Institution de la Religion Chrétienne

LIVRE I
Qui est de connoistre Dieu en tiltre et qualité de Créateur et souverain Gouverneur du monde.

Chapitre V
Que la puissance de Dieu reluit en la création du monde et au gouvernement continuel.

1.5.1

Or pource que la souveraine félicité et le but de nostre vie gist en la cognoissance de Dieu, afin que nul n’en fust forclos, non-seulement il a engravé ceste semence de religion que nous avons dite en l’esprit des hommes, mais aussi il s’est tellement manifesté à eux en ce bastiment tant beau et exquis du ciel et de la terre, et journellement s’y monstre et présente, qu’ils ne sçauroyent ouvrir les yeux qu’ils ne soyent contraints de l’appercevoir. Son essence est incompréhensible, tellement que sa majesté est cachée bien loin de tous nos sens : mais il a imprimé certaines marques de sa gloire en toutes ses œuvres, voire si claires et notables, que toute excuse d’ignorance est ostée aux plus rudes et hébétez du monde. Parquoy le prophète s’escrie à bon droict, qu’il est vestu de clarté comme d’accoustrement Ps. 104.2 : comme s’il disoit qu’en créant le monde il s’est comme paré, et est sorty en avant avec des ornemens qui le rendent admirable, de quelque costé que nous tournions les yeux. Et au mesme passage il accompare l’estendue des cieux à un pavillon royal, disant que Dieu l’a lambrissé d’eaux, que les nuées sont ses chariots, qu’il chevauche sur les ailes des vents, que tant les vents que les esclairs sont ses postes. Et d’autant que la gloire de sa puissance et sagesse reluit plus à plein en haut, souvent le ciel est nommé son palais. Et premièrement de quelque costé que nous jettions la veue, il n’y a si petite portion où pour le moins quelque estincelle de sa gloire n’apparoisse : mais sur tout nous ne pouvons contempler d’un regard ce bastiment tant artificiel du monde, que nous ne soyons quasi confus d’une lumière infinie. Parquoy à bon droict l’autheur de l’Epistre aux Hébrieux nomme le monde une monstre ou spectacle des choses invisibles Héb. 11.2 : d’autant que le bastiment d’iceluy tant bien digéré et ordonné nous sert de miroir pour contempler Dieu, qui autrement est invisible. Pour laquelle raison le Prophète introduit les créatures célestes parlantes, et leur attribue un langage cognu à toutes nations Ps. 19.1 : pource qu’elles portent un tesmoignage si évident à magnifier Dieu, qu’il faut que les nations les plus lourdes en reçoyvent instruction. Ce que S. Paul déclairant plus familièrement dit, que ce qui estoit expédient de cognoistre de Dieu a esté manifesté aux hommes Rom. 1.19 : d’autant que tous, depuis le premier jusques au dernier, contemplent ce qui est invisible en luy, jusques à sa vertu et divinité éternelle, l’entendant par la création du monde.

1.5.2

Il y a des enseignemens infinis tant au ciel qu’en la terre pour nous testifier sa puissance admirable ; je ne di pas seulement des secrets de nature qui requièrent estude spéciale, et sçavoir d’Astrologie, de Médecine et de toute la Physique, mais j’enten de ceux qui sont si appareils que les plus rudes et idiots y cognoissent assez : en sorte qu’ils ne peuvent ouvrir les yeux qu’ils n’en soyent tesmoins. Je confesse bien que ceux qui sont entendus et expers en science, ou les ont aucunement goustées, sont aidez par ce moyen, et avancez pour comprendre de plus près les secrets de Dieu : toutesfois ceux qui ne furent jamais à l’eschole, ne sont pas empeschez de veoir un tel artifice aux œuvres de Dieu, qu’il les ravisse en admiration de sa majesté. Bien est vrai que pour sonder les mouvemens des astres, leur assigner leurs sièges, mesurer les distances, noter leurs propriétez, il est besoin d’avoir art et industrie plus exquise qu’on ne trouvera au commun populaire, quand il sera question de bien comprendre par le menu la providence de Dieu. Mais puisque les vulgaires et les plus rudes qui n’ont aydes que de leur veue ne peuvent pas toutesfois ignorer l’excellence de cest ouvrage tant noble de Dieu, laquelle se monstre veuille-on ou non en la variété des estoilles si bien reiglées et distinctes, et toutesfois si grande et quasi innombrable, il est à conclure qu’il n’y a nul homme en terre auquel Dieu ne déclaire sa sagesse tant que besoin est. Je confesse aussi que ce n’est pas à tous, mais à un esprit merveilleusement aigu et subtil, de si bien déduire le bastiment, les liaisons, la proportion, la beauté et usage du corps humain avec ses membres, d’une telle dextérité et si haut et profond sçavoir que fait Galien[d] : toutesfois par la confession de chacun, le corps humain de son simple regard monstre du premier coup un ouvrage tant singulier, que l’autheur mérite bien de nous estre en admiration.

[d] Libris De Usus partium.

