délibéré d’enseigner, qu’aussi de confession de foy envers vous : dont vous cognoissiez quelle est la doctrine contre laquelle d’une telle rage furieusement sont enflambez ceux qui par feu et par glaive troublent aujourd’huy vostre Royaume. Car je n’auray nulle honte de confesser que j’ay yci comprins quasi une somme de ceste mesme doctrine laquelle ils estiment devoir estre punie par prison, bannissement, proscription et feu : et laquelle ils crient devoir estre deschassée hors de terre et de mer. Bien say-je de quels horribles rapports ils ont remply vos aureilles et vostre cœur, pour vous rendre nostre cause fort odieuse : mais vous avez à réputer selon vostre clémence et mansuétude, qu’il ne resteroit innocence aucune ny en dits ny en faits, s’il suffisoit d’accuser. Certainement si quelqu’un, pour esmouvoir haine à l’encontre de ceste doctrine de laquelle je me veux efforcer de vous rendre raison, vient à arguer qu’elle est desjà condamnée par un commun consentement de tous estats, qu’elle a receu en jugement plusieurs sentences contre elle, il ne dira autre chose, sinon qu’en partie elle a esté violentement abatue par la puissance et conjuration des adversaires, en partie malicieusement opprimée par leurs mensonges, tromperies, calomnies et trahisons. C’est force et violence, que cruelles sentences sont prononcées à l’encontre d’icelle devant qu’elle ait esté défendue. C’est fraude et trahison, que sans cause elle est notée de sédition et maléfice. Afin que nul ne pense que nous nous complaignons de ces choses à tort, vous-mesme nous pouvez estre tesmoin, Sire, par combien fausses calomnies elle est tous les jours diffamée envers vous : c’est asçavoir, qu’elle ne tend à autre fin, sinon que tous règnes et polices soyent ruinées, la paix soit troublée, les loix abolies, les seigneuries et possessions dissipées : brief, que toutes choses soyent renversées en confusion. Et néantmoins encores vous n’en oyez que la moindre portion. Car entre le populaire on sème contre icelle horribles rapports : lesquels s’ils estoyent véritables, à bon droict tout le monde la pourrait juger avec tous ses autheurs, digne de mille feux et mille gibets. Qui s’esmerveillera maintenant pourquoy elle est tellement haye de tout le monde, puis qu’on adjouste foy à telles et si iniques détractions ? Voylà pourquoy tous les estats d’un commun accord conspirent à condamner tant nous que nostre doctrine. Ceux qui sont constituez pour en juger, estans ravis et transportez de telle affection, prononcent pour sentence, la conception qu’ils ont apportée de leur maison : et pensent très-bien estre acquittez de leur office s’ils ne jugent personne à mort, sinon ceux qui sont, ou par leur confession, ou par certain tesmoignage, convaincus. Mais de quel crime ? De ceste doctrine damnée, disent-ils. Mais à quel tiltre est-elle damnée ? Or c’estoit le point de la défense : non pas désadvouer icelle doctrine, mais la soustenir pour vraye. Yci est osté le congé d’ouvrir la bouche. Pourtant je ne demande point sans raison, Sire, que vous vueilliez prendre la cognoissance entière de ceste cause, laquelle jusques-yci a esté démenée confusément sans nul ordre de droict : et par un ardeur impétueux, plustost que par une modération et gravité judiciaire. Et ne pensez point que je tasche à traitter yci ma défense particulière, pour impétrer retour au pays de ma naissance ; auquel combien que je porte telle affection d’humanité qu’il appartient : toutesfois comme les choses sont maintenant disposées, je ne souffre pas grand dueil d’en estre privé : mais j’entrepren la cause commune de tous les fidèles, et mesmes celle de Christ, laquelle aujourd’huy est en telle manière du tout deschirée et foullée en vostre Royaume, qu’elle semble estre désespérée. Ce qui est bien advenu par la tyrannie d’aucuns Pharisiens, plustost que de vostre vouloir. Mais comment cela se fait, il n’est point mestier de le dire yci. Quoy que ce soit, elle est grandement affligée. Car la puissance des adversaires de Dieu a obtenu jusques-là, que la vérité de Christ, combien qu’elle ne soit perdue et dissipée, toutesfois soit cachée et ensevelie comme ignominieuse : et outre, que la povrette Eglise soit ou consumée par morts cruelles, ou deschassée par bannissemens, ou tellement estonnée par menaces et terreurs, qu’elle n’ose sonner mot. Et encores ils insistent en telle rage qu’ils ont accoustumé, pour abatre la paroi qu’ils ont jà esbranlée, et parfaire la mine qu’ils ont encommencée. Ce pendant nul ne s’advance, qui s’oppose en défenses contre telles furies. Et s’il y en a aucuns qui veulent estre veus très-fort favoriser à la vérité, ils disent qu’on doit aucunement pardonner à l’imprudence et ignorance des simples gens. Car ils parlent en ceste manière, appelans la très-certaine vérité de Dieu, Imprudence et ignorance : et ceux que nostre Seigneur a tant estimez, qu’il leur a communiqué les secrets de sa sapience céleste, Gens simples : tellement tous ont honte de l’Evangile.

Or, c’est vostre office, Sire, de ne destourner ne vos aureilles ne vostre courage d’une si juste défense, principalement quand il est question de si grande chose : c’est asçavoir comment la gloire de Dieu sera maintenue sur terre : comment sa vérité retiendra son honneur et dignité : comment le règne de Christ demeurera en son entier, matière digne de vos aureilles, digne de vostre jurisdiction, digne de vostre Throne royal ! Car ceste pensée fait un vray Roy, s’il se recognoist estre vray ministre de Dieu au gouvernement de son royaume : et au contraire, celuy qui ne règne point à ceste fin de servir à la gloire de Dieu, n’exerce pas règne, mais brigandage. Or on s’abuse si on attend longue prospérité en un règne qui n’est point gouverné du sceptre de Dieu, c’est-à-dire sa saincte Parole. Car l’édict céleste ne peut mentir, par lequel il est dénoncé, que le peuple sera dissipé quand la Prophétie défaudra Prov. 29.18. Et ne devez estre destourné par le contemnement de nostre petitesse. Certes nous recognoissons assez combien nous sommes povres gens et de mespris : c’est asçavoir devant Dieu misérables pécheurs, envers les hommes vilipendez et déjettez : et mesmes (si vous voulez) l’ordure et balieure du monde, ou si l’on peut encores nommer quelque chose plus vile. Tellement qu’il ne nous reste rien de quoy nous glorifier devant Dieu, sinon sa seule miséricorde : par laquelle, sans quelque mérite, nous sommes sauvez : ny envers les hommes, sinon nostre infirmité, c’est-à-dire, ce que tous estiment grande ignominie.

