Institution de la Religion Chrétienne

LIVRE II
Qui est de la cognoissance de Dieu, entant qu’il s’est monstré Rédempteur en Jésus-Christ : laquelle a esté cognue premièrement des Pères sous la Loy, et depuis nous a esté manifestée en l’Evangile.

Chapitre I
Comment, par la cheute et révolte d’Adam, tout le genre humain a esté asservi à malédiction, et est descheu de son origine, où il est aussi parlé du péché originel.

2.1.1

Ce n’est pas sans cause que par le Proverbe ancien a tousjours esté tant recommandée à l’homme la cognoissance de soy-mesme. Car si nous estimons que ce soit honte d’ignorer les choses qui appartienent à la vie humaine, la mescognoissance de nous-mesmes est encores beaucoup plus déshonneste, par laquelle il advient qu’en prenant conseil de toutes choses nécessaires, nous nous abusons povrement : et mesmes sommes du tout aveuglez. Mais d’autant que ce commandement est plus utile, d’autant nous faut-il plus diligemment garder de ne l’entendre mal : ce que nous voyons estre advenu à d’aucuns Philosophes. Car quand ils admonestent l’homme de se cognoistre, ils l’ameinent quant et quant à ce but, de considérer sa dignité et excellence : et ne luy font rien contempler sinon ce dont il se puisse eslever en vaine confiance, et s’enfler en orgueil. Or la cognoissance de nous-mesmes gist premièrement et est située à réputer ce qui nous avoit esté donné en la création, et combien Dieu se monstre libéral à continuer sa bonne volonté envers nous, afin de sçavoir par cela quelle seroit l’excellence de nostre nature, si elle fust demeurée en son entier : et aussi de bien penser que nous n’avons rien de propre, mais que tout ce que Dieu nous a eslargi, nous le tenons de gratuité, afin de dépendre tousjours de luy. Le second est, que nostre misérable condition qui est survenue par la cheute d’Adam, nous viene devant les yeux, et que le sentiment d’icelle abate en nous toute gloire et présomption, et en nous accablant de honte, nous humilie. Car selon que Dieu nous a du commencement formez à son image Gen. 1.27, pour dresser nos esprits à vertu et tout bien, mesmes à la méditation de la vie céleste, il nous est expédient de cognoistre que nous sommes douez de raison et intelligence, afin de tendre au but qui nous est proposé de l’immortalité bien heureuse, qui nous est apprestée au ciel afin que la noblesse en laquelle Dieu nous a eslevez, ne soit anéantie par nostre nonchalance et brutalité. Au reste, ceste première dignité ne nous peut venir au-devant, qu’à l’opposite nous ne soyons contraints de veoir un triste spectacle de nostre déformité et ignominie, d’autant que nous sommes décheus de nostre origine en la personne d’Adam : dont procède la haine et desplaisance de nous-mesmes avec vraye humilité, et aussi une affection nouvelle de chercher Dieu est enflambée, pour recouvrer en luy tous les biens desquels nous sommes trouvez vuides et despourveus.

