Institution de la Religion Chrétienne

LIVRE II
Qui est de la cognoissance de Dieu, entant qu’il s’est monstré Rédempteur en Jésus-Christ : laquelle a esté cognue premièrement des Pères sous la Loy, et depuis nous a esté manifestée en l’Evangile.

Chapitre IIII
Que la nature de l’homme corrompue ne produit rien qui ne mérite condamnation.

2.3.1

Mais l’homme ne peut estre mieux cognu selon l’une et l’autre partie de l’âme, que quand nous luy aurons donné les tiltres dont il est orné en l’Escriture. Si tout l’homme nous est descrit en ces paroles du Seigneur, quand il dit que ce qui est nay de chair est chair Jean 3.6, comme il est facile de le prouver : il appert que c’est une fort misérable créature. Car toute affection de chair, tesmoin l’Apostre, est mort : veu que c’est inimitié à l’encontre de Dieu, entant qu’elle n’est point sujette, et ne se peut assujetir à la loy de Dieu Rom. 8.6-7. Si la chair est tant perverse, que de toute son affection elle exerce inimitié à l’encontre de Dieu, si elle ne peut avoir consentement avec la justice divine : en somme, si elle ne peut produire que matière de mort : maintenant présupposé qu’il n’y a en la nature de l’homme que chair, comment en pourrons-nous tirer quelque goutte de bien ? Mais ce vocable, dira quelqu’un, se réfère seulement à l’homme sensuel, et non pas à la partie supérieure de l’âme. Je respon, que cela se peut aisément réfuter par les paroles de Christ et de l’Apostre. L’argument du Seigneur est, qu’il faut que l’homme renaisse, pource qu’il est chair Jean 3.6-7. Il ne veut point qu’il renaisse selon le corps. Or l’âme ne sera pas dite renaistre, estant corrigée en quelque portion, ains si elle est du tout renouvelée. Ce qui est confermé par la comparaison qui est faite, tant là comme en sainct Paul. Car l’esprit est tellement comparé à la chair, qu’il n’y a rien laissé de moyen : pourtant tout ce qui n’est point spirituel en l’homme, selon ceste raison, est charnel. Or nous n’avons point une seule goutte de cest esprit, sinon par régénération. Tout ce doncques que nous avons de nature, est chair. Mais encores quand cela seroit autrement en doute, sainct Paul nous en baille la résolution, quand après avoir descrit le vieil homme, lequel il avoit dit estre corrompu par concupiscences errantes, il commande que nous soyons renouvelez en l’esprit de nostre âme Eph. 4.23. Chacun voit bien qu’il ne met pas les meschantes concupiscences en la partie sensitive seulement, mais en l’entendement mesmes : et que pour ceste cause il commande qu’il soit renouvelé. Et de faict, il avoit un petit au paravant mis une telle description de la nature humaine, qu’il faloit conclurre, selon icelle, que nous sommes corrompus et pervers en toutes nos parties. Car ce qu’il dit, que les gens cheminent en la vanité de leur sens, et sont aveugles quant à leur intelligence, et aliénez de la vie de Dieu pour leur ignorance et l’aveuglement de leur cœur, il n’y a nulle doute que cela ne compète à tous ceux que Dieu n’a point encores réformez à la droicture tant de sa sagesse que de sa justice Eph. 4.17-18. Ce qui est encores démonstré par la comparaison qu’il adjouste tantost après, quand il admoneste les fidèles, qu’ils n’ont pas ainsi apprins Christ. Car de ces mots nous pouvons conclurre, que la grâce de Jésus-Christ est le remède unique pour nous délivrer de cest aveuglement, et des maux qui s’en ensuivent. Et c’est ce qu’Isaïe avoit prophétisé du règne de Christ, disant que ce pendant que les ténèbres couvriroyent la terre, et y auroit obscurité sur les peuples, le Seigneur seroit en clairté perpétuelle à son Eglise Esaïe 60.2. Quand il tesmoigne que la clairté du Seigneur seulement luira en l’Eglise, hors d’icelle il ne reste que ténèbres et aveuglissement. Je ne réciteray point particulièrement tout ce qui est dit de la vanité de l’homme, tant de David que de tous les Prophètes. Mais c’est un grand mot que nous avons au Pseaume, que si l’homme estoit contrepoisé avec la vanité, il seroit trouvé plus vain qu’icelle mesme Ps. 62.10. C’est une grande condamnation contre son entendement, que toutes les cogitations qui en procèdent, sont mocquées comme sottes, frivoles, enragées et perverses.

2.3.2

Ce n’est point une moindre condamnation sur le cœur, quand il est dit estre plein de fraude et de perversité, plus que toutes choses Jér. 17.9. Mais pource que je m’estudie à estre brief, je seray content d’un lieu, lequel sera comme un miroir très-clair, pour nous faire contempler toute l’image de nostre nature. Car quand l’Apostre veut abatre l’arrogance du genre humain, il use de ces tesmoignages : Qu’il n’y a nul juste, nul bien entendu, nul qui cherche Dieu : que tous ont décliné, tous sont inutiles : qu’il n’y en a point qui face bien, pas jusques à un seul Rom. 3.10 : que leur gosier est comme un sépulchre ouvert, que leurs langues sont cauteleuses, que venin d’aspic est sous leurs lèvres, que leur bouche est plene de malédicence et amertume, que leurs pieds sont légers à espandre le sang, qu’en leurs voyes il n’y a que perdition et dissipation, que la crainte de Dieu n’est point devant leurs yeux Ps. 14.1 ; 53.1 ; 59.7. Il foudroye de ces paroles rigoureuses non pas sur certains hommes, mais sur toute la lignée d’Adam : et ne reprend point les mœurs corrompues de quelque aage, mais il accuse la corruption perpétuelle de nostre nature. Car c’est son intention en ce lieu-là, non pas de simplement reprendre les hommes afin qu’ils s’amendent de leur propre mouvement : mais plustost de les enseigner, qu’ils sont tous depuis le premier jusques au dernier enveloppez en telle calamité, de laquelle ils ne peuvent sortir, sinon que la miséricorde de Dieu les en délivre. Pource que cela ne se pouvoit prouver, qu’il n’apparust que nostre nature est tombée en ceste ruine, il allègue ces tesmoignages, où il est monstré que nostre nature est plus que perdue. Que cela doncques soit résolu, que les hommes ne sont pas tels que sainct Paul les descrit, seulement par coustume perverse, mais aussi d’une perversité naturelle : car autrement ne pourroit consister l’argument dont il use : c’est pour monstrer que nous n’avons nul salut sinon de la miséricorde de Dieu, veu que tout homme est en soy perdu et désespéré. Je ne me soucie point yci d’appliquer les tesmoignages au propos de sainct Paul : car je pren ces sentences comme si elles avoyent esté premièrement dites de luy, et non point alléguées des Prophètes. Premièrement il despouille l’homme de justice, c’est-à-dire d’intégrité et pureté : puis après d’intelligence, du défaut de laquelle s’ensuit après le signe, c’est que tous hommes se sont destournez de Dieu : lequel chercher, est le premier degré de sapience. S’ensuivent après les fruits d’infidélité, que tous ont décliné, et ont esté faits quasi comme pourris, tellement qu’il n’y en a pas un qui face bien. D’avantage, il met toutes les meschancetez dont ceux qui se sont desbordez en injustice souillent et infectent les parties de leurs corps. Finalement il tesmoigne que tous hommes sont sans crainte de Dieu, à la reigle de laquelle nous devions compasser toutes nos voyes. Si ce sont là les richesses héréditaires du genre humain, c’est en vain qu’on requiert quelque bien en nostre nature. Je confesse que toutes ces meschancetez n’apparoissent point en chacun homme, mais nul ne peut nier qu’un chacun n’en ait la semence enclose en soy. Or comme un corps, quand il a desjà la cause et matière de maladie conceue en soy, ne sera point nommé sain, combien que la maladie ne se soit encores monstrée, et qu’il n’y ait nul sentiment de douleur : aussi l’âme ne sera point réputée saine, ayant telles ordures en soy : combien que la similitude ne soit point du tout propre. Car quelque vice qu’il y ait au corps, si ne laisse-il point de retenir vigueur de vie : mais l’âme estant abysmée en ce gouffre d’iniquité, non-seulement est vicieuse, mais aussi vuide de tout bien.