1.5.3

Pour ceste cause aucuns des Philosophes anciens ont à bon droit nommé l’homme un petit monde : pource que c’est un chef-d’œuvre auquel on contemple quelle est la puissance, bonté et sagesse de Dieu, et lequel contient en soy assez de miracles pour arrester nos esprits, moyennant que nous ne desdaignons pas d’y estre attentifs. Pour ceste raison aussi S. Paul, après avoir remonstré que Dieu se peut en tastonnant sentir des aveugles, adjouste incontinent après, qu’il ne le faut pas chercher loin : pource que chacun sent dedans soy ceste grâce céleste de laquelle nous sommes tous végétez Actes 17.27. Or si pour comprendre que c’est de Dieu il ne nous faut point sortir hors de nous-mesmes, que pardon ou excuse mérite la nonchalance de ceux qui pour trouver Dieu ne daignent pas se retirer en eux où il habite ? A ce propos aussi David, après avoir célébré en peu de mots le nom de Dieu et sa majesté qui reluisent par tout, incontinent s’escrie, Qu’est-ce que de l’homme, Seigneur, que tu penses de luy ? Ps. 8.4-5 Item, Tu as establi force de la bouche des enfans qui tettent. Enquoy non-seulement il propose un miroir bien clair de l’ouvrage de Dieu au gouvernement commun du genre humain, mais il spécifie que les enfans pendans à la mammelle de leurs mères ont des langues assez facondes pour prescher la gloire de Dieu : tellement qu’il n’est jà besoin d’autres Rhétoriciens. Et voylà pourquoy il ne doute point de produire les bouches d’iceux à un combat, comme estans assez bien armées et munies pour rebouter la rage de ceux qui voudroyent bien effacer le nom de Dieu par un orgueil diabolique. Et de là vient aussi qu’il allègue d’un Poëte payen, que nous sommes le lignage de Dieu Actes 17.28 : d’autant qu’en nous parant d’une si grande dignité il s’est déclaré Père envers nous. Dont vient que les autres Poëtes, selon que le sens commun et l’expérience leur dictoit, l’ont appelé Père des hommes. Et de faict nul ne s’assujetira volontiers et de son bon gré à Dieu pour luy complaire, sinon qu’en goustant son amour paternelle il soit mutuellement alléché à l’aimer.

1.5.4

Et yci se découvre une ingratitude trop vileine, d’autant que les hommes ayans en eux comme une boutique excellente de tant de beaux ouvrages de Dieu, et une autre richement plene et garnie d’une quantité inestimable de tous biens, au lieu de se mettre en avant à louer Dieu s’enflent de tant plus grand orgueil et présomption. Ils sentent comme Dieu besongne merveilleusement en eux, et l’expérience leur monstre quelle variété de dons ils possèdent de sa libéralité : ils sont contrains, veuillent-ils ou non, de cognoistre que ce sont autant de signes de sa divinité, lesquels toutesfois ils tiennent cachez dedans eux. Il ne seroit jà besoin qu’ils sortissent dehors moyennant qu’en s’attribuant ce qui leur est donné du ciel ils n’enfouissent en terre ce qui leur reluit clairement pour leur faire veoir Dieu. Qui pis est, aujourd’huy la terre soustient plusieurs esprits monstrueux, et comme faits en despit de nature, lesquels sans honte destournent toute la semence de divinité qui est espandue en la nature des hommes, et la tirent à ensevelir le nom de Dieu. Je vous prie combien est détestable ceste forcenerie, que l’homme retrouvant en son corps et en son âme Dieu cent fois, sous couverture de l’excellence qui luy est donnée prene occasion de nier Dieu ? Telles gens ne diront pas que ce soit de cas fortuit qu’ils soyent distinguez des bestes brutes : mais en prétendant un voile de nature, laquelle ils font ouvrière et maistresse de toutes choses, ils mettent Dieu à l’escart. Ils voyent un artifice tant exquis que rien plus en tous les membres, depuis leurs yeux et leur face jusques au bout des ongles ; encores en cest endroit ils substituent nature au lieu de Dieu. Sur tout, des mouvemens si agiles qu’on voit en l’âme, des facilitez si nobles, des vertus si singulières déclarent ouvertement une divinité, laquelle ne souffre pas aiséement d’estremise sous le pied, sinon que les Epicuriens prinssent occasion de s’eslever comme des géans ou hommes sauvages, pour faire tant et plus hardiment la guerre à Dieu, comme s’ils estoyent exemptez de toute subjection. Comment doncques ? faudra-il que pour gouverner un ver de cinq pieds, la sagesse du ciel desploye ses thrésors : et tout le monde sera privé d’un tel privilège ? De dire selon Aristote, comme ils font, que l’âme est douée d’organes ou instrumens qui respondent à chacune partie : tant s’en faut que cela doyve obscurcir la gloire de Dieu, que plustost il l’esclarcit. Que les Epicuriens me respondent, veu qu’ils imaginent que tout se fait selon que les petites fanfreluches, qui volent en l’air semblables à menue poussière, se rencontrent à l’aventure, s’il y a une telle rencontre pour cuyre en l’estomac la viande et le bruvage, et les digérer partie en sang, partie en superfluitez : et mesme qui donne telle industrie à chacun membre pour faire son office, comme s’il y avoit trois ou quatre cens âmes pour gouverner un seul corps.