2.1.2

C’est ce que la vérité de Dieu nous ordonne de chercher en nous considérant, asçavoir une cognoissance laquelle nous retire loin de toute présomption de nostre propre vertu, et nous despouille de toute matière de gloire, pour nous amener à humilité. Laquelle reigle il nous convient suivre si nous voulons parvenir au but de bien sentir et bien faire. Je say combien il est plus agréable à l’homme, de voir qu’on l’induise à recognoistre ses grâces et louanges, qu’à entendre sa misère et povreté avec son opprobre dont il doit estre abysmé en honte. Car il n’y a rien que l’esprit humain appelé plus, que d’estre amiellé de douces paroles et flatteries. Pourtant, quand il entend qu’on prise ses biens, il n’est que trop enclin à croire tout ce qui se dit à son avantage. Ainsi ce n’est pas de merveilles que la plus part du monde a ainsi erré en cest endroict. Car comme ainsi soit que les hommes ayent une amour d’eux-mesmes désordonnée et aveuglée, ils se feront volontiers à croire qu’il n’y a rien en eux digne d’estre desprisé. Ainsi sans avoir autre advocat, tous reçoivent ceste vaine opinion, que l’homme est suffisant de soy-mesme à bien et heureusement vivre. S’il y en a quelques-uns qui vueillent plus modestement sentir, combien qu’ils concèdent quelque chose à Dieu, afin qu’il ne semble qu’ils s’attribuent le tout, néantmoins ils partissent tellement entre Dieu et eux, que la principale partie de gloire et présomption leur demeure. Puis qu’ainsi est que l’homme estant enclin de soy-mesme à se flatter, il n’y a rien qui luy puisse estre plus plaisant que quand on chatouille l’orgueil qui est en luy par vains allèchemens. Parquoy celui qui a le plus exalté l’excellence de la nature humaine, a tousjours esté le mieux venu. Néantmoins telle doctrine, laquelle enseigne l’homme d’acquiescer en soy-mesme, ne le fait qu’abuser : et tellement abuser, que quiconque y adjouste foy, en est ruiné. Car quel proufit avons-nous de concevoir une vaine fiance, pour délibérer, ordonner, tenter et entreprendre ce que nous pensons estre bon, et ce pendant défaillir, tant en saine intelligence qu’en vertu d’accomplir ? Défaillir, dy-je, dés le commencement, et néantmoins poursuivre d’un cœur obstiné, jusques à ce que soyons du tout confondus ? Or il n’en peut autrement advenir à ceux qui se confient de pouvoir quelque chose par leur propre vertu. Si quelqu’un doncques escoute telle manière de docteurs, qui nous amusent à considérer nostre justice et vertu, il ne proufitera point en la cognoissance de soy-mesme, mais sera ravy en ignorance très-pernicieuse.

2.1.3

Pourtant, combien que la vérité de Dieu convient en cela avec le jugement commun de tous hommes, que la seconde partie de nostre sagesse gist en la cognoissance de nous mesmes : toutesfois en la manière de nous cognoistre il y a grande contrariété. Car selon l’opinion de la chair il semble bien advis que l’homme se cognoisse lors très-bien, quand en se confiant en son entendement et en sa vertu, il prend courage pour s’appliquer à faire son devoir : et renonçant à tous vices, s’efforce de faire ce qui est bon et honneste. Mais celuy qui se considère bien selon la reigle du jugement de Dieu, ne trouve rien qui puisse eslever son cœur en bonne fiance : et d’autant qu’il s’examine plus profondément, d’autant est-il plus abatu : tant qu’estant entièrement déjetté de toute espérance, il ne se laisse rien parquoy il puisse droictement ordonner sa vie. Toutesfois Dieu ne veut pas que nous oubliions nostre première dignité, laquelle il avoit mise en nostre père Adam : voire entant qu’elle nous doit esveiller et pousser à suivre honnesteté et droicture. Car nous ne pouvons penser ny à nostre première origine, ny à la fin à laquelle nous sommes créez, que ceste cogitation ne nous soit comme un aiguillon, pour nous stimuler et poindre à méditer et désirer l’immortalité du royaume de Dieu. Mais tant s’en faut que ceste recognoissance nous doive enfler le cœur, que plustost elle nous doit amener à humilité et modestie. Car quelle est ceste origine ? asçavoir de laquelle nous sommes décheus. Quelle est la fin de nostre création ? celle de laquelle nous sommes du tout destournez : tellement qu’il ne nous reste rien, sinon qu’après avoir réputé nostre misérable condition, nous gémissions : et en gémissant, souspirions après nostre dignité perdue. Or quand nous disons qu’il ne faut point que l’homme regarde rien en soy qui luy eslève le cœur, nous entendons qu’il n’y a rien en luy pourquoy il se doive enorgueillir. Pourtant s’il semble bon à chacun, divisons ainsi la cognoissance que l’homme doit avoir de soy-mesme : c’est qu’en premier lieu il considère à quelle fin il a esté créé et doué des grâces singulières que Dieu luy a faites : par laquelle cogitation il soit incité à méditer la vie future, et désirer de servir à Dieu. En après, qu’il estime ses richesses, ou plustost son indigence : laquelle cognue il soit abattu en extrême confusion, comme s’il estoit rédigé à néant. La première considération tend à cela, qu’il cognoisse quel est son devoir et office : la seconde, qu’il cognoisse combien il est capable de faire ce qu’il doit. Nous dirons de l’un et de l’autre çà et là, comme le portera l’ordre de la dispute.