2.3.3

Il se présente quasi une semblable question a celle qui a esté despeschée cy-dessus. Car en tous siècles il y en a eu quelques-uns, qui par la conduite de nature ont aspiré en toute leur vie à vertu : et mesmes quand on trouvera beaucoup à redire en leurs mœurs, si est-ce qu’en l’affection d’honnesteté qu’ils ont eue, ils ont monstré qu’il y avoit quelque pureté en leur nature. Combien que nous expliquerons plus amplement en quelle estime sont telles vertus devant Dieu, quand nous traitterons du mérite des œuvres, toutesfois il en faut dire à présent ce qui sera nécessaire pour la matière que nous avons en main. Ces exemples doncques nous admonestent que nous ne devons point réputer la nature de l’homme du tout vicieuse, veu que par l’inclination d’icelle aucuns non-seulement ont fait plusieurs actes excellens, mais se sont portez honnestement en tout le cours de leur vie : mais nous avons à considérer, qu’en la corruption universelle dont nous avons parlé, la grâce de Dieu a quelque lieu, non pas pour amender la perversité de la nature, mais pour la réprimer et restreindre au dedans. Car si Dieu permettoit à tous hommes de suivre leurs cupiditez à brides avallées, il n’y en auroit nul qui ne démonstrast par expérience que tous les vices dont sainct Paul condamne la nature humaine, seroyent en luy. Car qui sera celuy qui se pourra séparer du nombre des hommes ? ce qu’il faut faire, si quelqu’un se veut exempter de ce que dit sainct Paul de tous, asçavoir que leurs pieds sont légers à espandre le sang, leurs mains souillées de rapines et homicides, leurs gosiers semblables à sépulchres ouverts, langues cauteleuses, lèvres venimeuses, œuvres inutiles, iniques, pourries, mortelles : que leur cœur est sans Dieu, qu’ils n’ont au dedans que malice, que leurs yeux sont à faire embusches, leurs cœurs eslevez à outrage : en somme, toutes leurs parties apprestées à mal faire Rom. 3.10-17. Si une chacune âme est sujette à tous ces monstres de vices, comme l’Apostre prononce hardiment, nous voyons que c’est qui adviendroit, si le Seigneur laissoit la cupidité humaine vaguer selon son inclination. Il n’y a beste enragée qui soit transportée si désordonnément : il n’y a rivière si violente et si roide, de laquelle l’exondation soit tant impétueuse. Telles maladies sont purgées par le Seigneur en ses esleus, en la manière que nous exposerons : aux réprouvez elles sont seulement réprimées comme par une bride, à ce qu’elles ne se desbordent point, selon que Dieu cognoist estre expédient pour la conservation du monde universel. De là vient qu’aucuns par honte, aucuns par crainte des loix sont retenus, à ce qu’ils ne s’abandonnent à beaucoup de meschancetez : combien qu’en partie ils ne dissimulent pas leurs mauvaises concupiscences. Les autres, pource qu’ils pensent honneste manière de vivre leur estre proufitable, tellement quellement aspirent à icelle. Les autres outrepassent encores, et monstrent une excellence spéciale pour retenir le vulgaire en leur obéissance, par une espèce de majesté. En telle manière le Seigneur restreind par sa providence la perversité de nostre nature, à ce qu’elle ne se jette point hors des gons, mais il ne la purge pas au dedans.