1.5.5

Mais je laisse pour ceste heure ces pourceaux en leurs estableries : je m’addresse à ces esprits volages, lesquels volontiers tireroyent par façon oblique ce dicton d’Aristote, tant pour abolir l’immortalité des âmes, que pour ravir à Dieu son droict. Car sous ombre que les vertus de l’âme sont instrumentales pour s’appliquer d’un accord avec les parties extérieures, ces rustres l’attachent au corps comme si elle ne pouvoit subsister sans iceluy : et en magnifiant nature tant qu’il leur est possible ils tâchent d’amourtir le nom de Dieu. Or il s’en faut beaucoup que les vertus de l’âme soyent encloses en ce qui est pour servir au corps. Je vous prie quelle correspondance y a-il des sens corporels avec ceste appréhension si haute et si noble, de sçavoir mesurer le ciel, mettre les estoilles en conte et en nombre, déterminer de la grandeur de chacune, cognoistre quelle distance il y a de l’une à l’autre, combien chacune est hastive ou tardive à faire son cours, de combien de degrez elles déclinent çà ou là ? Je confesse que l’astrologie est utile à ceste vie caduque, et que quelque fruit et usage de ceste étude de l’âme en revient au corps : seulement je veux monstrer que l’âme a ses vertus à part, qui ne sont point liées à telle mesure qu’on les puisse appeler organiques ou instrumentales au regard du corps, comme on acouple deux bœufs ou deux chevaux à traîner une charrue. J’ay produit un exemple duquel il sera aisé aux lecteurs de recueillir le reste. Certes une telle agilité, et si diverse que nous voyons en l’âme à circuir le ciel et la terre, conjoindre les choses passées avec celles qui sont à-venir, avoir tousjours mémoire de ce qu’elle aura ouy de long temps, mesmes se figurer ce que bon luy semble, est une certaine marque de divinité en l’homme. Autant en est-il de la dextérité de sçavoir inventer choses incroyables : comme de faict on la peut appeler Mère de merveilles, en ce qu’elle a produit tous arts. Qui plus est, qui est-ce qu’en dormant non-seulement elle se tourne et vire çà et là, mais aussi conçoit beaucoup de choses bonnes et utiles, entre en raison probable de beaucoup de choses, voire jusques à deviner ce qui est à advenir ? Qu’est-il licite de dire, sinon que les signes d’immortalité que Dieu a imprimez en l’homme ne se peuvent effacer ? Maintenant nulle raison pourra-elle souffrir que l’homme soit divin, pour mescognoistre son créateur ? Que sera-ce à dire, que nous qui ne sommes que fange et ordure, estans douez du jugement qui nous est engravé discernions entre le bien et le mal, et qu’il n’y ait nul juge assis au ciel ? Nous demeurera-il quelque résidu d’intelligence, mesmes en dormant, et il n’y aura nul Dieu qui veille pour gouverner le monde ? Serons-nous louez et prisez comme inventeurs de tant de choses précieuses et désirables, et le Dieu qui nous a le tout inspiré sera fraudé de sa louange ? Car on voit à l’œil que ce que nous avons nous est distribué d’ailleurs, à l’un plus, à l’autre moins. Quant à ce qu’aucuns babillent, qu’il y a une inspiration secrète tenant le monde en sa vigueur, et ne passent point plus outre pour magnifier Dieu, ce n’est pas seulement une fantasie froide et sans goust. mais du tout profane. Le dire d’un Poëte payen leur plaist, asçavoir qu’il y a un esprit qui nourrit et fomente le ciel et la terre, les champs, le globe de la lune et toutes les estoilles[e] : et que cest esprit estant espandu en toutes parties pousse de son mouvement la masse, et se mesle par tout le grand corps : et que de là vient la vie des hommes, des bestes, des oiseaux et poissons, et qu’en toutes choses y a une propriété de feu et origine céleste. Voire, mais c’est pour revenir à un poinct diabolique, asçavoir que le monde, qui a esté créé pour spectacle de la gloire de Dieu, soit luy-mesme son créateur. Car voylà comment s’expose ailleurs Virgile, duquel j’ay récité les mots, voire suyvant l’opinion receue communément entre les Grecs et Latins : c’est que les abeilles ont quelque portion d’esprit divin, et ont puisé du ciel quelque vertu[f] : d’autant que Dieu s’espand par tous traits de terre et de mer comme par le ciel. De là les bestes tant privées que sauvages, les hommes et toutes choses tirent quelques petites portions de vie. puis elles les rendent, et se résolvent à leur principe : et ainsi, qu’il n’y a nulle mort, mais que le tout vole au ciel avec les estoilles. Voylà que proufite pour engendrer et nourrir une droicte piété en nos cœurs, ceste spéculation maigre et fade de l’Esprit universel qui entretient le monde en son estat. Ce qui appert encore mieux par un autre vilein Poëte nommé Lucrèce, lequel abbaye comme un chien pour anéantir toute religion : déduisant comme par raisons philosophiques ses blasphèmes de ce principe. Brief le tout revient là, de forger quelque divinité ombrageuse, afin de chasser bien loin le vray Dieu, qui doit estre adoré et servi de nous. Je confesse bien sainement que Dieu est nature, moyennant qu’on le dise en révérence et d’un cœur pur : mais pource que c’est une locution dure et impropre, veu que plustost nature est un ordre establi de Dieu, c’est une chose mauvaise et pernicieuse en choses si grandes, et où on doit procéder en toute sobriété, d’envelopper la majesté de Dieu avec le cours inférieur de ses œuvres.

[e] Virgile, au livre VI de son Enéide.
[f] Au livre IV de ses Géorgiques.