2.1.4

Or pource que ce n’a point esté un délict léger, mais un crime détestable, lequel Dieu a si rigoureusement puny, nous avons yci à considérer quelle a esté ceste espèce de péché en la cheute d’Adam, laquelle a provoqué et enflambé sur tout le genre humain une vengence si horrible. Ce qui a esté receu par une opinion commune est trop puérile, que Dieu l’a ainsi puny à cause de sa friandise. Comme si le chef et le principal de toutes vertus eust été de s’abstenir de manger d’une espèce de fruit, veu que de tous costez les délices qu’il pouvoit souhaiter luy estoyent offertes : et en la fécondité qui estoit pour lors, non-seulement il avoit de quoy se saouler à son plaisir, mais variété pour satisfaire à tous ses appétis. Il nous faut doncques regarder plus haut : c’est que la défense de toucher à l’arbre de science de bien et de mal luy estoit comme un examen d’obéissance, afin qu’il monstrast et approuvast qu’il se submettoit volontiers au commandement de Dieu. Or le nom de l’arbre monstre qu’il n’y a eu autre fin ou précepte, sinon qu’Adam se contentant de sa condition ne s’eslevast point plus haut par quelque folle cupidité et excessive. D’avantage la promesse qui luy estoit donnée de vivre à jamais pendant qu’il mangeroit de l’arbre de vie : et à l’opposite l’horrible menace, que si tost qu’il auroit gousté du fruit de science de bien et de mal, il mourroit, luy devoit servir à esprouver et exercer sa foy. Dont il est facile à recueillir en quelle façon il a provoqué l’ire de Dieu contre soy. Sainct Augustin ne dit pas mal, que l’orgueil a esté commencement de tous maux, pource que si l’ambition n’eust transporté l’homme plus haut qu’il ne luy estoit licite, il pouvoit demeurer en son degré. Toutesfois il nous faut prendre une définition plus plene de l’espèce de tentation telle que Moyse l’a descrit. Car quand la femme par l’astuce du serpent est destournée de la parole de Dieu à infidélité, desjà il appert que le commencement de ruine a esté désobéissance : ce que sainct Paul conferme, en disant que par la désobéissance d’un homme nous sommes tous perdus Rom. 5.19. Ce pendant il faut aussi noter, que l’homme s’est aussi soustrait et révolté de la sujétion de Dieu, d’autant que non-seulement il a esté trompé par les allèchemens de Satan, mais aussi qu’en mesprisant la vérité, il s’est fourvoyé en mensonge. Et de faict en ne tenant conte de la Parole de Dieu, on abat toute révérence qu’on luy doit, pource que sa majesté ne peut autrement consister entre nous, et qu’aussi on ne le peut deuement servir, sinon en se rangeant à sa Parole. Parquoy l’infidélité a esté la racine de la révolte. De là est procédée l’ambition et orgueil : ausquels deux vices l’ingratitude a esté conjoincte, en ce qu’Adam appelant plus qu’il ne luy estoit ottroyé, a vilenement desdaigné la libéralité de Dieu, dont il estoit tant et plus enrichy. C’a esté certes une impiété monstrueuse, que celuy qui ne faisoit que sortir de terre, ne se soit contenté de ressembler à Dieu, sinon qu’il luy fust égual. Si l’apostasie ou révolte, par laquelle l’homme se soustrait de la supériorité de son Créateur, est un crime vilein et exécrable, mesmes quand il rejette son joug avec une audace effrontée, c’est en vain qu’on veut amoindrir le péché d’Adam : combien que l’homme et la femme n’ont pas esté simplement apostats, mais ont outrageusement déshonoré Dieu, en s’accordant à la calomnie de Satan : par laquelle il accusoit Dieu de mensonge, malice et chicheté. Brief, l’infidélité a ouvert la porte à ambition, et l’ambition a esté mère d’arrogance et fierté, à ce qu’Adam et Eve se jettassent hors des gons, là où leur cupidité les tiroit. Parquoy sainct Bernard dit très-bien, que la porte de salut est en nos aureilles quand nous recevons l’Evangile, comme ç’ont esté les fenestres pour recevoir la mort. Car jamais Adam n’eust osé résister à l’Empire souverain de Dieu, s’il n’eust esté incrédule à sa parole : car c’estoit une assez bonne bride pour modérer et restreindre tous mauvais appétis de sçavoir qu’il n’y avoit rien meilleur, qu’en obtempérant aux commandemens de Dieu, s’adonner à bien faire. Estant doncques transporté par les blasphèmes du diable, entant qu’en luy estoit il a anéanty toute la gloire de Dieu.