Mais toutesfois il faut que nostre doctrine consiste eslevée et insupérable par-dessus toute la gloire et puissance du monde. Car elle n’est pas nostre, mais de Dieu vivant et de son Christ, lequel le Père a constitué Roy, pour dominer d’une mer à l’autre, et depuis les fleuves jusques aux fins de la terre Ps. 72.16-17 : et tellement dominer, qu’en frappant la terre de la seule verge de sa bouche Esaïe 11.4, il la casse toute avec sa force et sa gloire comme un pot de terre Ps. 2.9 : ainsi que les Prophètes ont prédit la magnificence de son règne, qu’il abatroit les royaumes durs comme fer et airain, et reluisans comme or et argent Dan. 2.32. Bien est vray, que nos adversaires contredisent, reprochans que faussement nous prétendons la Parole de Dieu, de laquelle nous sommes, comme ils disent, pervers corrupteurs. Mais vous-mesme, selon vostre prudence, pourrez juger en lisant nostre confession, combien ceste reproche est pleine non-seulement de malicieuse calomnie, mais d’impudence trop effrontée. Néantmoins il sera bon de dire yci quelque chose pour vous apprester voye à icelle lecture. Quand sainct Paul a voulu que toute prophétie fust conforme à l’analogie et similitude de la foy Rom. 12.6, il a mis une très-certaine règle pour esprouver toute interprétation de l’Escriture. Or si nostre doctrine est examinée à ceste règle de foy, nous avons la victoire en main. Car quelle chose convient mieux à la foy, que de nous recognoistre nuds de toute vertu pour estre vestus de Dieu ? vuides de tout bien, pour estre remplis de luy ? serfs de péché, pour estre délivrez de luy ? aveugles, pour estre de luy illuminez ? boiteux, pour estre de luy redressez ? débiles, pour estre de luy soustenus ? de nous oster toute matière de gloire, afin que luy seul soit glorifié, et nous en luy ? Quand ces choses et semblables sont dites par nous, nos adversaires crient que par ce moyen seroit subvertie je ne say quelle aveuglée lumière de nature, leur préparation qu’ils ont forgée pour nous disposer à venir à Dieu, le Libéral arbitre, les œuvres méritoires de salut éternel, avec leurs superérogations ; pourtant qu’ils ne peuvent souffrir que la louange et gloire entière de tout bien, de toute vertu, justice et sapience réside en Dieu. Mais nous ne lisons point qu’il y en ait eu de reprins pour avoir trop puisé de la source d’eaux vives : au contraire, le Prophète corrige asprement ceux qui se sont fouy des puits secs, et qui ne peuvent tenir l’eau Jer. 2.13. En outre, qu’est-il plus propre à la foy, que se promettre Dieu pour un Père doux et bénin, quand Christ est recognu pour frère et propiciateur ? que d’attendre tout bien et toute prospérité de Dieu, duquel la dilection s’est tant estendue envers nous, qu’il n’a point espargné son propre Fils, qu’il ne l’ait livré pour nous Rom. 8.32 ? que de reposer en une certaine attente de salut et vie éternelle, quand on pense que Christ nous a esté donné du Père, auquel tels thrésors sont cachez ? A ces choses ils répugnent, et disent qu’une telle certitude de fiance n’est pas sans arrogance et présomption. Mais comme il ne faut rien présumer de nous, aussi nous devons présumer toutes choses de Dieu : et ne sommes pour autre raison despouillez de toute vaine gloire, sinon afin de nous glorifier en Dieu. Que diray-je plus : Considérez, Sire, toutes les parties de nostre cause : et nous jugez estre les plus pervers des pervers, si vous ne trouvez manifestement que nous sommes oppressez et recevons injures et opprobres, pourtant que nous mettons nostre espérance en Dieu vivant 1Tim. 4.10, pourtant que nous croyons que c’est la vie éternelle de cognoistre un seul vray Dieu, et celui qu’il a envoyé, Jésus-Christ Jean 17.3. A cause de ceste espérance aucuns de nous sont détenus en prison, les autres fouettez, les autres menez à faire amendes honorables, les autres bannis, les autres cruellement affligez, les autres eschappent par fuyte : tous sommes en tribulation, tenus pour maudits et exécrables, injuriez et traittez inhumainement. Contemplez d’autre part nos adversaires (je parle de l’estat des Prestres, à l’adveu et appétit desquels tous les autres nous contrarient) : et regardez un petit avec moy de quelle affection ils sont menez. Ils se permettent aisément à eux et aux autres, d’ignorer, négliger et mespriser la vraye religion, qui nous est enseignée par l’Escriture, et qui devoit estre résolue et arrestée entre tous : et pensent qu’il n’y a pas grand intérest quelle foy chacun tient, ou ne tient pas de Dieu et de Christ : mais que par foy (comme ils disent) enveloppée, il submette son sens au jugement de l’Eglise. Et ne se soucient pas beaucoup s’il advient que la gloire de Dieu soit polluée par blasphèmes tous évidens, moyennant que personne ne sonne mot contre l’authorité de nostre mère saincte Eglise : c’est-à-dire, selon leur intention, du siège romain. Pourquoy combatent-ils d’une telle rigueur et rudesse pour la Messe, le Purgatoire, les pèlerinages et tels fatras, tellement qu’ils nient la vraye piété pouvoir consister, si toutes ces choses ne sont creues et tenues par foy très-explicite, combien qu’ils n’en prouvent rien par la Parole de Dieu ? Pourquoy, di-je, sinon pourtant que leur ventre leur est pour dieu, la cuisine pour religion : lesquels ostez, non-seulement ils ne pensent pas qu’ils puissent estre Chrestiens, mais ne pensent plus estre hommes ? Car combien, que les uns se traittent délicatement en abondance, les autres vivotent en rongeant des croustes, toutesfois ils vivent tous d’un pot : lequel sans telles aides non-seulement se refroidiroit, mais gèleroit du tout. Pourtant celuy d’eux qui se soucie le plus de son ventre, est le meilleur zélateur de leur foy. Brief, ils ont tous un mesme propos, ou de conserver leur règne, ou leur ventre plein. Et n’y en a pas un d’eux qui monstre la moindre apparence du monde de droict zèle : et néantmoins ils ne cessent de calomnier nostre doctrine, et la descrier et diffamer par tous moyens qu’il leur est possible, pour la rendre ou odieuse, ou suspecte. Ils l’appellent Nouvelle, et forgée puis n’aguères. Ils reprochent qu’elle est douteuse et incertaine. Ils demandent par quels miracles elle est confermée. Ils enquièrent si c’est raison qu’elle surmonte le consentement de tant de Pères anciens, et si longue coustume. Ils insistent, que nous la confessions estre schismatique, puis qu’elle fait la guerre à l’Eglise : ou que nous respondions, que l’Eglise a esté morte par tant longues années, ausquelles il n’en estoit nulle mention. Finalement, ils disent, qu’il n’est jà mestier de beaucoup d’argumens, veu qu’on peut juger des fruits quelle elle est : c’est asçavoir, qu’elle engendre une grande multitude de sectes, force troubles et séditions, et une licence desbordée de malfaire. Certes il leur est bien facile de prendre leur advantage contre une cause déserte et délaissée : principalement quand il faut persuader au populaire ignorant et crédule : mais si nous avions aussi bien lieu de parler, j’estime que leur ardeur, dont ils escument si asprement contre nous, seroit un peu refroidie.