1.5.6

Qu’il nous souviene doncques, toutes fois et quantes que chacun considère son estat, qu’il y a un seul Dieu qui gouverne tellement toutes natures, qu’il veut que nous regardions à luy, que nostre foy s’y addresse, que nous le servions et invoquions, veu qu’il n’y a rien plus confus ne desraisonnable, que de jouir des grâces si précieuses qui monstrent en nous quelque divinité, et mespriser l’autheur duquel nous les tenons. Quant à la vertu de Dieu, combien a-elle de tesmoignages qui nous devroyent ravir à la considérer ? Car ce n’est point chose cachée ou obscure, quelle vertu est requise à soustenir ceste machine et masse infinie du ciel et de la terre : quel empire c’est, en disant le mot, de faire trembler le ciel et esclatter de tonnerres, brusler ce que bon luy semble de foudres, allumer l’air d’esclairs, le troubler de diverses sortes de tempestes, le rendre clair et paisible en une minute, de tenir comme pendus en l’air les grans flots de la mer, veoir toute la mer mesme qui menace toute la terre d’abysmer, quand il luy plaist l’esmouvoir d’impétuosité de vents pour confondre tout : et puis soudain ayant abatu tels troubles, la rendre calme. A quoy se rapportent les louanges de la puissance de Dieu, tirées des enseignemens de nature : sur tout aux livres de Job et d’Isaïe, lesquelles je ne déduy pas à présent, pource qu’elles trouveront ci-après lieu plus opportun, quand je traitteray de la création du monde, selon l’Escriture. Seulement j’ay’voulu yci toucher, qu’il y a une voye commune aux payens et aux domestiques de l’Eglise pour chercher Dieu : asçavoir s’ils suyvent les traces lesquelles haut et bas nous sont comme pourtraicts de son image. Or sa puissance nous doit conduire à cognoistre son éternité : veu qu’il faut que celuy duquel toutes choses prenent origine soit éternel, et n’ait commencement que de soy. Au reste, si on s’enquiert de la cause qui l’a esmeu à créer toutes choses du commencement, et qui l’induit à conserver toute chose en son estat, on ne trouvera que sa seule bonté : laquelle seule, quand tout le reste que nous avons dit ne viendroit point en conte, devroit bien suffire pour nous attirer en son amour, veu qu’il n’y a nulle créature, comme dit le Prophète, sur laquelle sa miséricorde ne s’espande Ps. 145.9.

1.5.7

En la seconde espèce des œuvres de Dieu, a sçavoir de tout ce que nous voyons advenir outre le cours ordinaire de nature, il nous produit des argumens de sa vertu aussi clairs et évidens que ceux desquels nous avons parlé. Car en gouvernant le genre humain il ordonne et modère tellement sa providence, qu’en se monstrant libéral tant et plus par les biens infinis qu’il eslargit à tous, toutesfois il ne laisse pas de faire sentir en ses jugemens, tant sa clémence envers les bons que sa sévérité envers les iniques et réprouvez. Car les vengences qu’il exécute sur les forfaits ne sont point obscures, comme il se monstre assez clairement protecteur des bonnes causes et droictes, en faisant prospérer les bons par ses bénédictions, secourant à leurs nécessitez, donnant allégement à leurs fascheries et tristesses, les relevant de leurs calamitez, et pourvoyant en tout et partout à leur salut. Quant à ce que souvent il permet que les meschans s’esgayent pour un temps et se gaudissent de ce qu’ils n’endurent nul mal : à l’opposite que les bons et innocens sont affligez, mesmes foulez et opprimez par l’audace et cruauté des malins, cela ne doit point obscurcir envers nous la reigle perpétuelle de sa justice : plustost ceste raison nous doit venir au devant, qu’entant qu’il nous monstre une punition manifeste sur quelques forfaits, c’est signe qu’il les hait tous : entant qu’il en laisse beaucoup d’impunis, c’est signe qu’il y aura un jugement dernier auquel ils sont réservez. Pareillement quelle matière nous donne-il de considérer sa miséricorde, quand il ne laisse point de continuer sa libéralité si longtemps envers les pécheurs, quelques misérables qu’ils soyent, jusques à ce qu’ayant rompu leur perversité par sa douceur il les rameine à soy comme un père ses enfans, voire par-dessus toute bonté paternelle ?