2.1.5

Or comme la vie spirituelle d’Adam estoit d’estre et demeurer conjoinct avec son Créateur : aussi la mort de son âme a esté d’en estre séparé. Et ne se faut esbahir s’il a ruiné tout son lignage par sa révolte, ayant perverty tout ordre de nature au ciel et en la terre. Toutes créatures gémissent, dit sainct Paul, estans sujettes à corruption, et non pas de leur vouloir Rom. 8.21. Si on cherche la cause, il n’y a doute que c’est d’autant qu’elles souffrent une partie de la peine que l’homme a méritée, pour l’usage et service duquel elles ont esté faites. Puis doncques que la malédiction de Dieu s’est espandue haut et bas, et à la vogue par toutes les régions du monde à cause de la coulpe d’Adam, ce n’est point merveilles si elle est descoulée sur toute sa postérité. Parquoy d’autant qu’en luy l’image céleste a esté effacée, il n’a pas enduré luy seul ceste punition, qu’au lieu qu’il avoit esté doué et revestu de sagesse, vertu, vérité, saincteté et justice, ces pestes détestables ayent dominé en luy, aveuglement, défaillance à tout bien, immondicité, vanité et injustice : mais aussi a enveloppé, voire plongé en pareilles misères toute sa lignée. C’est la corruption héréditaire que les anciens ont nommé Péché originel, entendans par ce mot de Péché, une dépravation de nature, laquelle estoit bonne et pure au paravant. Or ils ont soutenu de grans combats sur ceste matière, pource qu’il n’y a rien plus contraire au sens commun, que de faire tout le monde coulpable pour la faute d’un seul homme, et ainsi faire le péché commun. Et semble bien que les plus anciens docteurs ayent touché cest article plus obscurément, ou qu’ils l’ayent moins déclairé qu’il n’estoit requis, de peur d’estre assaillis par telles disputes. Toutesfois une telle crainte n’a peu faire qu’un hérétique nommé Pelage ne se soit eslevé avec ceste opinion profane, qu’Adam n’avoit fait mal qu’à soy en péchant, et n’avoit point nuy à ses successeurs. Or Satan par ceste astuce s’est efforcé, en couvrant la maladie, de la rendre incurable. Or estant convaincu par manifestes tesmoignages de l’Escriture, que le péché estoit descendu du premier homme en toute sa postérité, il cavilloit qu’il y estoit descendu par imitation, et non point par génération. Pourtant ces saincts personnages se sont efforcez de monstrer, et sainct Augustin par-dessus tous les autres, que nous ne sommes point corrompus de malice que nous attirions d’ailleurs par exemple, mais que nous apportons nostre perversité du ventre de la mère. Laquelle chose ne se peut nier sans grande impudence. Toutesfois nul ne s’esmerveillera de la témérité des Pélagiens et Célestins en cest endroict, qui aura veu par les escrits de sainct Augustin quelles bestes ils ont esté, et combien il y avoit peu de vergongne en eux. Certes ce que confesse David est indubitable : c’est qu’il a esté engendré en iniquité, et que sa mère l’a conceu en péché Ps. 51.5. Il n’accuse point là les fautes de ses parens, mais pour mieux glorifier la bonté de Dieu envers soy, il réduit en mémoire sa perversité dés sa première naissance. Or cela n’a pas esté particulier à David : il s’ensuit doncques que la condition universelle de tous hommes est démonstrée par son exemple. Nous doncques tous qui sommes produits de semence immonde, naissons souillez d’infection de péché : et mesmes devant que sortir en lumière, nous sommes contaminez devant la face de Dieu. Car qui est-ce qui pourra faire une chose pure, qui est introduite d’immondicité Job 14.4 : comme il est dit au livre de Job.