2.3.4

Quelqu’un pourra dire que cela ne suffit pas à soudre la question. Car ou il faut que nous fassions Catilina semblable à Camillus, ou nous aurons un exemple en Camillus, que la nature, quand elle est bien menée, n’est pas du tout despourveue de bonté. Je confesse que les vertus qui ont esté en Camillus, ont esté dons de Dieu, et qu’elles pourroyent estre veues louables, si on les répute en elles-mesmes : mais comment seront-elles enseignes qu’il a eu en sa nature une preud’hommie ? Pour monstrer cela, ne faut-il pas revenir au cœur en faisant cest argument ? Que si un homme naturel a esté doué d’une telle intégrité de cœur, la faculté d’aspirer à bien ne défaut point à la nature humaine[h]. Et que sera-ce si le cœur a esté pervers et oblique, et qu’il n’ait rien moins cherché que droicture ? Or si nous concédons qu’il ait esté homme naturel, il n’y a nulle doute que son cœur a esté tel. Quelle puissance maintenant establirons-nous en la nature humaine, de s’appliquer à bien, sien la plus grande apparence d’intégrité qu’on y trouve, on voit qu’elle tend tousjours à corruption ? Pourtant comme on ne prisera point un homme pour vertueux, duquel les vices seront couverts sous ombre de vertu : ainsi nous n’attribuerons point à la volonté humaine faculté d’appéter le bien, du temps qu’elle sera fichée en sa perversité. Combien que ceste est la plus certaine et facile solution, de dire que telles vertus ne sont pas communes à la nature, mais sont grâces spéciales du Seigneur, lesquelles il distribue mesmes aux meschans, selon la manière et mesure que bon luy semble. Pour laquelle cause en nostre langage vulgaire nous ne doutons point de dire, que l’un est bien nay, et l’autre mal nay : l’un de bonne nature, et l’autre de mauvaise : et néantmoins nous ne laissons point d’enclorre l’un et l’autre sous la condition universelle de la corruption humaine : mais nous signifions quelle grâce Dieu a donnée particulièrement à l’un qu’il a déniée à l’autre. En voulant establir Saül Roy, il l’a quasi formé nouvel homme 1Sam. 10.6. Et voylà pourquoy Platon, suivant la fable d’Homère, dit que les enfans des Roys sont composez d’une masse précieuse, pour estre séparez du vulgaire : pource que Dieu voulant pourvoir au genre humain, doue de vertus singulières ceux qu’il eslève en dignité : comme certes de ceste boutique tous les preux et excellens qui sont renommez aux histoires sont sortis. Autant en faut-il dire de ceux qui demeurent en estat privé. Mais puis que selon que chacun estoit le plus excellent, aussi a-il esté poussé de son ambition, par laquelle macule toutes vertus sont souillées et perdent toute grâce devant Dieu, tout ce qui apparoist digne de louange aux gens profanes doit estre tenu comme rien. D’avantage, quand il n’y a nulle affection de glorifier Dieu, le principal de toute droicture défaut. Or il est certain que tous ceux qui ne sont point régénérez sont vuides et despourveus d’un tel bien. Et ce n’est pas en vain qu’il est dit par Isaïe, que l’esprit de crainte de Dieu reposera sur Jésus-Christ Esaïe 11.3 : en quoy il est signifié, que tous ceux qui sont estrangers de luy, sont aussi destituez de ceste crainte, laquelle est le chef de sagesse Ps. 111.10. Quant aux vertus qui trompent d’une vaine, apparence, elles seront bien louées en l’estat politique, et du commun bruit des hommes : mais au siège judicial de Dieu elles ne vaudront pas un festu pour acquérir justice.

[h] August., Contra Julianum, lib. IV.

2.3.5

La volonté doncques, selon qu’elle est liée et tenue captive en servitude de péché, ne se peut aucunement remuer à bien, tant s’en faut qu’elle s’y applique. Car un tel mouvement est le commencement de nostre conversion à Dieu, laquelle est du tout attribuée à la grâce du sainct Esprit par l’Escriture : comme Jérémie prie le Seigneur qu’il le convertisse, s’il veut qu’il soit converty Jér. 31.18. Pour laquelle raison le Prophète au mesme chapitre, descrivant la rédemption spirituelle des fidèles, dit qu’ils ont esté rachetez de la main d’un plus fort : dénotant par cela combien le pécheur est lié estroitement, pour le temps qu’estant délaissé de Dieu il demeure sous le joug du diable, néantmoins la volonté demeure tousjours à l’homme, laquelle de sa pure affection est encline à péché, voire pour s’y haster. Car quand l’homme est tombé en ceste nécessité, il n’a point esté despouillé de sa volonté, mais de saine volonté. Et pourtant sainct Bernard ne parle point mal en disant que le vouloir est en tous hommes : mais que vouloir le bien est d’amendement : vouloir le mal, est de nostre défaut : ainsi que simplement vouloir, est de l’homme : vouloir le mal, est de la nature corrompue : vouloir le bien, est de grâce. Or ce que je dy, la volonté estre despouillée de liberté, et nécessairement estre tirée au mal, c’est merveille si quelqu’un trouve ceste manière de parler estrange, laquelle n’a nulle absurdité, et a esté usitée des anciens Docteurs. Aucuns s’offensent de ce qu’ils ne peuvent distinguer entre nécessité et contrainte : mais si quelqu’un les interrogue, asçavoir si Dieu n’est pas nécessairement bon, et si le diable n’est pas nécessairement mauvais, que respondront-ils ? Il est certain que la bonté de Dieu est tellement conjoincte avec sa divinité, qu’il ne luy est pas moins nécessaire d’estre bon, que d’estre Dieu. Et le diable par sa cheute s’est tellement aliéné de toute communication de bien, qu’il ne peut autre chose que mal faire. Or si quelque blasphémateur murmure que Dieu ne mérite pas grande louange pour sa bonté, veu qu’il est contraint à icelle garder : la response ne sera-elle pas facile ? C’est que cela advient de sa bonté intime qu’il ne peut mal faire, et non pas de contrainte violente. Si cela doncques n’empesche point la volonté de Dieu, d’estre libre en bien faisant, qu’il est nécessaire qu’il face bien : si le diable ne laisse point de pécher volontairement combien qu’il ne puisse sinon mal faire, qui est-ce qui arguera le péché n’estre point volontaire en l’homme, pource qu’il est sujet à nécessité de péché ? Comme ainsi soit que sainct Augustin enseigne par tout ceste nécessité, il n’a pas laissé de l’acertener, mesmes à l’heure que Cælestius calomnioit ceste doctrine pour la rendre odieuse. Il use doncques de ces paroles : Qu’il est advenu par la liberté de l’homme, qu’il soit tombé en péché : maintenant que la corruption qui s’en est ensuivie a fait de liberté nécessité[i]. Et toutesfois et quantes qu’il entre en ce propos, sans difficulté il déclaire qu’il y a en nous une servitude nécessaire à pécher. Il nous faut doncques observer ceste distinction : C’est que l’homme, après avoir esté corrompu par sa cheute, pèche volontairement, et non pas maugré son cœur, ne par contrainte : qu’il pèche, dy-je, par une affection très encline, et non pas estant contraint de violence : qu’il pèche du mouvement de sa propre cupidité, et non pas estant contraint d’ailleurs : et néantmoins que sa nature est si perverse, qu’il ne peut estre esmeu, poussé, ou mené sinon au mal[j]. Si cela est vray, il est notoire qu’il est sujet à nécessité de pécher. Sainct Bernard, s’accordant à la doctrine de sainct Augustin, parle ainsi : L’homme seul est libre entre les animaux, et toutesfois le péché estant survenu, il souffre assez quelque effort, mais de volonté, non point de nature : en sorte qu’il n’est point privé de la liberté qu’il a de naissance : car ce qui est volontaire, est aussi libre. Et un petit après, La volonté estant changée en mal par le péché, de je ne say quelle façon estrange et perverse se fait une nécessité : laquelle estant volontaire, ne peut excuser la volonté : et la volonté aussi alléchée ne peut exclurre la nécessité : car ceste nécessité est comme volontaire. En après il dit que nous sommes opprimez d’un joug : toutesfois non pas autre que de servitude volontaire : et pourtant qu’au regard de la servitude nous sommes misérables, au regard de la volonté nous sommes inexcusables, veu qu’estant franche, elle s’est faite serve de péché. Finalement il conclud : L’âme doncques sous ceste nécessité volontaire et d’une liberté pernicieuse est détenue serve, et demeure libre d’une façon estrange et bien mauvaise : serve pour la nécessité, libre pour la volonté. Et ce qui est encores plus merveilleux et plus misérable, elle est coulpable pource qu’elle est libre, et est serve pource que c’est par sa coulpe : et ainsi elle est serve d’autant qu’elle est libre[k]. On voit par ces tesmoignages que je ne mets rien de nouveau en avant : mais récite ce que jadis sainct Augustin nous a laissé par escrit du consentement commun des saincts docteurs, et ce qui est demeuré presque mille ans après aux cloistres des moines. Or le maistre des Sentences, pour n’avoir seu distinguer entre Contrainte et Nécessité a ouvert la porte à cest erreur, qui a esté une peste mortelle à l’Eglise, d’estimer que l’homme pouvoit éviter le péché, pource qu’il pèche franchement.