1.5.8

C’est à ceste fin que le Prophète raconte comment Dieu subvient soudain et d’une façon admirable et contre tout espoir à ceux qui sont désespérez pour les retirer de perdition Ps. 107.9 : soit quand ils vaguent escartez par les forests et désers, il les préserve des bestes sauvages et les rameine au chemin, soit qu’il face rencontrer pasture aux povres affamez, soit qu’il délivre les captifs qui estoyent enserrez de chaînes en fosses profondes, soit qu’il rameine au port et à sauveté ceux qui ont esté comme engloutis en la mer, soit qu’il guairisse ceux qui estoyent à demi trespassez, soit qu’il brusle les régions de chaleurs et seicheresses, soit qu’il donne humidité secrète pour rendre fertile ce qui estoit sec, soit qu’il eslève en dignité les plus mesprisez du populaire, soit qu’il abate et renverse les hautains. Puis ayant proposé tels exemples, conclud que les cas fortuits (que nous appelons) sont autant de tesmoignages de la providence céleste, et surtout d’une douceur paternelle de Dieu : et que de là les fidèles ont occasion de s’esjouir, et que la bouche est fermée à tous pervers ; mais d’autant que la plus part des hommes estant plongée en ses erreurs ne voit goutte en un si beau théâtre, le Prophète en la fin s’escrie que c’est une prudence bien rare et singulière, de considérer comme il appartient telles œuvres de Dieu, veu que ceux qui semblent estre les plus aigus et habiles, en les regardant n’y proufitent rien. Et de faict, quoy que la gloire de Dieu reluise tant et plus, à grand’peine s’en trouve-il de cent l’un qui en soit vray spectateur. Nous pouvons aussi bien dire de sa puissance et sagesse, qu’elles ne sont non plus cachées en ténèbres : car toutes fois et quantes que la fierté des pervers (laquelle selon l’opinion des hommes estoit invincible) est rabatue en un moment, et leur arrogance domtée : quand toutes leurs forteresses sont démolies et rasées, leurs armes et munitions brisées ou anéanties, leurs forces cassées, tout ce qu’ils machinent renversé, brief, quand ils se précipitent de leur propre furie et impétuosité, et que leur audace qui s’eslevoit sur les cieux est abysmée au centre de la terre : à l’opposite toutesfois et quantes que les povres et comtemptibles sont eslevez de la poudre, les mesprisez sont retirez de la fange Ps. 113.7, les affligez et oppressez sont eslargis de leurs angoisses, ceux qui estoyent comme perdus sont remis au-dessus, les povres gens despourveus d’armes, et qui ne sont point aguerris, et qui sont en petit nombre, d’avantage foibles et de nulle entreprinse, sont néantmoins vainqueurs de leurs ennemis qui les vienent assaillir en grand équipage, en grand nombre et avec grand’force : je vous prie, ne devons-nous point là considérer une puissance autre qu’humaine, et qui sort du ciel pour estre cognue icy-bas ? De la sagesse de Dieu, elle se magnifie assez clairement en dispensant si bien et reiglément toutes choses, en confondant toutes les subtilitez du monde, en surprenant les plus fins en leurs ruses 1Cor. 3.19, finalement en ordonnant toutes choses par la meilleure raison qu’il est possible de penser.

1.5.9

Nous voyons qu’il n’est jà besoin d’user de longues disputes, et amener beaucoup d’argumens pour monstrer quels tesmoignages Dieu a mis par tout pour esclarcir et maintenir sa majesté. Car de ce brief récit, par lequel j’en ay seulement donné quelque goust, il appert de quelque costé qu’on se tourne, qu’ils vienent promptement au-devant, et nous rencontrent, en sorte que nous les pouvons marquer de veue et monstrer au doigt. Derechef nous avons yci à noter que nous sommes conviez à une cognoissance de Dieu, non pas telle que plusieurs imaginent, asçavoir qui voltige seulement au cerveau en spéculant, mais laquelle ait une droicte fermeté et produise son fruit, voire quand elle est deuement comprinse de nous et enracinée au cœur. Car Dieu nous est manifesté par ses vertus, desquelles quand nous sentons la force et vigueur en nous, et jouyssons des biens qui en provienent, c’est bien raison que nous soyons touchez beaucoup plus au vif d’une telle appréhension, qu’en imaginant un Dieu eslongné de nous, et lequel ne se fist point sentir par effect. Dont aussi nous avons à recueillir que la droicte voye de chercher Dieu, et le meilleur ordre que nous puissions tenir est, non pas de nous fourrer avec une curiosité trop hardie à esplucher sa majesté, laquelle nous devons plustost adorer que sonder trop curieusement : mais de le contempler en ses œuvres, par lesquelles il se rend prochain et familier à nous, et par manière de dire se communique. A quoy sainct Paul a regardé, en disant qu’il n’est jà mestier de le chercher loing, veu que par sa vertu toute notoire il habite en chacun de nous Actes 17.27. Parquoy David ayant confessé que la grandeur de Dieu ne se peut raconter, estant venu à en parler dit qu’il la racontera Ps. 145.4-5. C’est l’enqueste qu’il convenoit faire pour cognoistre Dieu, laquelle tiene nos esprits en admiration, de telle sorte qu’elle les touche vivement au dedans. Et comme S. Augustin advertist quelque part, Pource que nous ne le pouvons comprendre, défaillans sous sa grandeur, nous avons à regarder à ses œuvres pour estre récréez de sa bonté[g].

[g] Sur le Psaume 145.

1.5.10

Il y a aussi que telle cognoissance non-seulement nous doit inciter au service de Dieu, mais aussi esveiller et eslever à l’espérance de la vie advenir. Car puis que nous cognoissons que les enseignemens que Dieu nous donne tant de sa bonté que de sa rigueur, ne sont qu’à demy et en partie, nous avons à noter pour certain que par ce moyen il commence et s’appreste à besongner plus à plein : et ainsi qu’il réserve la plene manifestation en l’autre vie. D’autre part, voyant que les bons sont outragez et opprimez par les meschans, ils sont foulez par leurs injures, grevez de calomnies, deschirez de mocqueries et opprobres : et ce pendant que les iniques florissent, prospèrent, sont en crédit et à leur aise avec repos et sans fascherie, nous avons incontinent à conclure qu’il y viendra une autre vie en laquelle quand l’iniquité aura sa punition, la justice aura son salaire. D’avantage quand nous voyons à l’œil que les fidèles sont le plus souvent chastiez des verges de Dieu, il est plus certain que les meschans n’eschapperont point ses fléaux ne son glaive. Et à ce propos il y a un dire notable de sainct Augustin, Si maintenant tout péché estoit manifestement puny, on penseroit que rien ne seroit réservé au dernier jugement[h]. Derechef si Dieu ne punissoit maintenant nul péché d’une façon exemplaire, on ne croiroit pas qu’il y eust nulle providence. Il faut doncques confesser qu’en chacune œuvre de Dieu, et sur tout en la masse universelle, ses vertus sont peintes comme en des tableaux, par lesquelles tout le genre humain est convié et alléché à la cognoissance de ce grand ouvrier, et d’icelle à une plene et vraye félicité. Or combien que les vertus de Dieu sont ainsi pourtraictes au vif et reluisent en tout le monde, toutesfois lors nous comprenons à quoy elles tendent, quel en est l’usage, et à quelle fin il nous les faut rapporter, quand nous descendons en nous et considérons en quelle sorte Dieu desploye en nous sa vie, sagesse et vertu, et exerce envers nous sa justice, bonté et clémence. Car combien que David non sans cause se complaigne d’autant qu’ils n’appliquent point leur esprit à observer les conseils profonds de Dieu, quant à gouverner le genre humain Ps. 92.6 : toutesfois aussi ce qu’il dit ailleurs est vray, que la sagesse de Dieu en cest endroit surmonte les cheveux de nostre teste Ps. 40.12 : mais pource que cest argument sera traitté cy-après plus au long, je le coule pour ceste heure.