2.1.6

Nous oyons que la souilleure des pères parvient tellement aux enfans de lignée en lignée, que tous sans exception en sont entachez dés leur origine. Or on ne trouvera nul commencement de ceste pollution, sinon qu’on monte jusques au premier père de tous, comme à la fontaine. Certainement il nous faut avoir cela pour résolu, qu’Adam n’a pas seulement esté père de l’humaine nature, mais comme souche ou racine : et pourtant qu’en la corruption d’iceluy, le genre humain par raison a esté corrompu. Ce que l’Apostre plus clairement démonstre, en l’accomparageant avec Christ : Tout ainsi, dit-il, que le péché est entré par un homme au monde universel, et par le péché, la mort, laquelle a esté espandue sur tous hommes, entant que tous ont péché : semblablement par la grâce de Christ justice et vie nous est restituée Rom. 5.12. Que babilleront yci les Pélagiens, que le péché a esté espars au monde par l’imitation d’Adam ? N’avons-nous doncques autre proufit de la grâce de Christ, sinon qu’elle nous est proposée en exemple pour ensuivre ? Et qui pourroit endurer tel blasphème ? Or il n’y a nul !e doute que la grâce de Christ ne soit nostre par communication, et que par icelle nous n’ayons vie : il s’ensuit pareillement que l’une et l’autre a esté perdue en Adam, comme nous les recouvrons en Christ : et que le péché et la mort ont esté engendrez en nous par Adam comme ils sont abolis par Christ. Ces paroles ne sont point obscures, que plusieurs sont justifiez par l’obéissance de Christ, comme ils ont esté constituez pécheurs par la désobéissance d’Adam : et pourtant, que tout ainsi qu’Adam nous enveloppant en sa ruine a esté cause de nostre perdition, pareillement Christ nous rameine à salut par sa grâce. Je ne pense point qu’il soit mestier de plus longue probation en une si claire lumière de vérité. Semblablement en la première aux Corinthiens, voulant confermer les fidèles en l’espérance de la résurrection, dit que nous recouvrons en Christ la vie laquelle nous avions perdue en Adam 1Cor. 15.22. Quand il prononce que nous sommes morts en Adam, il démonstre bien que nous sommes entachez de la contagion de son péché : car la damnation ne parviendroit point à nous, sinon que la coulpe nous attouchast. Mais son intention se peut encore mieux comprendre par le second membre, où il dit que l’espérance de vie est restituée par Christ. Or il est assez notoire que cela ne se fait point par autre façon, que quand Jésus-Christ se communique à nous pour mettre en nous la vertu de sa justice : selon qu’il est dit en un autre passage, que son Esprit nous est vie, à cause de la justice Rom. 8.10. Pourtant on ne peut autrement exposer ce mot, que nous sommes morts en Adam, sinon en disant que luy ne s’est pas seulement ruiné et destruit en péchant, mais qu’il a aussi tiré avec soy nostre nature en semblable perdition. Non point que la coulpe soit à luy seul, sans nous attoucher, d’autant qu’il a infecté toute sa semence de la perversité en laquelle il a trébusché. Et de faict le dire de sainct Paul, asçavoir que tous de nature sont enfans d’ire Ephés. 2.2, ne seroit pas autrement véritable, sinon que desjà ils fussent maudits au ventre de la mère. Or on peut facilement recueillir, qu’en parlant de nature, on ne la nomme pas telle qu’elle a esté créée de Dieu, mais selon qu’elle a esté pervertie en Adam : car il ne seroit point convenable que Dieu fust fait autheur de la mort. Adam doncques s’est tellement corrompu et infecté, que la contagion est descendue de luy sur tout son lignage. Mesmes Jésus-Christ, qui est le juge devant lequel nous aurons à rendre conte, prononce assez clairement que nous naissons tous malins et vicieux, en disant que tout ce qui est nay de chair est chair Jean 3.6 : et par ainsi que la porte de vie est close à tous, jusques à ce qu’ils soyent régénérez.