Premièrement, en ce qu’ils l’appellent Nouvelle, ils font fort grande injure à Dieu, duquel la sacrée Parole ne méritoit point d’estre notée de nouvelleté. Certes je ne doute point, que touchant d’eux, elle ne leur soit nouvelle : veu que Christ mesme, et son Evangile leur sont nouveaux. Mais celuy qui sait que ceste prédication de sainct Paul est ancienne : c’est que Jésus-Christ est mort pour nos péchez, et ressuscité pour nostre justification Rom. 4.25 : il ne trouvera rien de nouveau entre nous. Ce qu’elle a esté long temps cachée et incognue, le crime en est à imputer à l’impiété des hommes. Maintenant quand elle nous est rendue par la bonté de Dieu, pour le moins elle devoit estre receue en son authorité ancienne.

D’une mesme source d’ignorance prouvient ce qu’ils la réputent douteuse et incertaine. Vrayement c’est ce que nostre Seigneur se complaind par son Prophète : Que le bœuf a cognu son possesseur, et l’asne l’estable de ses maistres : et luy, qu’il est mescognu de son peuple Esaïe 1.5. Mais comment qu’ils se mocquent de l’incertitude d’icelle, s’ils avoyent à signer la leur de leur propre sang, et aux despens de leur vie, on pourrait veoir combien ils la prisent. Nostre fiance est bien autre, laquelle ne craint ne les terreurs de la mort, ne le jugement de Dieu.

En ce qu’ils nous demandent miracles, ils sont desraisonnables. Car nous ne forgeons point quelque nouveau Evangile : mais nous retenons celuy, pour la vérité duquel confermer, servent tous les miracles que jamais et Jésus-Christ, et ses Apostres ont faits. On pourroit dire qu’ils ont cela particulier outre nous, qu’ils peuvent confermer leur doctrine par continuels miracles qui se font jusques aujourd’huy. Mais plustost ils allèguent miracles qui pourroyent esbranler et faire douter un esprit, lequel autrement seroit bien en repos : tant sont ou frivoles ou mensongers. Et néantmoins quand ils seroyent les plus admirables qu’on sçauroit penser, si ne doyvent-ils aucunement valoir contre la vérité de Dieu : veu qu’il appartient que le nom de Dieu soit tousjours et par tout sanctifié, soit par miracles, soit par l’ordre naturel des choses. Ils pourroyent yci avoir plus d’apparence, si l’Escriture ne nous eust advertis quel est l’usage légitime des miracles. Car sainct Marc dit, que ceux qu’ont fait les Apostres ont servy à confermer leur prédication Marc 16.20. Pareillement sainct Luc dit que nostre Seigneur en ce faisant a voulu rendre tesmoignage à la Parole de sa grâce Actes 14.3. A quoy respond ce que dit l’Apostre, que le salut annoncé par l’Evangile, a esté confermé en ce que Dieu en a testifié par signes et vertus miraculeuses Héb. 2.4. Quand nous oyons que ce doyvent estre seaux pour sceller l’Evangile, les convertirons-nous à destruire son authorité ? Quand nous oyons qu’ils sont destinez à establir la vérité, les appliquerons-nous à fortifier le mensonge ? Pourtant il faut que la doctrine laquelle précède les miracles, comme dit l’Evangéliste, soit examinée en premier lieu : si elle est approuvée, lors elle pourra bien prendre confirmation par les miracles. Or c’est une bonne enseigne de vraye doctrine, comme dit Christ, si elle ne tend point à la gloire des hommes, mais de Dieu Jean 7.18 ; 8.50. Puis que Christ afferme que telle doit estre l’espreuve, c’est mal prendre les miracles, que de les tirer à autre fin que pour illustrer le nom de Dieu. Et nous doit aussi souvenir que Satan a ses miracles : lesquels combien qu’ils soyent illusion plustost que vrayes vertus, toutesfois si sont-ils tels, qu’ils pourroyent abuser les simples et rudes. Les Magiciens et enchanteurs ont esté tousjours renommez pour leurs miracles : l’idolâtrie des Gentils a esté nourrie par miracles merveilleux, lesquels toutesfois ne sont sufisans pour nous approuver la superstition ne des Magiciens ne des Idolâtres.

Les Donatistes estonnoyent anciennement la simplicité du populaire de ceste mesme machine, qu’ils faisoyent plusieurs miracles. Nous faisons doncques maintenant une mesme response à nos adversaires, que faisoit lors sainct Augustin aux Donatistes : Que nostre Seigneur nous a rendus assez advisez contre ces miracleurs, prédisant qu’il surviendroit des faux Prophètes, qui par grandes merveilles et prodiges tireroyent en erreur mesmes les esleus, si faire se pouvoit[a] Matth. 24.24. Et sainct Paul a adverty que le règne d’Antéchrist seroit avec toute puissance, miracles et prodiges mensongers 2Thess. 2.9. Mais nos miracles, disent-ils, ne se font ne par idoles, ne par enchanteurs, ne par faux Prophètes, mais par les Saincts : comme si nous n’entendions point que c’est la finesse de Satan, se transfigurer en Ange de lumière 2Cor. 11.14. Les Egyptiens autrefois ont fait un dieu de Jérémie, qui estoit ensevely en leur région, luy sacrifians, et faisans tous autres honneurs qu’ils avoyent accoustumé faire à leurs dieux[b]. N’abusoyent-ils pas du sainct Prophète de Dieu à leur idolâtrie ? et toutesfois ils en venoyent là, qu’estans guaris de la morsure des serpens, ils cuidoyent recevoir salaire de telle vénération de son sépulchre. Que dirons-nous, sinon que ce a tousjours esté et sera une vengence de Dieu très-juste, d’envoyer efficace d’illusion à ceux qui n’ont point receu la dilection de vérité, pour les faire croire à mensonge 2Thess. 2.11 ? Doncques, les miracles ne nous défaillent point, qui sont mesmes très-certains, et non sujets à mocquerie : au contraire, ceux que nos adversaires prétendent pour eux, sont pures illusions de Satan, quand ils retirent le peuple de l’honneur de son Dieu à vanité.