[h] Au 1er livre de la Cité de Dieu, ch. VIII.

1.5.11

Or combien que Dieu nous représente avec si grande clarté au miroir de ses œuvres, tant sa majesté que son royaume immortel : toutesfois nous sommes si lourds, que nous demeurons hébétez, pour ne point faire nostre proufit de ces tesmoignages si clairs, tellement qu’ils s’esvanouissent sans fruit. Car quant est de l’édifice du monde tant beau, excellent, et si bien compassé, qui est celuy de nous qui en eslevant les yeux au ciel, ou les pourmenant par toutes les régions de la terre adresse son cœur pour se souvenir du créateur, et non plustost s’amuse à ce qu’il voit, laissant l’autheur derrière ? Touchant des choses qui advienent tous les jours outre l’ordre et le cours naturel, la pluspart et quasi tous imaginent que c’est la roue de Fortune qui tourne et agite les hommes çà et là. Brief que plustost tout va à l’adventure, qu’il n’est gouverné par la providence de Dieu. Mesmes si quelque fois par la conduite de ces choses et addresse, nous sommes attrainez à considérer que c’est de Dieu, ce qui advient à tous de nécessité, en la fin après avoir conceu à la volée quelque sentiment de Dieu, incontinent nous retournons à nos resveries, et nous en laissons transporter, corrompans par nostre vanité propre la vérité de Dieu. Nous différons l’un d’avec l’autre en cest article, que chacun s’amasse quelque erreur particulier : mais en cecy nous sommes trop pareils, que nous sommes tous apostats en nous révoltant d’un seul Dieu, pour nous jetter après nos idolâtries monstrueuses : duquel vice non-seulement les hauts et excellens esprits du commun peuple sont entachez, mais les plus nobles et aigus y sont aussi bien enveloppez. Je vous prie, quelle sottise et combien lourde a monstré yci toute la secte des Philosophes ? car encores que nous en espargnions la pluspart qui ont badiné par trop, que dirons-nous de Platon, lequel ayant plus de sobriété et religion que les autres, s’esvanouit aussi bien en sa figure ronde, faisant sa première Idée d’icelle ? Et que pourroit-il advenir aux autres, veu que les maistres et conducteurs, lesquels devoyent monstrer au peuple, se sont abusez si lourdement ? Pareillement quand le régime des choses humaines aiguë si clairement de la providence de Dieu, qu’on ne la sçauroit nier : toutesfois les hommes n’y proufitent non plus que si on disoit que la Fortune tourne sans fondement, et que les révolutions d’icelle sont confuses : tant est nostre nature encline à erreurs. Je parle tousjours des plus estimez en sçavoir et vertu, non pas de ces gens deshontez, dont la rage est desbordée tant et plus à profaner la vérité de Dieu. De là est sorty ce bourbier infini d’erreurs, duquel tout le monde a esté rempli et couvert : car l’esprit d’un chacun y est comme un labyrinthe, tellement qu’il ne se faut esbahir si les nations ont esté distraites en diverses resveries : et non-seulement cela, mais si un chacun homme a eu ses dieux propres. Car d’autant que la témérité et audace est adjoustée avec l’ignorance et les ténèbres, à grand’peine s’en est jamais trouvé un seul qui ne se forgeast quelque, idole ou fantosme au lieu de Dieu. Certes comme les eaux bouillonnent d’une grosse source et ample, aussi une troupe infinie de dieux est sortie du cerveau des hommes, selon que chacun s’esgare en trop grande licence, à penser folement de Dieu cecy ou cela. Il n’est jà besoin de faire icy un rolle ou dénombrement des superstitions esquelles le monde a esté enveloppé, veu qu’aussi il n’y auroit nulle fin. Et combien que je n’en sonne mot, il appert assez par tant d’abus et tromperies quel horrible aveuglement il y a en l’esprit des hommes. Je laisse à parler du populaire qui est rude et sans sçavoir : mais combien est vileine la diversité entre les Philosophes, qui ont voulu outrepasser les cieux par leur raison et science ? Selon que chacun a esté doué de haut esprit, et avec cela par son estude a esté mieux poly, s’est aussi acquis réputation de bien colorer et farder sa fantasie. Mais si on les espluche de près on trouvera que le tout n’est que fard qui s’escoule. Les Stoïques ont pensé avoir trouvé la fève au gasteau (comme on dit) en alléguant que de toutes les parties de nature on peut tirer divers noms de Dieu, sans toutesfois deschirer ou diviser son essence, comme si nous n’estions pas desjà par trop enclins à vanité, sinon qu’on nous meist devant les yeux une compagnie de dieux bigarrée, pour nous transporter tant plus loin en erreur, et avec plus grande impétuosité. La théologie des Egyptiens, qu’ils ont nommée secrète, monstre que tous ont mis peine et soin pour tant faire qu’il semblast qu’ils n’estoyent point insensez sans quelque raison. Et possible qu’en ce qu’ils prétendent, les simples et mal avisez y seroyent abusez de prime face : tant y a que nul homme n’a jamais rien controuvé, qui ne fust pour corrompre vilainement et pervertir la religion : mesmes ceste variété si confuse a augmenté l’audace aux Epicuriens et Athées profanes contempteurs de la religion, pour rejetter tout sentiment de Dieu. Car en voyant les plus sages et prudens se débatre et estre bandez en opinions contraires, ils n’ont point fait difficulté sous ombre de leurs discords, ou bien de l’opinion frivole et absurde de chacun d’eux, d’inférer et conclure que les hommes cherchent sans propos et folement beaucoup de tourmens, en s’enquérant de Dieu, qui n’est point. Ils ont pensé que cela leur estoit licite, pource qu’il vaut mieux plat et court nier Dieu, que forger des dieux incertains, et puis après esmouvoir des contentions où il n’y ait nulle issue. Vray est que telles gens arguent trop brutalement ou plustost abusent de l’ignorance des hommes, comme d’une brouée pour cacher leur impiété, veu que ce n’est point à nous de rien déroguer à Dieu, quoy que nous en parlions impertinemment. Mais puis que les payens ont confessé qu’il n’y a rien en quoy tant les savans que les idiots soyent plus discordans, de là on peut recueillir, que l’entendement humain est plus qu’hébété et aveugle aux secrets de Dieu, veu que tous s’y abusent si lourdement, et l’encontrent si mal. Aucuns louent la response d’un Poëte payen nommé Symonides, lequel estant interrogué par le roy Hiéron, que c’estoit de Dieu, demanda terme d’un jour pour y penser. Le lendemain estant derechef enquis redoubla le terme : et quand il eut ainsi quelque fois prolongé, en la fin il respondit que d’autant plus qu’il y appliquoit son sens, il trouvoit la chose plus obscure. Or prenons le cas qu’un povre incrédule ait prudemment faict, de suspendre sa sentence d’une chose à luy incognue, tant y a que de là il appert que si les hommes ne sont enseignez que par nature, ils n’auront rien de certain, de ferme ou liquide : mais seulement qu’ils seront tenus attachez à ce principe confus, d’adorer quelque Dieu incognu.