2.1.7

Et n’est jà mestier pour entendre cela, de nous envelopper en ceste fascheuse dispute, laquelle a grandement tormenté les anciens Docteurs : asçavoir si l’âme du fils procède de la substance de l’âme paternelle, veu que c’est en l’âme que réside le péché originel. Il nous faut estre contens de savoir que le Seigneur avoit mis en Adam les grâces et dons qu’il vouloit conférer à la nature humaine : pourtant qu’iceluy, quand il les a perdus, ne les a point perdus seulement pour soy, mais pour nous tous. Qui est-ce qui se souciera de l’origine de l’âme, après avoir entendu qu’Adam avoit receu les ornemens qu’il a perdus, non pas moins pour nous que pour soy, entant que Dieu ne les luy avoit point baillez comme à un seul homme en particulier, mais afin que toute sa lignée en jouist avec luy communément ? Il n’y a point doncques d’absurdité, si luy ayant esté despouillé, la nature humaine en a esté desnuée : si luy estant souillé par le péché, l’infection en a esté espandue sur nous tous. Parquoy comme d’une racine pourrie ne procèdent que rameaux pourris, lesquels transportent leur pourriture en toutes les branches et fueilles qu’ils produisent : ainsi les enfans d’Adam ont esté contaminez en leur père, et sont cause de pollution à leurs successeurs. C’est-à-dire, le commencement de corruption a tellement esté en Adam, qu’elle est espandue comme par un perpétuel décours des pères aux enfans. Car la souilleure n’a point sa cause et fondement en la substance de la chair ou de l’âme, mais en ce que Dieu avoit ordonné que les dons qu’il avoit commis en dépost au premier homme, fussent communs et à luy et aux siens pour les garder ou pour les perdre. Et est facile de réfuter ce que cavillent les Pélagiens. Ils disent qu’il n’est pas vray-semblable que les enfans qui naissent de parens fidèles en attirent corruption, veu qu’ils doivent plustost estre purifiez par leur pureté. A cela nous respondons, que les enfans ne descendent point de la génération spirituelle que les serviteurs de Dieu ont du sainct Esprit, mais de la génération charnelle qu’ils ont d’Adam. Pourtant, comme dit sainct Augustin, soit un fidèle qui sera encores coulpable, soit un fidèle qui soit absous, l’un et l’autre engendreront des enfans coulpables, pource qu’ils les engendrent de leur nature vicieuse[a]. Il est bien vray que Dieu sanctifie les enfans des fidèles à cause de leurs parens, mais cela n’est point par vertu de leur nature, mais de sa grâce. C’est doncques une bénédiction spirituelle, laquelle n’empesche point que ceste première malédiction ne soit universellement en la nature humaine, car la condamnation est de nature : mais ce que les enfans sont sanctifiez, est de grâce supernaturelle.

[a] Contra Pelag. et Celest., lib. II.

2.1.8

Or afin que cecy ne soit dit à la volée, il nous faut définir le péché originel. Toutesfois mon intention n’est point d’examiner toutes les définitions de ceux qui en ont escrit : mais seulement j’en donneray une, laquelle me semble estre conforme à la vérité. Nous dirons doncques que le péché originel est une corruption et perversité héréditaire de nostre nature, laquelle estant espandue sur toutes les parties de l’âme, nous fait coulpables premièrement de l’ire de Dieu, puis après produit en nous les œuvres que l’Escriture appelle œuvres de la chair. Et est proprement cela que sainct Paul appelle souventesfois Péché, sans adjouster originel. Les œuvres qui en sortent, comme sont adultères, paillardises, larrecins, haines, meurtres et gourmandises Gal. 5.19, il les appelle, selon ceste raison, Fruits de péché : combien que toutes telles œuvres sont communément nommées Péché, tant par toute l’Escriture qu’en sainct Paul mesme. Il nous faudra distinctement considérer ces deux choses : c’est asçavoir que nous sommes tellement corrompus en toutes les parties de nostre nature, que pour ceste corruption nous sommes à bonne cause damnables devant Dieu, auquel rien n’est agréable sinon justice, innocence et pureté. Et ne faut dire que ceste obligation soit causée de la faute d’autruy seulement, comme si nous respondions pour le péché de nostre premier père sans avoir rien mérité. Car en ce qui est dit, que par Adam nous sommes faits redevables au jugement de Dieu, ce n’est pas à dire que nous soyons innocens, et que sans avoir mérité aucune peine nous portions la folle enchère de son péché : mais pource que par sa transgression nous sommes tous enveloppez de confusion, il est dit nous avoir tous obligez. Toutesfois nous ne devons entendre qu’il nous ait constituez seulement redevables de la peine, sans nous avoir communiqué son péché. Car à la vérité le péché descendu de luy réside en nous, auquel justement la peine est deue. Pourtant sainct Augustin, combien qu’il l’appelle aucunesfois, Le péché d’autruy, pour monstrer plus clairement que nous l’avons de race[b], toutesfois il asseure qu’il est propre à un chacun de nous. Et mesmes l’Apostre tesmoigne que la mort est venue sur tous hommes, pource que tous ont péché Rom. 5.12 : c’est-à-dire, que tous sont enveloppez du péché originel, et souillez des macules d’iceluy. Pour ceste cause les enfans mesmes sont enclos en ceste condamnation : non pas simplement pour le péché d’autruy, mais pour le leur propre. Car combien qu’ils n’ayent encores produit fruits de leur iniquité, toutesfois ils en ont la semence cachée en eux. Et qui plus est, leur nature est une semence de péché : pour tant elle ne peut estre que desplaisante et abominable à Dieu. Dont il s’ensuit qu’à bon droict et proprement tel mal est réputé péché devant Dieu. Car sans coulpe nous ne serions point attirez en condamnation. L’autre point que nous avons à considérer, c’est que ceste perversité n’est jamais oisive en nous, mais engendre continuellement nouveaux fruits, asçavoir icelles œuvres de la chair que nous avons n’aguères descrites : tout ainsi qu’une fournaise ardente sans cesse jette flambe et estincelles, et une source jette son eau. Parquoy ceux qui ont définy le péché originel estre un défaut de justice originelle laquelle devoit estre en l’homme : combien qu’en ces paroles ils ayent comprins toute la substance, toutesfois ils n’ont suffisamment exprimé la force d’iceluy. Car nostre nature n’est pas seulement vuide et destituée de tous biens, mais elle est tellement fertile en toute espèce de mal, qu’elle ne peut estre oisive. Ceux qui l’ont appelée Concupiscence, n’ont point usé d’un mot par trop impertinent, moyennant qu’on adjoustast ce qui n’est concédé de plusieurs, c’est que toutes les parties de l’homme, depuis l’entendement jusques à la volonté, depuis l’âme jusques à la chair, sont souillées et du tout remplies de ceste concupiscence : ou bien, pour le faire plus court, que l’homme n’est autre chose de soy-mesme que concupiscence.