[a] Sur sainct Jean, Tract., XIII.
[b] Sainct Hiérosme, en la préface de Jérémie.

En outre, c’est injustement qu’ils nous objectent les anciens Pères, j’enten les escrivains du premier temps de l’Eglise[c], comme s’ils les avoyent favorisans à leur impiété : par l’authorité desquels si la noise estoit à desmesler entre nous, la meilleure partie de la victoire viendrait à nostre part.

[c] Authorité des Pères.

Mais comme ainsi soit que plusieurs choses ayent esté escrites sagement et excellemment par ces anciens Pères : d’autre part, qu’il leur soit advenu en d’aucuns endroits ce qui advient à tous hommes, c’est de faillir et errer ; ces bons et obéissans fils, selon la droicture qu’ils ont, et d’esprit et de jugement et de volonté, adorent seulement leurs erreurs et fautes : au contraire, les choses qui ont esté bien escrites d’eux, ou ils ne les apperçoivent point, ou ils les dissimulent, ou ils les pervertissent : tellement qu’il semble qu’ils n’ayent autre soin sinon de recueillir de la fiente parmi de l’or. Et après ils nous poursuyvent par grande clameur, comme contempteurs et ennemis des Pères : mais tant s’en faut que nous les contemnions, que si c’estoit nostre présent propos, il me serait facile d’approuver par leurs tesmoignages la plus grand’part de ce que nous disons aujourd’huy. Mais nous lisons leurs escrits avec tel jugement, que nous avons tousjours devant les yeux ce que dit sainct Paul : c’est que toutes choses sont nostres pour nous servir, non pour dominer sur nous : et que nous sommes tous à un seul Christ, auquel il faut sans exception obéir du tout 1Cor. 3.21-22. Ceux qui n’observent point cest ordre, ne peuvent rien avoir de certain en la foy : veu que ces saincts personnages desquels il est question, ont ignoré beaucoup de choses, sont souvent divers entre eux, et mesmes aucunesfois contrevienent à eux-mesmes. Salomon, disent-ils, ne nous commande point sans cause de n’outrepasser les bornes qui ont esté mises de nos pères Prov. 22.28. Mais il n’est pas question d’observer une mesme reigle en la borneure des champs, et en l’obéissance de la foy : laquelle doit tellement estre ordonnée, qu’elle nous fasse oublier nostre peuple et la maison de nostre Père Ps. 45.10. D’avantage, puis qu’ils aiment tant les allégories, que ne prenent-ils les Apostres plustost pour leurs Pères, que nuls autres, desquels il ne soit licite arracher les bornes ? Car ainsi l’a interprété sainct Hiérosme, duquel ils ont allégué les paroles en leurs Canons. Et encores s’ils veulent que les limites des Pères qu’ils entendent, soyent observées, pourquoy eux-mesmes, quand il leur vient à plaisir, les outrepassent-ils si audacieusement ? Ceux estoyent du nombre des Pères, desquels l’un a dit que Dieu ne beuvoit ne mangeoit ; et pourtant, qu’il n’avoit que faire de plats ne de calices[d]. L’autre, que les Sacremens des Chrestiens ne requièrent ny or, ny argent, et ne plaisent point à Dieu par or[e]. Ils outrepassent doncques ces limites, quand en leurs cérémonies ils se délectent tant d’or, d’argent, marbre, y voire, pierres précieuses et soyes, et ne pensent point que Dieu soit droictement honoré, sinon en affluence et superfluité de ces choses. C’estoit aussi un Père, qui disoit que librement il osoit manger chair en Quaresme, quand les autres s’en abstenoyent : d’autant qu’il estoit Chrestien[f]. Ils rompent doncques les limites, quand ils excommunient la personne qui aura en Quaresme gousté de la chair. Ceux estoyent Pères, desquels l’un a dit qu’un Moine qui ne laboure point de ses mains, doit estre réputé comme un brigand[g]. L’autre, qu’il n’est pas licite aux Moines de vivre du bien d’autruy : mesmes quand ils seroyent assiduels en contemplations, en oraisons et à l’estude[h]. Ils ont aussi outrepassé ceste borne, quand ils ont mis des ventres oiseux de Moines en des bordeaux (ce sont leurs cloistres) pour estre soûlez de la substance d’autruy. Celuy estoit Père, qui a dit que c’estoit une horrible abomination de veoir une image ou de Christ, ou de quelque Sainct aux temples des Chrestiens[i]. Mesmes cela n’a point esté dit par un homme particulier, mais a esté aussi ordonné en un Concile ancien, que ce qu’on adore ne soit point peint ne pourtrait[j]. Il s’en faut beaucoup qu’ils gardent ces limites quand ils ne laissent anglet vuide de simulachres en tous leurs temples. Un autre Père a conseillé qu’après avoir par sépulture exercé office d’humanité envers les morts, on les laissast reposer[k]. Ils rompent ces limites, quand ils requièrent qu’on ait perpétuelle sollicitude sur les trespassez. C’estoit bien un Père, qui a dit que la substance et nature du pain et du vin demeurent au sacrement de la Cène, comme la nature humaine demeure en nostre Seigneur Jésus-Christ, estant conjoincte avec son essence divine[l]. Ils ne regardent point ceste borne, quand ils font accroire qu’incontinent après que les paroles sacramentales sont récitées, la substance du pain et du vin est anéantie. Celuy estoit au nombre des Pères, qui a nié qu’au Sacrement de la Cène, sous le pain soit enclos le corps de Christ : mais que seulement c’est un mystère de son corps[m] : il parle ainsi de mot à mot. Ils excèdent doncques la mesure, quand ils disent que le corps de Christ est là contenu, et le font adorer d’une façon charnelle, comme s’il estoit là enclos localement. Ceux estoyent Pères, desquels l’un ordonna que ceux fussent du tout rejettez de l’usage de la Cène, qui prenans l’une des espèces, s’abstenoyent de la seconde. L’autre maintient qu’il ne faut desnier au peuple chrestien le sang de son Seigneur, pour la confession duquel il doit espandre son sang[n]. Ils ont osté ces limites, quand rigoureusement ils ont commandé la mesme chose que l’un de ceux-là punissoit par excommunication, l’autre par forte raison réprouvoit. Celuy pareillement estoit du rang des Pères, qui afferme que c’est témérité de déterminer de quelque chose obscure en une partie ou en l’autre, sans clairs et évidens tesmoignages de l’Escriture[o]. Ils ont oublié ceste borne, quand ils ont conclu tant de constitutions, canons et déterminations magistrales, sans quelque parole de Dieu. C’estoit un des Pères qui reprochoit à Montanus, qu’entre autres hérésies il avoit le premier imposé loix de jusner[p]. Ils ont aussi outrepassé ces limites, quand par estroite loy ils ont ordonné les jusnes. C’estoit un Père qui a soustenu le mariage ne devoir estre défendu aux Ministres de l’Eglise, et a déclairé la compagnie de femme légitime, estre chasteté[q] : et ceux qui se sont accordez à son authorité, estoyent Pères. Ils sont eschappez outre de ceste borne, quand ils ont ordonné l’abstinence de mariage à leurs prestres. Celuy qui a escrit qu’on doit escouter un seul Christ, duquel il est dit par le Père céleste, Escoutez-le : et qu’il ne faut avoir esgard à ce qu’auront fait ou dit les autres devant nous, mais seulement à ce qu’aura commandé Christ, qui est le premier de tous[r] : cestuy-là di-je, estoit des plus anciens Pères. Ils ne se sont point tenus entre ces barres, et n’ont permis que les autres s’y teinssent, quand ils ont constitué tant par-dessus eux que par-dessus les autres, des maistres nouveaux outre Christ. C’estoit un Père celuy qui a maintenu que l’Eglise ne se doit point préférer à Christ, d’autant que luy juge tousjours droictement : mais les juges ecclésiastiques estans hommes, se peuvent souvent abuser[s]. Ceux-cy rompent bien telle borne, en débatant que l’authorité de l’Escriture dépend du bon plaisir de l’Eglise. Tous les Pères d’un mesme courage ont eu en abomination, et d’une mesme bouche ont détesté que la Parole de Dieu fust contaminée par subtilitez sophistiques, et enveloppée de contentions philosophiques. Se gardent-ils dedans ces marches, quand ils ne font en toute leur vie qu’ensevelir et obscurcir la simplicité de l’Escriture par contentions infinies, et questions plus que sophistiques ? Tellement que si les Pères estoyent suscitez, et oyoyent un tel art de combatre, qu’ils appellent Théologie spéculative, ils ne penseroyent rien moins que telles disputations estre de Dieu. Mais combien loing s’espandroit mon propos, si je vouloye annombrer combien hardiment ils rejettent le joug des Pères, desquels ils veulent estre veus obéissans enfans ? Certes moys et années se passeroyent à réciter ce propos. Et néantmoins ils sont d’une impudence si effrontée, qu’ils nous osent reprocher que nous outrepassons les bornes anciennes.