1.5.12

Or il est à noter, que tous ceux qui abastardissent la religion (comme il adviendra à tous ceux qui suyvent leur fantasie) se séparent du vray Dieu, et s’en révoltent. Ils protesteront bien de n’avoir point ce vouloir : mais il n’est pas question de juger selon ce qu’ils proposent, ou qu’ils se persuadent, veu que le sainct Esprit prononce que tous sont apostats, d’autant qu’en leur obscureté et ténèbres ils supposent des diables au lieu de Dieu. Pour ceste raison saint Paul dit, que les Ephésiens ont esté sans Dieu, jusques à ce qu’ils eussent appris par l’Evangile quel Dieu il faloit adorer Eph. 2.12. Ce qui ne se doit point restreindre à un seul peuple, veu qu’en l’autre lieu il afferme, que tous hommes mortels se sont esvanouis en leurs pensées, combien que la majesté du créateur leur fust manifestée en l’édifice du monde Rom. 1.21. Pourtant l’Escriture, afin de donner lieu au vray Dieu et unique, insiste fort à condamner tout ce qui a esté renommé de divinité entre les payens : et ne laisse de résidu sinon le Dieu qui estoit adoré en la montagne de Sion, pource que là il y avoit doctrine spéciale pour tenir les hommes en pureté Habac. 2.18, 20. Certes du temps de nostre Seigneur Jésus-Christ, il n’y avoit nation en terre, excepté les Juifs, qui approchas plus de la droicte piété que les Samaritains : nous oyons toutesfois qu’ils sont rédarguez par la bouche de Jésus-Christ, de ne sçavoir ce qu’ils adorent Jean 4.22 : dont il s’ensuit qu’ils ont esté déceus en erreur. Brief combien que tous n’ayent point esté plongez en des vices si lourds et énormes, et qu’ils ne soyent point tombez en des idolâtries manifestes, il n’y a eu toutesfois nulle religion pure ou approuvée, estans seulement fondez sur le sens commun des hommes. Car combien qu’un petit nombre de gens n’ait point esté si forcené que le vulgaire, si est-ce que le dire de sainct Paul demeure vray, que la sagesse de Dieu ne se comprend point par les plus excellens du monde 1Cor. 2.8. Or si les plus subtils et aigus ont ainsi erré en ténèbres, que dira-on du commun peuple, qui est comme la lie ou la fange ? Il ne se faut donc esmerveiller si le sainct Esprit a rejette tout service de Dieu controuvé à la poste des hommes comme bastars et corrompus, veu que toute opinion que les hommes conçoivent de leurs sens quant aux mystères de Dieu, combien qu’elle n’apporte point tousjours un si grand amas d’erreurs, ne laisse pas pourtant d’en estre mère. Et quand il n’y auroit plus grand mal que cestuy-cy, desjà ce n’est point un vice à pardonner, d’adorer à l’aventure un dieu incognu. Or tous ceux qui ne sont point enseignez par l’Escriture saincte à quel Dieu il faut servir, sont condamnez de telle témérité par Jésus-Christ Jean 4.22. Et de faict les plus sages gouverneurs qui ont basty les loix et polices, n’ont point passé plus outre que d’avoir quelque religion fondée sur le consentement du peuple : qui plus est, Xénophon philosophe bien estimé, loue et prise la response d’Apollo, par laquelle il commanda que chacun servist à Dieu à la guise et façon de ses pères, et selon l’usage et coustume de sa ville. Or d’où viendra ceste authorité aux hommes mortels, de définir selon leur advis d’une chose qui surmonte tout le monde ? Ou bien qui est-ce qui se pourra reposer sur ce qui aura esté ordonné ou establi par les anciens, pour recevoir sans doute ne scrupule le Dieu qui luy aura esté baillé par les hommes ? Plustost chacun s’arrestera à son jugement que de s’assujetir à l’advis d’autruy. Or d’autant que c’est un lien trop foible et du tout fragile pour nous retenir en la religion, que de suivre la coustume d’un pays, ou l’ancienneté, il reste que Dieu parle luy-mesme du ciel pour testifier de soy.