[i] Lib. De perfect. just.
[j] De natura et grat., et alibi.
[k] Sermo super Cant. LXXXI.

2.3.6

Il est expédient de regarder à l’opposite quel est le remède de grâce, par lequel nostre perversité est corrigée et guairie. Car comme ainsi soit que le Seigneur en nous aidant nous eslargisse ce qui nous défaut : quand il apparoistra quelle est son œuvre en nous, il sera aussi aisé d’entendre quelle est nostre povreté. Quand l’Apostre dit aux Philippiens, qu’il a bonne confiance que celuy qui a commencé une bonne œuvre en eux, l’achèvera jusques au jour de Jésus-Christ Phil. 1.6 : il n’y a nulle doute que par ce commencement de bonne œuvre il signifie l’origine de leur conversion, c’est quand leur volonté a esté tournée à Dieu. Parquoy le Seigneur commence en nous son œuvre, inspirant en nos cœurs l’amour, le désir et estude de bien et de justice : ou pour parler plus proprement, enclinant, formant, et addressant nos cœurs à justice : mais il parachève son œuvre, en nous confermant à persévérance. Et afin que personne ne caville que le bien est commencé en nous de Dieu, d’autant que nostre volonté, laquelle seroit de soy trop infirme, est aidée de luy : le sainct Esprit déclaire en un autre lieu que vaut nostre volonté estant abandonnée à soy-mesme : Je vous donneray, dit-il, un nouveau cœur, je créeray un esprit nouveau en vous : j’osteray le cœur de pierre qui est en vous, et vous en donneray un de chair : je mettray mon esprit en vous, et vous feray cheminer en mes commandemens Ezéch. 36.26. Qui est-ce maintenant qui dira que seulement l’infirmité de la volonté humaine est confermée, afin d’aspirer vertueusement à eslire le bien, quand nous voyons qu’il faut qu’elle soit du tout reformée et renouvelée ? Si la pierre est si molle qu’en la maniant on la puisse fleschir en telle forme qu’on voudra, je ne nie point que le cœur de l’homme n’ait quelque facilité et inclination pour obéir à Dieu, moyennant que son infirmité soit confermée. Mais si nostre Seigneur par ceste similitude a voulu monstrer qu’il est impossible de rien tirer de bien de nostre cœur, s’il n’est fait tout autre, ne partissons point entre luy et nous la louange laquelle il s’attribue à luy seul. Si doncques quand le Seigneur nous convertit. à bien, c’est comme si on transmuoit une pierre en chair, il est certain que tout ce qui est de nostre propre volonté est aboly, et tout ce qui succède est de Dieu. Je dy que la volonté est abolie, non pas entant qu’elle est volonté : car en la conversion de l’homme, ce qui est de la première nature demeure. Je dy aussi qu’elle est créée nouvelle : non pas pour commencer d’estre volonté, mais pour estre convertie de mauvaise en bonne. Je dy que tout cela se fait entièrement de Dieu, pource que tesmoin l’Apostre, nous ne sommes pas idoines à concevoir une seule bonne pensée 2Cor. 3.5. A quoy respond ce qu’il dit ailleurs, que non-seulement Dieu aide et subvient à nostre volonté débile, ou corrige la malice d’icelle, mais qu’il crée et met en nous le vouloir Phil. 2.13. Dont il est aisé à recueillir ce que j’ay dit, que tout ce qui est de bien au cœur humain, est œuvre de pure grâce. En ce sens aussi il prononce ailleurs, que c’est Dieu qui fait toutes choses en tous 1Cor. 12.6. Car il ne dispute point là du gouvernement universel du monde, mais il maintient que la louange de tous les biens qui se trouvent aux fidèles doit estre réservée à Dieu seul, En disant, Toutes choses : il fait Dieu autheur de la vie spirituelle depuis un bout jusques à l’autre. Ce qu’il avoit au paravant exprimé sous autres mots, c’est que les fidèles sont de Dieu en Jésus-Christ : où il propose une création nouvelle, par laquelle ce qui est de la nature commune est aboly. Mesmes il fait une comparaison de Jésus-Christ à l’opposite d’Adam, laquelle en un autre lieu il déduit plus clairement : asçavoir que nous sommes l’ouvrage de Dieu, estans créez en Jésus-Christ à bonnes œuvres, qu’il a apprestées afin que nous cheminions en icelles Ephés. 2.10. Car il veut prouver par ceste raison que nostre salut est gratuit, d’autant que la ressource de tous biens est en la seconde création, laquelle nous obtenons en Jésus-Christ. Or s’il y avoit la moindre faculté du monde en nous, il y auroit aussi quelque portion de mérite : mais afin de nous espuiser du tout, il argue que nous n’avons peu rien mériter, d’autant que nous sommes créez en Jésus-Christ pour faire bonnes œuvres, lesquelles Dieu a préparées. En quoy il signifie derechef, que depuis le premier mouvement jusques à la dernière persévérance, le bien que nous faisons est de Dieu en toutes ses parties. Par mesme raison le Prophète, après avoir dit au Pseaume, que nous sommes l’ouvrage de Dieu : afin que nul n’entreprinst de faire partage, adjouste, quant et quant, Il nous a faits, ce ne sommes-nous pas qui nous ayons faits Ps. 100.3. Qu’il parle de la régénération, laquelle est le commencement de la vie spirituelle, il appert par le fil du texte : car il s’ensuit tantost après, que nous sommes son peuple et le troupeau de sa pasture. Or nous voyons qu’il ne s’est pas contenté d’avoir simplement attribué à Dieu la louange de nostre salut, mais qu’il nous exclud de toute compaignie : comme s’il disoit, Pour estre troupeau de Dieu, les hommes n’ont de quoy se glorifier jusques à une seule goutte : pource que le tout est de Dieu.