[d] Acat., au liv. X1, ch. XVI de l’Hist. Trip.
[e] Ambr., au liv. I des Offices, c. XXVIII.
[f] Spirid., au liv. I de l’Hist. Trip., ch. X.
[g] Voyez le ch. I du liv. XVIII de l’Hist. Trip.
[h] Sainct Augustin, De l'œuvre des Moines, ch. XVII.
[i] Epiphanius en l’épistre translatée par sainct Hiérosme.
[j] Au concile Elibert., au en. XXXVI.
[k] Ambroise, au livre I d’Abraham, cap. VII.
[l] Gélasius, pape, au concile de Rome.
[m] Chrysostome, en l’œuvre imparfait sur sainct Matthieu.
[n] Gélasius, au c. Comperimus, De cons., dist. II. Sainct Cyprien, en l'épist. II, au liv. I, De lapsis.
[o] Sainct Augustin, liv. II, De pec. mer., ch. dernier.
[p] Apolon., en l’Hist. Ecclés., liv. V, c. XII.
[q] Paphnut., en l’Hist. Trip., liv. II, c. XIV.
[r] Sainct Cyprien, en l’épist. II du liv. II des Epist.
[s] Sainct Augustin, c. II, Contre Cresconius, grammairien.

En ce qu’ils nous renvoyent à la coustume, ils ne font rien : car ce seroit une grande iniquité, si nous estions contraints de céder à la coustume. Certes si les jugemens des hommes estoyent droicts, la coustume se devroit prendre des bons : mais il en est souventesfois advenu autrement : car ce qu’on voit estre fait de plusieurs, a obtenu droit de coustume. Or la vie des hommes n’a jamais esté si bien reiglée, que les meilleures choses pleussent à la plus grand’part : doncques des vices particuliers de plusieurs est prouvenu un erreur publique, ou plustost un commun consentement de vice, lequel ces bons preudhommes veulent maintenant estre pour loy. Ceux qui ne sont du tout aveugles, apperçoivent que quasi plusieurs mers de maux sont desbordées sur la terre, et que tout le monde est corrompu de plusieurs pestes mortelles : brief, que tout tombe en ruine, tellement qu’il faut ou du tout désespérer des choses humaines ou mettre ordre à tels maux, et mesmes par remèdes violens. Et néantmoins on rejette le remède : non pour autre raison, sinon que nous sommes desjà de longue main accoustumez aux calamitez. Mais encores que l’erreur publique ait lieu en la police des hommes, toutesfois au règne de Dieu, sa seule éternelle vérité doit estre escoutée et observée, contre laquelle ne vaut aucune prescription ne de longues années, ne de coustume ancienne, ne de quelque conjuration[t]. En telle manière jadis Isaïe instruisoit les esleus de Dieu de ne dire Conspiration, par tout où le peuple disoit Conspiration Esaïe 8.12 : c’est à dire qu’ils ne conspirassent ensemblement en la conspiration du peuple, et qu’ils ne craignissent de leur crainte, ou s’estonnassent : mais plustost qu’ils sanctifiassent le Seigneur des armées, et que luy seul fust leur crainte. Ainsi, que maintenant nos adversaires nous objectent tant d’exemples qu’ils voudront, et du temps passé et du temps présent : si nous sanctifions le Seigneur des armées, ils ne nous estonneront pas fort. Car soit que plusieurs aages ayent accordé à une mesme impiété, Dieu est fort pour faire vengence jusques à la troisième et quatrième génération : soit que tout le monde conspire en une mesme meschanceté, il nous a enseignez par expérience quelle est la fin de ceux qui pèchent avec la multitude, quand il a dissipé tout le monde par le déluge, réservé Noé avec sa petite famille : à ce que par la foi de luy seul il condamnast tout le monde Gen. 8.1 ; Héb. 11.7. En somme, mauvaise coustume n’est autre chose qu’une peste publique, en laquelle ceux qui meurent entre la multitude, ne périssent pas moins que s’ils périssoyent seuls. D’avantage il faloit considérer ce que dit sainct Cyprien en quelque passage, asçavoir que ceux qui faillent par ignorance, combien qu’ils ne soyent pas du tout sans coulpe, toutesfois peuvent sembler aucunement excusables, mais que ceux qui avec obstination rejettent la vérité, quand elle leur est offerte par la grâce de Dieu, ne peuvent prétendre aucune excuse[u].