1.5.13

Voylà comment tant de si belles lampes alumées au bastiment du monde nous esclairent en vain, pour nous faire voir la gloire de Dieu, veu qu’elles nous environnent tellement de leurs rayons, qu’elles ne nous peuvent conduire jusques au droict chemin. Vray est qu’elles font bien sortir quelques estincelles, mais le tout s’estouffe devant que venir en clarté de durée. Pourtant l’Apostre après avoir dit que le monde est comme une effigie ou spectacle des choses invisibles, adjouste tantost après que c’est par foy qu’on cognoist qu’il a esté aussi bien compassé et approprié par la parole de Dieu Héb. 11.3 : signifiant par ces mots, combien que la majesté invisible de Dieu soit manifestée par tels miroirs, que nous n’avons pas les yeux pour la contempler jusques à ce qu’ils soyent illuminez par la révélation secrète qui nous est donnée d’en haut. Sainct Paul aussi en disant que ce qui estoit expédient de cognoistre de Dieu, est manifesté en la création du monde Rom. 1.19, n’entend pas une espèce de manifestation qui se comprene par la subtilité des hommes, mais plustost il dit qu’elle ne va pas plus outre que de les rendre inexcusables. Et combien qu’en un passage il dise qu’il ne fale point chercher Dieu fort loin, veu qu’il habite en nous Actes 17.27 : toutesfois ailleurs il s’expose, monstrant dequoy sert un voisinage si prochain : Dieu, dit-il, a laissé les peuples cheminer par cy-devant en leurs voyes, et toutesfois ne s’est point laissé sans tesmoignage, leur donnant pluye du ciel et années fertiles, remplissant de nourriture et joye les cœurs des hommes Actes 14.17. Combien donc que Dieu ne soit pas destitué de tesmoins, conviant par ses bénéfices si doucement les hommes à sa cognoissance, si ne laissent-ils pas pour cela de suivre leurs voyes, c’est-à-dire erreurs mortels.

1.5.14

Or combien que la faculté nous défaille de nature pour estre amenez jusques à une pure et claire cognoissance de Dieu : toutesfois d’autant que le vice de ceste tardiveté est en nous, toute tergiversation nous est ostée : car nous ne pouvons pas tellement prétendre ignorance, que nostre propre conscience ne nous rédargue tant de paresse que d’ingratitude. Car ce n’est pas défense de mise ne de recepte, si l’homme estant doué de sens allègue qu’il n’a point d’aureille pour ouyr la vérité : veu que les créatures muettes ont voix haute et claire pour la raconter : s’il allègue de n’avoir peu voir de ses yeux ce que les créatures qui n’ont point de veue luy auront monstré, s’il s’excuse sur l’imbécillité de son esprit, quand les créatures qui n’ont sens ne raison luy sont maistresses pour l’enseigner. Parquoy en ce que nous sommes errans et vagabons, nous sommes desnuez de toute excuse, veu que toutes choses nous monstrent le droict chemin. Au reste, combien qu’il fale imputer au vice des hommes, ce qu’ils corrompent ainsi tost la semence que Dieu a plantée en leurs cœurs pour se faire cognoistre à eux par l’artifice admirable de nature, tellement que ceste semence ne produit jamais son fruit entier et meur : toutesfois ce que nous avons dit est tousjours vray : c’est que nous ne sommes pas suffisamment instruits par le simple tesmoignage et nud que les créatures rendent à la gloire de Dieu quelque magnifique qu’il soit. Car si tost qu’en contemplant le monde nous avons gousté bien maigrement et à la légère quelque divinité, nous laissons là le vray Dieu : et au lieu de luy dressons nos songes et fantosmes, et desrobons à la fontaine de sagesse, de justice, bonté et vertu, la louange qui luy est deue, pour la transporter çà et là. Quant à ses œuvres ordinaires, ou nous les obscurcissons, ou nous les renversons par nostre jugement pervers, en sorte qu’elles ne sont point prisées selon qu’elles méritoyent, et que l’autheur aussi est fraudé de sa louange.

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