2.3.7

Mais il y en aura possible qui concéderont bien, que la volonté de l’homme est convertie à justice et à droicture par la seule vertu de Dieu, et que de soy-mesme elle en est destournée : néantmoins qu’estant préparée elle besongne pour sa part : comme sainct Augustin escrit que la grâce précède toute bonne œuvre : et qu’en bien faisant la volonté est conduite par la grâce, et ne la conduit pas : suit, et ne précède pas[l]. Laquelle sentence ne contenant rien en soy de mal a esté mal destournée à un sens pervers par le maistre des Sentences. Or je dy que tant aux mots du Prophète, lesquels j’ay alléguez, qu’aux autres lieux semblables, il y a deux choses à noter : c’est que le Seigneur corrige, ou plustost abolit nostre volonté perverse, puis après nous en donne de soy-mesme une bonne. Entant doncques que nostre volonté est prévenue de la grâce, je permets qu’elle soit nommée comme chambrière : mais en ce qu’estant reformée elle est œuvre de Dieu, cela ne doit point estre attribué à l’homme, que par sa volonté il obtempère à la grâce prévenante. Parquoy ce n’a pas esté bien parlé à sainct Chrysostome, de dire que la grâce ne peut rien sans la volonté, comme la volonté ne peut rien sans la grâce[m] : comme si la volonté mesme n’estoit point engendrée et formée de la grâce, comme nous avons veu par sainct Paul. Touchant de sainct Augustin, ce n’a pas esté son intention de donner à la volonté de l’homme une partie de la louange des bonnes œuvres, quand il l’a nommée chambrière de la grâce : mais il pensoit seulement à réfuter la meschante doctrine de Pélagius, lequel mettoit la première cause de salut es mérites de l’homme. Pourtant ce qui estoit convenable à ce propos-là, il démonstre que la grâce précède tous mérites : laissant l’autre question derrière, quel est son effect perpétuel en nous, laquelle il traitte très-bien ailleurs. Car quand il dit par plusieurs fois, que le Seigneur prévient celuy lequel ne veut point, afin qu’il vueille : et assiste à celuy qui veut, afin qu’il ne vueille en vain : il le fait entièrement autheur de tous biens : Combien qu’il y ait plusieurs sentences (en ses escrits) si claires touchant cela, qu’elles n’ont point mestier d’autre expositeur. Les hommes, dit-il, mettent peine de trouver en nostre volonté quelque bien qui soit nostre, et non point de Dieu : mais je ne say comment ils l’y pourront trouver[n]. Item au premier livre contre Pélagius et Cœlestius, exposant ceste sentence de nostre Seigneur Jésus, Quiconque a ouy du Père, vient à moy Jean 6.45 : La volonté de l’homme, dit-il, est tellement aidée, non-seulement à ce qu’elle sache ce qu’il faut faire, mais l’ayant seu, qu’elle le face. Et pourtant quand le Seigneur enseigne, non point par la lettre de la Loy, mais par la grâce de son Esprit, il enseigne en sorte que non-seulement un chacun voye ce qu’il aura apprins en le cognoissant, mais que de vouloir il appète, et que d’œuvre il parface.

[l] Epist. CVI, Ad Boni.
[m] En un sermon de l’Invention de sainte Croix.
[n] De la rémission des péchez, livre II, chap. XVIII.

2.3.8

Et pource que nous sommes maintenant au principal point de la matière, rédigeons la chose sommairement, et approuvons nostre sentence par tesmoignages de l’Escriture : puis après, afin que personne ne calomnie que nous renversons l’Escriture, monstrons que la vérité que nous tenons a esté aussi enseignée par ce sainct personnage, je dy sainct Augustin. Car je ne pense pas qu’il soit expédient de produire tous les tesmoignages l’un après l’autre, qui se peuvent amener de l’Escriture pour confermer nostre sentence, moyennant que nous choisissions ceux qui pourront faire ouverture pour entendre les autres. D’autre part je pense qu’il ne sera point mauvais de monstrer évidemment quelle convenance j’ay avec ce sainct homme, auquel l’Eglise à bon droict porte révérence. Certes que l’origine du bien ne soit point d’ailleurs que de Dieu seul, il appert par raison certaine et facile : car la volonté ne se trouvera pas encline à bien sinon aux esleus. Or la cause de l’élection doit, estre cherchée hors des hommes : dont il s’ensuit que nul n’a droicte volonté de soy-mesme, et qu’elle luy procède de la mesme faveur gratuite dont nous sommes esleus devant la création du monde. Il y a une autre raison quasi semblable. Car puis que le commencement de bien vouloir et bien faire est de la foy, il faut sçavoir dont vient la foy mesme. Or puis que l’Escriture prononce par tout haut et clair que c’est un don gratuit, il s’ensuit assez que c’est par pure grâce que nous commençons à vouloir le bien : nous, dy-je, qui sommes de tout nostre cœur naturellement adonnez à mal. Le Seigneur doncques, quand il met ces deux choses en la conversion de son peuple, qu’il luy ostera son cœur de pierre, et luy en donnera un de chair : tesmoigne apertement qu’il faut que tout ce qui est de nous soit aboly, pour nous amener à bien, et que tout ce qui est substitué au lieu, procède de sa grâce. Et ne dit pas cela seulement en un lieu : car nous avons aussi en Jérémie, Je leur donneray un cœur et une voye, afin qu’ils me craignent toute leur vie. Et un peu après, Je mettray la crainte de mon Nom en leurs cœurs, à ce qu’ils ne se destournent point de moy Jér. 32.39. Item en Ezéchiel, Je donneray un mesme cœur à tous, et créeray un nouvel esprit en leurs entrailles. Je leur osteray leur cœur de pierre, et leur donneray un cœur de chair Ezéch. 11.19 ; 36.25. Il ne nous pourroit mieux oster la louange de tout ce qui est bon et droict en nostre volonté pour le s’attribuer, que quand il appelle nostre conversion, une création de nouvel esprit et de nouveau cœur. Car il s’ensuit tousjours, qu’il ne peut rien procéder de bon de nostre volonté, jusques à ce qu’elle soit réformée : et après que la réformation, entant qu’elle est bonne, est de Dieu, non pas de nous.