[t] De consec, dist. VII, cap. Si consuetudinem.
[u] En l'épistre III, liv. II, et en l'épist. ad Julianum, De hæret. baptizandis.

Ils ne nous pressent pas si fort par leur autre argument, qu’ils nous contraignent de confesser, ou que l’Eglise ait esté morte par quelques années, ou que maintenant nous ayons combat contre l’Eglise. Certes l’Eglise de Christ a vescu et vivra tant que Christ régnera à la dextre de son Père : de la main duquel elle est soustenue, de la garde duquel elle est armée, de la vertu duquel elle est fortifiée. Car sans doute il accomplira ce qu’il a une fois promis, c’est qu’il assisteroit aux siens jusques à la consommation du siècle Matth. 28.20. Contre ceste Eglise nous n’entreprenons nulle guerre. Car d’un consentement avec tout le peuple des fidèles, nous adorons et honorons un Dieu et un Christ le Seigneur, comme il a esté tousjours adoré de ses serviteurs. Mais eux ils sont bien loing de la vérité, quand ils ne recognoissent point d’Eglise, si elle ne se veoit présentement à l’œil, et la veulent enclorre en certains limites, ausquels elle n’est nullement comprinse. C’est en ces points que gist nostre controversie. Premièrement, qu’ils requièrent tousjours une forme d’Eglise visible et apparente. Secondement, qu’ils constituent icelle forme au siège de l’Eglise romaine, et en l’estat de leurs Prélats. Nous au contraire, affermons que l’Eglise peut consister sans apparence visible, et mesmes que son apparence n’est à estimer de ceste braveté extérieure, laquelle follement ils ont en admiration : mais elle a bien autre marque, c’est asçavoir la pure prédication de la Parole de Dieu, et l’administration des Sacremens bien instituée. Ils ne sont pas contens si l’Eglise ne se peut tousjours monstrer au doigt. Mais combien de fois est-il advenu qu’elle a esté tellement déformée entre le peuple judaïque, qu’il n’y restoit nulle apparence ? Quelle forme pensons-nous avoir reluy en l’Eglise, lorsque Hélie se complaignoit d’avoir esté réservé seul 1Rois 19.10 ? Combien de fois depuis l’advénement de Christ a-elle esté cachée sans forme ? Combien souvent a-elle esté tellement opprimée par guerres, par séditions, par hérésies, qu’elle ne se monstroit en nulle partie ? Si doncques ces gens-cy eussent vescu de ce temps-là, eussent-ils creu qu’il y eust eu quelque Eglise ? Mais il fut dit à Hélie, qu’il y avoit encores sept mille hommes de réserve, qui n’avoyent point fleschy le genouil devant Baal. Et ne nous doit estre aucunement incertain, que Jésus-Christ n’ait tousjours régné sur terre depuis qu’il est monté au ciel : mais si entre telles désolations les fidèles eussent voulu avoir quelque certaine apparence, n’eussent-ils point perdu courage ? Et de faict, sainct Hilaire tenoit desjà de son temps cela pour grand vice, qu’estans aveuglez par la folle révérence qu’ils portoyent à la dignité de leurs Evesques, ne considéroyent point quelles pestes estoyent aucunesfois cachées dessous telles masques. Car il parle en ceste sorte, Je vous admoneste : gardez-vous d’Antéchrist. Vous vous arrestez trop aux murailles, cherchans l’Eglise de Dieu en la beauté des édifices, pensans que l’union des fidèles soit là contenue. Doutons-nous qu’Antéchrist doive là avoir son siège ? Les montagnes, et bois, et lacs, et prisons, et désers, et cavernes me sont plus seurs et de meilleure fiance. Car les Prophètes y estans cachez, ont prophétisé[v]. Or qu’est-ce que le monde honore aujourd’huy en ces Evesques cornus, sinon qu’il répute pour plus excellens ceux qui président aux plus grandes villes ? Ostons doncques une si folle estime : au contraire permettons cela au Seigneur, que puis qu’il est seul cognoissant qui sont les siens 2Tim. 2.19, qu’aussi aucunesfois il puisse oster la cognoissance extérieure de son Eglise, de la veue des hommes. Je confesse bien que c’est une horrible vengence de Dieu sur la terre : mais si l’impiété des hommes le mérite ainsi, pourquoy nous efforçons-nous de contredire à la justice divine ? En telles manières le Seigneur, quelques aages par cy-devant, a puny l’ingratitude des hommes. Car pourtant qu’ils n’avoyent voulu obéir à sa vérité, et avoyent esteint sa lumière, il a permis qu’estans aveuglez en leurs sens, ils fussent abusez de lourds mensonges, et ensevelis en profondes ténèbres : tellement qu’il n’apparoissoit nulle forme de vraye Eglise. Ce pendant néantmoins il a conservé les siens au milieu de ces erreurs et ténèbres, comment qu’ils fussent espars et cachez. Et n’est pas de merveilles : car il a apprins de les garder et en la confusion de Babylone, et en la flambe de la fournaise ardente. En ce qu’ils veulent la forme de l’Eglise estre estimée par je ne sçay quelle vaine pompe : afin de ne faire long propos, je toucheray seulement en passant combien cela seroit dangereux.

[v] Contre Auxentius.