[b] Cum alibi sæpe, tum vero, lib. III ; De peccat. merit. et remun., cap. VIII.

2.1.9

Parquoy j’ay dit que depuis qu’Adam s’est destourné de la fontaine de justice, toutes les parties de l’âme ont esté possédées par le péché. Car ce n’a pas esté son appétit inférieur seulement, ou sensualité, qui l’a alléché à mal, mais ceste maudite impiété, dont nous avons fait mention, a occupé le plus haut et le plus excellent de son esprit, et l’orgueil est entré jusques au profond du cœur. Ainsi c’est une fantasie froide et sotte, de vouloir restreindre la corruption venue delà, aux mouvemens ou appétis qu’on appelle Sensuels, ou l’appeler Un nourrissement de feu, lequel allèche, esmeuve et tire la sensualité à péché. En quoy le maistre des Sentences a monstré une grosse ignorance et lourde. Car en cherchant le siège de ce vice, il dit qu’il est en la chair, selon sainct Paul : adjoustant sa glose, que ce n’est pas proprement, mais pource qu’il y apparoist plus. Or il est si sot de prendre ce mot de Chair pour le corps : comme si sainct Paul en l’opposant à la grâce du sainct Esprit, par laquelle nous sommes régénérez, marquoit seulement une partie de l’âme, et ne comprenoit pas toute nostre nature. Et luy-mesme en oste toute difficulté, disant que le péché ne réside pas seulement en une partie, mais qu’il n’y a rien de pur et net de sa pourriture mortelle. Car en disputant de la nature vicieuse, il ne condamne pas seulement les appétis apparens, mais insiste sur tout en ce point, que l’entendement est totalement asservy à bestise et aveuglement, et le cœur adonné à perversité. Et tout le troisième chapitre des Romains n’est autre chose qu’une description du péché originel. Cecy mesmes appert encore mieux par le renouvellement. Car l’esprit, qui est opposé au vieil homme, et à la chair, ne signifie pas seulement la grâce par laquelle la partie inférieure de l’âme ou sensuelle est corrigée, mais comprend une plene réformation de toutes les parties. Parquoy sainct Paul ailleurs ne demande pas seulement de mettre bas et anéantir les appétis énormes, mais veut que nous soyons renouvelez de l’esprit de nostre entendement : et en l’autre passage, que nous soyons transformez en nouveauté d’esprit Eph. 4.24 ; Rom. 12.2. Dont il s’ensuit que ce qui est le plus noble et le plus à priser en nos âmes, non-seulement est navré et blessé, mais du tout corrompu, quelque dignité qui y reluise : en sorte qu’il n’a pas seulement mestier de guairison, mais faut qu’il veste une nature nouvelle. Nous verrons tantost comment le péché occupe l’esprit et le cœur. J’ay yci voulu seulement toucher en brief, que tout l’homme est accablé comme d’un déluge depuis la teste jusques aux pieds, en sorte qu’il n’y a nulle partie de luy exempte de péché : et par ainsi que tout ce qui en procède est à bon droict condamné et imputé à péché : comme sainct Paul dit, que toutes affections de la chair sont ennemies à Dieu : et par conséquent, mort Rom. 8.7.