2.3.9

Et ainsi nous voyons que les saincts ont prié : comme quand Salomon disoit : Que le Seigneur encline nos cœurs à soy, afin que nous le craignions, et gardions ses commandemens 1Rois 8.58 : il monstre la contumace de nostre cœur, en ce que naturellement il le confesse estre rebelle contre Dieu et sa Loy, sinon qu’il soit fleschy au contraire. Autant en est-il dit au Pseaume, Dieu, encline mon cœur en tes statuts Ps. 119.36. Car il faut tousjours noter l’opposition qui se fait entre la perversité qui nous pousse à mal et rébellion contre Dieu, et le changement par lequel nous sommes réduits à son service. Or quand David, sentant que pour un temps il avoit esté privé et destitué de la conduite de la grâce de Dieu, requiert au Seigneur qu’il crée en luy un nouveau cœur, et qu’il renouvelle un droict esprit en ses entrailles Ps. 51.10-12 : ne recognoist-il point que toutes les parties de son cœur sont plenes d’immondicité et de souilleure, et que son esprit est enveloppé en perversité ? D’avantage, en appelant la pureté qu’il désire, créature de Dieu, il luy attribue toute la vertu d’icelle. Si quelqu’un réplique que ceste prière est un signe d’une affection bonne et saincte : la solution est facile, asçavoir combien que David fust desjà en partie ramené au bon chemin, toutesfois qu’il compare l’horrible ruine en laquelle il estoit trébusché, et laquelle il avoit sentie, avec son estat premier. Ainsi prenant en soy la personne d’un homme estant aliéné de Dieu, il ne requiert point sans cause que tout ce que Dieu donne à ses esleus en les régénérant, soit accomply en luy. Et par conséquent estant semblable à un mort, il désire d’estre créé de nouveau, afin d’estre fait d’esclave de Satan, organe du sainct Esprit. C’est une chose merveilleuse que de nostre orgueil. Dieu ne requiert rien plus estroitement, sinon que nous observions son Sabbath, asçavoir en nous reposant de toutes nos œuvres : et il n’a rien qu’on tire de nous avec plus grande difficulté que cela, c’est qu’en quittant toutes nos œuvres, nous donnions lieu aux siennes. Si ceste rage ne nous empeschoit : le Seigneur Jésus a donné assez ample tesmoignage à ses grâces, à ce qu’elles ne soyent obscurcies. Je suis, dit-il, la vigne, vous estes les ceps, et mon Père est le vigneron Jean 15.1. Comme le cep ne peut porter fruit de soy, sinon qu’il demeure en la vigne : ainsi vous, si vous ne demeurez en moy : car sans moy vous ne pouvez rien faire. Si nous ne fructifions de nous, non plus que fait un cep arraché de terre, et privé de toute humeur il ne faut plus maintenant s’enquérir combien nostre nature est propre à bien faire. Et aussi ceste conclusion n’est point douteuse, que sans luy nous ne pouvons rien faire. Il ne dit pas que nous soyons tellement infirmes que nous ne pouvons suffire : mais en nous réduisant du tout à néant, il exclud toute fantasie de la moindre puissance du monde. Si estans entez en Christ, nous fructifions comme un cep de vigne, lequel prend sa vigueur tant de l’humeur de la terre, comme de la rosée du ciel, et de la chaleur du soleil, il me semble qu’il ne nous reste aucune portion en toutes bonnes œuvres, si nous voulons conserver à Dieu son honneur entièrement. C’est en vain qu’on prétend ceste subtilité, qu’il y a quelque humeur enclose au cep, qui est pour le faire produire fruit : et pourtant qu’il ne prend pas tout de la terre, ou de la première racine, mais qu’il apporte quelque chose du sien. Car Jésus-Christ n’entend autre chose, sinon que nous sommes du bois sec et stérile, et de nulle valeur, si tost que nous sommes séparez de luy : pource qu’il ne se trouvera à part en nous aucune faculté de bien faire : comme il dit ailleurs, que tout arbre que son Père n’a planté sera arraché. Pourtant l’Apostre luy en donne toute louange. C’est Dieu, dit-il, qui fait en nous et le vouloir et le parfaire Matth. 15.13 ; Phil. 2.13. La première partie des bonnes œuvres est la volonté : l’autre est de s’efforcera l’exécuter, et le pouvoir faire. Dieu est autheur et de l’un et de l’autre. Il s’ensuit doncques que si l’homme s’attribue aucune chose, ou en la volonté, ou en l’exécution, qu’il desrobe autant à Dieu. S’il estoit dit que Dieu baille secours à nostre volonté infirme, il nous seroit laissé quelque chose : mais quand il est dit qu’il fait la volonté, en cela il est monstré que tout ce qui est de bon est d’ailleurs que de nous. Et pource que la bonne volonté mesme par la pesanteur de nostre chair est retardée et opprimée, il dit conséquemment que pour surmonter toute difficulté, nostre Seigneur nous donne la constance et vertu d’exécuter. Et de faict, ce qu’il enseigne ailleurs ne peut autrement estre vray : c’est qu’il n’y a qu’un seul Dieu, qui fait toutes choses en tous 1Cor. 12.6 : où nous avons monstré cy-dessus que tout le cours de la vie spirituelle est comprins. Pour laquelle raison David, après avoir prié Dieu qu’il luy manifeste ses voyes, afin qu’il chemine en sa vérité, adjouste incontinent, Uny mon cœur pour craindre ton nom Ps. 86.11. Par lequel mot il signifie, que ceux mesmes qui sont bien affectionnez sont sujets à tant de desbauchemens pour estre distraits, qu’ils s’esvanouiroyent bien tost ou s’escouleroyent comme eau, s’ils n’estoyent fortifiez en constance. Suivant cela, en un autre passage ayant prié Dieu de vouloir guider ses pas, il adjouste que la force aussi luy soit donnée pour guerroyer : Que l’iniquité (dit-il) ne domine point en moy Ps. 119.133. En ceste manière doncques Dieu commence et parfait la bonne œuvre en nous : c’est que par sa grâce la volonté est incitée à aimer le bien, enclinée à le désirer, et esmeue à le chercher et s’y adonner : d’avantage, que ceste amour, désir et effort ne défaillent point, mais durent jusques à leur effect : finalement que l’homme poursuit le bien, et y persévère jusques à la fin.