Le Pape de Rome, disent-ils, qui tient le siège apostolique, et les autres Evesques représentent l’Eglise, et doivent estre réputez pour l’Eglise : parquoy ils ne peuvent errer. Pour quelle cause cela ? Pource, respondent-ils, qu’ils sont Pasteurs de l’Eglise, et consacrez à Dieu. Aaron et les autres conducteurs du peuple d’Israël, estoyent aussi Pasteurs. Aaron et ses fils estoyent jà esleus Prestres de Dieu : néantmoins ils faillirent quand ils forgèrent le veau Exode 23.4. A qui, selon ceste raison, n’eussent représenté l’Eglise, les quatre cens Prophètes qui décevoyent Achab ? Mais l’Eglise estoit de la partie de Michée, voire seul et contemptible : de la bouche duquel toutesfois sortoit la vérité 1Rois 22.11. Les Prophètes qui s’eslevoyent contre Jérémie, se vantans que la Loy ne pourroit défaillir aux Prestres, ne le conseil aux sages, ne la Parole aux Prophètes Jér. 18.18, ne portoyent-ils pas le nom de l’Eglise ? A l’encontre de toute ceste multitude est envoyé Jérémie, pour dénoncer de la part de Dieu, que la loy périra entre les Prestres, le conseil sera osté aux sages, et la doctrine aux Prophètes Jér. 4.9. Une mesme apparence ne reluisoit-elle point au Concile qu’assemblèrent les Prestres, Docteurs et religieux, pour prendre conseil de la mort de Jésus-Christ Jean 12.10 ? Que maintenant nos adversaires s’aillent vanter, s’arrestans en ces masques extérieures, pour faire Christ et tous les Prophètes de Dieu vivant schismatiques : au contraire, les ministres de Satan, organes du sainct Esprit. D’avantage, s’ils parlent à bon escient, qu’ils me respondent en bonne foy, en quelle région ou en quel peuple ils pensent que l’Eglise réside, depuis que par sentence diffinitive du concile de Basle, Eugenius Pape de Rome fut déposé, et Aymé duc de Savoye substitué en son lieu. S’ils devoyent crever, ils ne pourront nier que le concile, quant aux solennités extérieures, ne fust bon et légitime, et ordonné non-seulement par un Pape, mais par deux. Eugenius fut là condamné pour schismatique, rebelle et contumax, avec toute la compagnie des Cardinaux et Evesques qui avoyent machiné avec luy la dissolution du Concile. Néantmoins estant depuis supporté par la faveur des Princes, il demeura en la possession de sa Papauté : et ceste élection d’Aymé, solennellement parfaite par l’authorité du sacré et général Concile, s’en alla en fumée : sinon que ledit Aymé fut appaisé par un chapeau de Cardinal, comme un chien abbayant, par une pièce de pain. De ces hérétiques, rebelles et contumax sont issus tous les Papes, Cardinaux, Evesques, Abbez et Prestres qui ont esté depuis. Il est nécessaire qu’ils soyent yci surprins au passage. Car auquel costé mettront-ils le nom de l’Eglise ? Nieront-ils le Concile avoir esté général, auquel il ne défailloit rien quant à la majesté extérieure ? veu que solennellement il avoit esté dénoncé par double bulle, dédié par le Légat du saint siège apostolique, lequel y présidoit, bien ordonné en toutes cérémonies, et persévéra jusques à la fin en une mesme dignité ? Confesseront-ils Eugenius schismatique, avec toute sa bande, par laquelle ils ont esté consacrez ? Il faut doncques qu’ils diffinissent autrement la forme de l’Eglise : ou tant qu’ils sont, selon leur doctrine mesme, seront réputez de nous schismatiques, puis que sciemment et de leur vouloir ils ont esté ordonnez par hérétiques. Et s’il n’eust jamais esté expérimenté par cy-devant, que l’Eglise n’est point liée à pompes extérieures, ils nous en baillent assez certaine expérience, quand sous le tiltre et couleur de l’Eglise ils se sont orgueilleusement fait craindre au monde : combien qu’ils fussent pestes mortelles de l’Eglise. Je ne parle point de leurs mœurs et actes exécrables, desquels toute leur vie est remplie, puis qu’ils se disent estre Pharisiens, lesquels il fale escouter, et non pas ensuyvre. Mais si vous voulez départir un peu de vostre loisir, Sire, à lire nos enseignemens, vous cognoistrez clairement que leur doctrine mesme, pour laquelle ils veulent estre recognus pour l’Eglise, est une cruelle géhenne et boucherie des âmes, un flambeau, une ruine et une dissipation de l’Eglise.

Finalement, c’est perversement fait à eux, de reprocher combien d’esmeutes, troubles et contentions a après soy attiré la prédication de nostre doctrine : et quels fruits elle produit maintenant en plusieurs : car la faute de ces maux est iniquement rejettée sur icelle, qui devoit estre imputée à la malice de Satan. C’est quasi le propre de la Parole de Dieu, que jamais elle ne vient en avant, que Satan ne s’esveille et escarmouche. Et ceste est une marque très-certaine, pour la discerner des doctrines mensongères : lesquelles facilement se monstrent, en ce qu’elles sont receues volontairement de tous, et vienent à gré à tout le monde. En telle façon par quelques années cy-devant, quand tout estoit ensevely en ténèbres, ce seigneur du monde se jouoit des hommes à son plaisir, et comme un Sardanapalus, se reposoit, et prenoit son passe-temps en bonne paix. Car qu’eust-il fait, sinon jouer et plaisanter, estant en paisible et tranquille possession de son règne ? Mais depuis que la lumière luisante d’en haut a aucunement deschassé des ténèbres : depuis que le Fort a assailly et troublé son règne, incontinent il a commencé à s’esveiller de sa paresse, et prendre les armes Luc 11.22. Et premièrement a incité la force des hommes, pour par icelle opprimer violentement la vérité commençant à venir. Et quand il n’a rien proufité par force, il s’est converty aux embusches. Adoncques par ses Calabaptistes, et telles manières de gens, il a esmeu plusieurs sectes et diversitez d’opinions, pour obscurcir icelle vérité, et finalement l’esteindre. Et encores maintenant il persévère à l’esbranler par toutes les deux machines. Car il s’efforce par violence et mains des hommes, d’arracher ceste vraye semence : et d’autant qu’il est en luy, il tasche par son yvroye de la supplanter, afin de l’empescher de croistre et rendre son fruit. Mais tous ses efforts seront vains, si nous oyons les advertissemens du Seigneur, qui nous a long temps devant descouvert ses finesses, afin que ne fussions surprins : et nous a armez d’assez bonnes gardes contre ses machines. Au reste, combien grande perversité est-ce de charger la Parole de Dieu de la haine ou des séditions qu’esmeuvent à l’encontre d’icelle les fols et escervelez, ou des sectes que sèment les abuseurs ? Toutesfois ce n’est pas nouvel exemple. On demandoit à Hélie, s’il n’estoit pas celuy qui troubloit Israël 1Rois 18.17. Christ estoit estimé séditieux, des Juifs Luc 23.5. On accusoit les Apostres, comme s’ils eussent esmeu le populaire à tumulte Actes 24.5. Que font aujourd’huy autre chose ceux qui nous imputent les troubles, tumultes et contentions qui s’eslèvent encontre nous ? Or Hélie nous a enseigné quelle response il leur faut rendre : c’est que ce ne sommes-nous pas qui semons les erreurs, ou esmouvons les troubles : mais eux-mesmes, qui veulent résister à la vertu de Dieu 1Rois 18.18. Or comme ceste seule raison est suffisante pour rabatre leur témérité, aussi d’autre part il est mestier d’obvier à l’infirmité d’aucuns, ausquels souventesfois il advient d’estre estonnez par tels scandales, et en leur estonnement de vaciller. Iceux doncques, afin qu’ils n’ayent matière de se desconforter et perdre courage, doivent penser que les mesmes choses que nous voyons maintenant, sont advenues aux Apostres de leur temps. Il y en avoit lors des ignorans et inconstans, lesquels (comme sainct Pierre récite) corrompoyent, à leur perdition, ce qui estoit divinement escrit par sainct Paul 2Pierre 3.16. Il y avoit des contempteurs de Dieu, lesquels quand ils oyoyent que le péché avoit abondé afin que la grâce abondast d’avantage, incontinent ils objectoyent. Nous demeurerons doncques en péché, afin que la grâce abonde. Quand ils oyoyent que les fidèles n’estoyent point sous la Loy : ils respondoyent : Nous pécherons, puis que nous ne sommes point sous la Loy, mais sous la grâce Rom. 6.15. Il y en avoit qui l’appelloyent, Hortateur à mal Rom. 3.8 : des faux prophètes s’ingéroyent, pour destruire les Eglises qu’il avoit édifiées 2Cor. 11.1 : aucuns preschoyent l’Evangile par haine et contention, non en sincérité Phil. 1.5 : et mesmes malicieusement, pensans de le grever plus en sa prison. En aucuns lieux l’Evangile ne proufitoit pas beaucoup : chacun cherchoit son proufit, et non pas de servir à Jésus-Christ : les autres se révoltoyent, retournans comme chiens à leurs vomissemens, et pourceaux à leurs fanges. Plusieurs tiroyent la liberté de l’esprit, en licence charnelle. Plusieurs faux frères s’insinuoyent, desquels provenoyent après grands dangers aux fidèles : mesmes entre les frères, il se suscitoit plusieurs débats. Qu’avoyent yci à faire les Apostres ? Leur estoit-il expédient ou de dissimuler pour un temps, ou du tout quitter et renoncer cest Evangile, lequel ils voyoyent estre semence de tant de noises, matière de tant de dangers, occasion de tant de scandales ? Mais entre telles angoisses il leur souvenoit que Christ est pierre d’offense et de scandale, mis en ruine et résurrection de plusieurs, et pour un but auquel on contredira Luc 2.34. De laquelle fiance estans armez, ils passoyent hardiment, et marchoyent par tous dangers de tumultes et scandales. Nous avons à nous conforter d’une mesme pensée, puis que sainct Paul tesmoigne cecy estre perpétuel à l’Evangile, qu’il soit odeur de mort pour mort à ceux qui périssent 2Cor 2.16 : combien qu’il soit plustost ordonné à ceste fin, d’estre odeur de vie pour vie à ceux qui sont sauvez : et puissance de Dieu en salut à tous croyans Rom. 1.16. Ce que nous expérimenterions aussi de nostre part, si nous n’empeschions et destournions par nostre ingratitude, un si grand bénéfice de Dieu : et si nous ne tirions à nostre ruine, ce qui nous devoit estre un souverain moyen de salut.