2.1.10

Voyent maintenant ceux qui osent attribuer la cause de leur péché à Dieu, quand nous disons que les hommes sont naturellement vicieux, s’ils font perversement de contempler l’ouvrage de Dieu en leur pollution, lequel ils devoyent plustost chercher et sonder en la nature qu’avoit receue Adam devant qu’estre corrompu. Nostre perdition doncques procède de la coulpe de nostre chair, et non pas de Dieu : attendu que nous ne sommes péris pour autre cause que pour estre déclinez de nostre première création. Et ne faut yci répliquer, que Dieu eust bien peu mieux pourvoir à nostre salut, s’il fust venu au-devant de la cheute d’Adam : car ceste objection est si audacieuse et téméraire, qu’elle ne doit nullement entrer en l’entendement de l’homme fidèle. D’avantage elle appartient à la prédestination de Dieu, laquelle sera cy-après traittée en son lieu. Pourtant qu’il nous souviene d’imputer tousjours nostre ruine à la corruption de nostre nature, et non point à icelle nature qui avoit esté donnée premièrement à l’homme afin de n’accuser Dieu, comme si nostre mal venoit de luy. Il est bien vray que ceste mortelle playe de péché est fichée en nostre nature : mais ce sont choses bien diverses, qu’elle ait esté navrée dés son origine, ou qu’elle l’ait esté depuis et d’ailleurs. Or est-il certain qu’elle a esté navrée par le péché qui est survenu. Nous n’avons doncques cause de nous plaindre que de nous-mesmes : ce que l’Escriture dénote diligemment : car l’Ecclésiaste dit, Je say que Dieu avoit créé l’homme bon : mais il s’est forgé plusieurs inventions mauvaises Ecc. 7.29. Par cela il apparoist qu’il faut imputer à l’homme seulement sa ruine, veu qu’il avoit eu de la grâce de Dieu une droicture naturelle, et que par sa folie il est trébusché en vanité.

2.1.11

Nous disons doncques que l’homme est naturellement corrompu en perversité : mais que ceste perversité n’est point en luy de nature. Nous nions qu’elle soit de nature, afin de monstrer que c’est plustost une qualité survenue à l’homme, qu’une propriété de sa substance, laquelle ait esté dés le commencement enracinée en luy : toutesfois nous l’appelons naturelle, afin qu’aucun ne pense qu’elle s’acquiert d’un chacun par mauvaise coustume et exemple, comme ainsi soit qu’elle nous enveloppe tous dés nostre première naissance. Et ne parlons pas ainsi sans autheur : car par mesme raison l’Apostre nous appelle tous héritiers de l’ire de Dieu par nature Eph.2.3. Comment Dieu seroit-il courroucé à la plus noble de ses créatures, veu que les moindres œuvres qu’il a faites luy plaisent ? mais c’est que plustost il est courroucé à l’encontre de la corruption de son œuvre, que contre son œuvre. Si doncques l’homme non sans cause est dit naturellement estre abominable à Dieu, à bon droict nous pourrons dire que naturellement il est vicieux et mauvais. Comme sainct Augustin ne fait point de difficulté, à cause de nostre nature corrompue, d’appeler péchez naturels, lesquels régnent nécessairement en nostre chair quand la grâce de Dieu nous défaut. Par ceste distinction est réfutée la folle resverie des Manichéens, lesquels imaginans une perversité essentielle en l’homme, le disoyent estre créé d’un autre que de Dieu, afin de n’attribuer à Dieu aucune origine de mal.

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