2.3.10

Or il esmeut nostre volonté, non pas comme on a longtemps imaginé et enseigné, tellement qu’il soit après en nostre élection d’obtempérer à son mouvement, ou résister : mais il la meut avec telle efficace, qu’il faut qu’elle suive. Pourtant ce qu’on lit souvent en Chrysostome ne doit point estre receu : C’est que Dieu n’attire sinon ceux qui veulent estre attirez. En quoy il signifie que Dieu en nous tendant la main, attend s’il nous semblera bon de nous aider de son secours. Nous concédons bien que du temps que l’homme estoit encore entier, sa condition estoit telle, qu’il se pouvoit encliner d’une part et d’autre : mais puis qu’Adam a déclairé par son exemple combien est povre et misérable le franc arbitre, sinon que Dieu vueille en nous et puisse tout, quel proufit aurons-nous quand il nous despartira sa grâce en telle manière ? Mais comme ainsi soit qu’il espande sur nous la plénitude de sa grâce, nous luy en ostons la louange par nostre ingratitude. Car l’Apostre n’enseigne pas seulement que la grâce de bien vouloir nous est offerte, si nous l’acceptons : mais que Dieu fait et forme en nous le vouloir : qui n’est autre chose à dire, sinon que Dieu par son Esprit dresse, fleschit, modère nostre cœur, et qu’il y règne comme en sa possession. Et par Ezéchiel non-seulement il promet de donner un cœur nouveau à ses esleus, afin qu’ils puissent cheminer en ses préceptes, mais afin qu’ils y cheminent de faict Ezéch. 11.19 ; 36.27. Et ne se peut autrement entendre ceste sentence de Christ, Quiconque a esté instruit de mon Père, vient à moy Jean 6.45 : sinon que par icelle on entende que la grâce de Dieu est de soy-mesme vertueuse pour accomplir et mettre en effect son œuvre, comme sainct Augustin le maintient[o] : laquelle grâce Dieu ne despart point à un chacun, comme porte le proverbe commun, qu’elle n’est desniée à personne qui fait ce qui est en soy. Bien faut-il enseigner que la bonté de Dieu est exposée à tous ceux qui la cherchent, sans aucune exception. Mais comme ainsi soit que nul ne commence à la chercher devant qu’il ait esté inspiré du ciel, il ne faloit en cest endroict mesme aucunement diminuer de la grâce de Dieu. Certes ce privilège appartient aux esleus seulement, qu’estans régénérez par l’Esprit de Dieu, ils soyent de luy conduits et gouvernez. Parquoy sainct Augustin ne se moque pas moins de ceux qui se vantent que c’est à eux en partie d’appéter le bien, qu’il reprend les autres qui pensent que la grâce est donnée pesle-mesle à tous, veu qu’elle est tesmoignage de l’élection gratuite de Dieu[p]. La nature, dit-il, est commune à tous, non pas la grâce. Et dit que ceux qui estendent ainsi généralement à tous ce que Dieu ne donne que de son bon plaisir, ont une subtilité luisante et fragile comme un verre. Item, Comment es-tu venu à Christ ? C’est en croyant, Or crain que si tu te vantes d’avoir toy-mesme trouvé la voye juste, tu ne périsses et sois exterminé d’icelle. Si tu dis que tu es venu de ton franc arbitre et propre volonté, de quoy t’enfles-tu ? Veux-tu cognoistre que cela aussi t’a esté donné ? escoute celuy qui nous appelle, Nul ne vient à moy si mon Père ne l’y attire Jean 6.44. Et de faict, il est facile de conclurre par les mots de sainct Jehan, que les cœurs des fidèles sont gouvernez d’enhaut, avec tel effect qu’ils suivent d’une affection, laquelle n’est point pour fleschir çà et là, mais est arrestée à obéir. Celuy, dit-il, qui est de Dieu ne peut pécher : pource que la semence de Dieu demeure en luy 1Jean 3.9. Nous voyons que ce mouvement sans vertu, lequel imaginent les Sophistes, est exclus. J’enten ce qu’ils disent, que Dieu offre seulement sa grâce, à telle condition que chacun la refuse ou accepte selon que bon luy semble. Telle resverie, dy-je, qui n’est ne chair ne poisson, est exclue, quand il est dit que Dieu nous fait tellement persévérer, que nous sommes hors de danger de décliner.

2.3.11

[o] Lib. De praedestin. sanctorum.
[p] De verbis Apost., sermone XI.

Il ne faloit non plus douter de la persévérance, qu’elle ne deust estre estimée don gratuit de Dieu : mais il y a une fausse opinion au contraire enracinée au cœur des hommes, qu’elle est dispensée à un chacun selon son mérite : c’est-à-dire, comme il se monstre n’estre point ingrat à la première grâce. Mais pource qu’une telle opinion est venue de ce qu’on imaginait, qu’il fust en nostre pouvoir de refuser ou accepter la grâce de Dieu quand elle nous est présentée, il est facile de la réfuter, veu que ceste raison a esté monstrée fausse : combien qu’il y a yci double erreur. Car outre ce qu’ils disent qu’en bien usant de la première grâce de Dieu, nous méritons que par autres grâces suivantes il rémunère nostre bon usage, ils adjoustent aussi que ce n’est point la grâce de Dieu seule qui besongne en nous, mais seulement qu’elle coopère. Quant au premier, il faut avoir ceste résolution, que le Seigneur Dieu en multipliant ses grâces en ses serviteurs, et leur en conférant tous les jours de nouvelles, d’autant que l’œuvre qu’il a desjà commencée en eux luy est agréable, il trouve en eux matière et occasion de les enrichir et augmenter en telle sorte. Et à cela se doivent rapporter les sentences suivantes, A celuy qui aura, il luy sera donné. Item, puis que tu t’es monstré serviteur fidèle en petites choses, je te constitueray en plus grande charge Matth. 25.21, 23, 29 ; Luc.19.1. Mais il nous faut yci donner garde de deux vices : c’est qu’on n’attribue point à l’homme en telle sorte le bon usage de la grâce de Dieu, comme si par son industrie il la rendoit valable. Puis après, qu’on ne die point que les grâces qui sont conférées à l’homme fidèle, soyent tellement pour rémunérer ce qu’il a bien usé de la première grâce, comme si tout ne luy provenoit point de la bonté gratuite de Dieu. Je confesse doncques que les fidèles doivent attendre ceste bénédiction, que d’autant qu’ils auront mieux usé des grâces de Dieu, d’autres nouvelles et plus grandes leur seront journellement adjoustées. Mais je dy d’autre part, que ce bon usage est de Dieu, et que ceste rémunération procède de sa bénévolence gratuite. Les Scholastiques ont en la bouche ceste. distinction vulgaire de la grâce opérante et coopérante : mais ils en abusent pour tout pervertir. Sainct Augustin en a bien usé, mais c’a esté avec une bonne déclaration, pour adoucir ce qui pouvoit estre rude : c’est que Dieu parfait en coopérant, ce qu’il a commencé en opérant : c’est-à-dire, qu’il applique ce qu’il nous a desjà donné, pour besongner avec ce qu’il y adjouste : et que c’est une mesme grâce, mais qu’elle prend son nom selon la diverse manière de son effect. Dont il s’ensuit qu’il ne partit point entre Dieu et nous, comme s’il y avoit quelque concurrence mutuelle entre le mouvement de Dieu et un autre que nous eussions à part : mais que c’est seulement pour monstrer comment la grâce augmente. A quoy appartient ce que nous avons desjà allégué, que la bonne volonté précède beaucoup de dons de Dieu, mais qu’elle est du nombre. Dont il s’ensuit qu’on ne luy peut rien attribuer de propre. Ce que sainct Paul nommément a déclairé. Car après qu’il a dit que c’est Dieu qui fait en nous le vouloir et le parfaire Phil. 2.13, incontinent il adjouste qu’il fait l’un et l’autre selon sa bonne volonté : par ce mot signifiant sa bénignité gratuite. Quant à ce qu’ils disent, qu’après avoir donné lieu à la première grâce, nous coopérons avec Dieu : je respon, S’ils entendent qu’après avoir esté réduits par la vertu de Dieu en obéissance de justice, nous suivons volontairement la conduite de sa grâce, je leur confesse. Car il est très-certain que là où règne la grâce de Dieu, il y a une telle promptitude d’obtempérer. Mais dont est-ce que cela vient, sinon d’autant que l’Esprit de Dieu estant conforme à soy-mesme, nourrit et conferme en nous l’affection d’obéissance, laquelle il a engendrée dés le commencement ? Au contraire, s’ils veulent dire que l’homme a cela de sa propre vertu, qu’il coopère avec la grâce de Dieu : je dy que c’est un erreur pestilent.