Mais je retourne à vous, Sire. Vous ne vous devez esmouvoir de ces faux rapports, par lesquels nos adversaires s’efforcent de vous jetter en quelque crainte et terreur : c’est asçavoir, que ce nouvel Evangile (ainsi l’appellent-ils) ne cherche autre chose qu’occasion de séditions et toute impunité de malfaire. Car Dieu n’est point Dieu de division, mais de paix : et le Fils de Dieu n’est point ministre de péché, qui est venu pour rompre et destruire les œuvres du diable. Et quant à nous, nous sommes injustement accusez de telles entreprises, desquelles nous ne donnasmes jamais le moindre souspeçon du monde. Et il est bien vray-semblable que nous, desquels jamais n’a esté ouye une seule parole séditieuse, et desquels la vie a tousjours esté cognue simple et paisible, quand nous vivions sous vous, Sire, machinions de renverser les royaumes ! Qui plus est, maintenant estans chassez de nos maisons, nous ne laissons point de prier Dieu pour vostre prospérité, et celle de vostre règne. Il est bien à croire que nous pourchassions un congé de tout mal faire, sans estre reprins : veu, combien que nos mœurs soyent répréhensibles en beaucoup de choses, toutesfois qu’il n’y a rien digne de si grand reproche. Et d’avantage, grâces à Dieu, nous n’avons point si mal proufité en l’Evangile, que nostre vie ne puisse estre à ces détracteurs exemple de chasteté, libéralité, miséricorde, tempérance, patience, modestie, et toutes autres vertus. Certes la vérité tesmoigne évidemment pour nous, que nous craignons et honorons Dieu purement, quand par nostre vie et par nostre mort nous désirons son Nom estre sanctifié. Et la bouche mesmes des envieux a esté contrainte de donner tesmoignage d’innocence et justice extérieure, quant aux hommes, à aucuns de nous, lesquels on faisoit mourir pour ce seul point, qui méritait louange singulière. Or s’il y en a aucuns qui sous couleur de l’Evangile esmeuvent tumultes (ce qu’on n’a point veu jusques-yci en vostre royaume) ou qui vueillent couvrir leur licence charnelle du nom de la liberté qui nous est donnée par la grâce de Dieu, comme j’en cognoy plusieurs : il y a loix, et punitions ordonnées par les loix, pour les corriger asprement selon leurs délicts. Mais que cependant l’Evangile de Dieu ne soit point blasphémé pour les maléfices des meschans. Vous avez, Sire, la venimeuse iniquité de nos calomniateurs exposée par assez de paroles, afin que vous n’encliniez pas trop l’aureille pour adjouster foy à leurs rapports. Et mesmes je doute que je n’aye esté trop long : veu que ceste préface a quasi la grandeur d’une défense entière : combien que par icelle je n’aye prétendu composer une défense, mais seulement adoucir vostre cœur pour donner audience à nostre cause. Lequel, combien qu’il soit à présent destourné et aliéné de nous, j’adjouste mesmes enflambé, toutesfois j’espère que nous pourrons regagner sa grâce, s’il vous plaist une fois hors d’indignation et courroux, lire ceste nostre confession, laquelle nous voulons estre pour défense envers vostre Majesté. Mais si au contraire, les détractions des malvueillans empeschent tellement vos aureilles, que les accusez n’ayent aucun lieu de se défendre : d’autre part, si ces impétueuses furies, sans que vous y mettiez ordre, exercent tousjours cruauté par prisons, fouets, géhennes, coppures, bruslures : nous certes, comme brebis dévouées à la boucherie, serons jetiez en toute extrémité : tellement néantmoins qu’en nostre patience nous posséderons nos âmes, et attendrons la main forte du Seigneur : laquelle sans doute se monstrera en sa saison, et apparoistra armée, tant pour délivrer les povres de leur affliction, que pour punir les contempteurs qui s’esgayent si hardiment à ceste heure. Le Seigneur, Roy des Roys, vueille establir vostre Throne en justice, et vostre siège en équité.

De Basle, le premier jour d’Aoust, M. D. XXXV.

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