2.3.12

Ils abusent faussement à ce propos du dire de l’Apostre, J’ay plus travaillé que tous les autres : non pas moy, mais la grâce de Dieu avec moy 1Cor. 15.10, Pource, disent- ils, qu’il eust semblé que c’estoit trop arrogamment parlé, de se préférer à tous les autres, il modère cela, rendant la louange à la grâce de Dieu : en telle sorte néantmoins qu’il se dit compagnon de Dieu en ouvrant. C’est merveilles quand tant de personnages qui n’estoyent point autrement mauvais, ont achoppé à ce festu. Car sainct Paul ne dit point que la grâce de Dieu ait besongné avec soy, pour se faire compagnon d’icelle : mais plustost il luy attribue toute la louange de l’œuvre : Ce ne suis-je point, dit-il, qui ay travaillé, mais la grâce de Dieu, laquelle m’assistoit. Toute la faute est venue, qu’ils s’arrestent à la translation commune, laquelle est douteuse : mais le texte grec de sainct Paul est si clair, qu’on n’en peut douter. Car si on veut translater à la vérité ce qu’il dit, il ne signifie pas que la grâce de Dieu fust coopérante avec luy : mais qu’en luy assistant, elle faisoit le tout. Ce que sainct Augustin déclaire plenement et en briefves paroles, quand il dit que la bonne volonté qui est en l’homme précède beaucoup de grâces de Dieu, mais non pas toutes : car elle est du conte Ps. 69.13 ; 23.6. Il adjouste conséquemment la raison : Pource qu’il est escrit, dit-il, La miséricorde de Dieu nous prévient et nous suit : asçavoir d’autant qu’il prévient celuy qui ne veut point, à ce qu’il vueille : et suit celuy qui veut, à ce qu’il ne vueille point en vain. A quoy s’accorde sainct Bernard, introduisant l’Eglise avec ces mots, Dieu, tire-moy aucunement par force et maugré que j’en aye, pour me faire volontaire : tire-moy estant paresseuse, afin de me rendre agile à courir[q].

[q] Serm. II In Cant.

2.3.13

Oyons maintenant sainct Augustin parler, afin que les Pélagiens de nostre temps, c’est-à-dire les Sophistes de Sorbonne, ne nous reprochent comme ils ont de coustume, que tous les docteurs anciens nous sont contraires. En quoy ils ensuivent leur père Pélagius : lequel a molesté sainct Augustin d’une mesme calomnie. Or il poursuit ceste matière au long au livre qu’il a intitulé, De correction et grâce Chap. II : dont je réciteray en brief aucuns passages, usant de ses propres mots. Il dit que la grâce de persister en bien a esté donnée à Adam, s’il en eust voulu user : qu’elle nous est donnée, afin que nous vueillons, et qu’en voulant, nous surmontions les concupiscences. Ainsi, qu’Adam a eu le pouvoir, s’il eust voulu : mais qu’il n’a point eu le vouloir, afin qu’il peust : qu’à nous, tant le vouloir que le pouvoir nous est donné. Que la première liberté a esté de pouvoir s’abstenir de pécher : que celle que nous avons maintenant est beaucoup plus grande, c’est de ne pouvoir pécher. Les Sorbonistes exposent cela de la perfection qui sera en la vie future : mais c’est une mocquerie, veu que sainct Augustin se déclaire puis après, en disant que la volonté des fidèles est tellement conduite par le sainct Esprit, qu’ils peuvent bien faire, à cause qu’ils veulent : et qu’ils le veulent, à cause que Dieu crée en eux le vouloir 2Cor. 12.9. Car si en si grande infirmité, dit-il, (en laquelle toutesfois pour obvier à orgueil et le réprimer, il faut que la vertu de Dieu se parface) leur volonté leur estoit laissée, qu’ils peussent bien faire par l’aide de Dieu, si bon leur sembloit, et que Dieu ne leur donnast point la volonté, entre tant de tentations, leur volonté laquelle est infirme, succomberoit, ainsi ils ne pourroyent persévérer. Dieu a doncques survenu à l’infirmité de la volonté humaine, la dirigeant sans qu’elle peust fleschir çà ne là, et la gouvernant sans qu’elle se peust destourner. Car en telle sorte, combien qu’elle soit infirme, elle ne peut faillir. Tantost après il traitte comme il est nécessaire que nos cœurs suivent le mouvement de Dieu, quand il les tire : disant que Dieu tire bien les hommes selon leur volonté, et non par contrainte : mais que la volonté est celle qu’il a formée en eux. Nous avons maintenant le point que nous débatons principalement, approuvé parla bouche de sainct Augustin : c’est que la grâce n’est point seulement présentée de Dieu, pour estre rejettée ou acceptée, selon qu’il semble bon à un chacun : mais que c’est icelle grâce seule, laquelle induit nos cœurs à suivre son mouvement, et y produit tant le chois que la volonté : tellement que toutes bonnes œuvres qui s’ensuivent après, sont fruits d’icelle : et n’est point receue d’homme vivant, sinon d’autant qu’elle a formé son cœur en obéissance. A ceste cause le mesme docteur dit en un autre lieu, qu’il n’y a que la grâce de Dieu qui face toute bonne œuvre en nous.

2.3.14

Touchant ce qu’il dit quelque part que la volonté n’est point destruite par la grâce, mais de mauvaise changée en bonne : et après avoir esté faite bonne, qu’elle est aidée[r] : en cela seulement il signifie que l’homme n’est point tiré de Dieu comme une pierre, sans aucun mouvement de son cœur, comme par une force de dehors : mais qu’il est tellement touché qu’il obéit de son bon gré. D’avantage, que la grâce soit spécialement donnée aux esleus, et de don gratuit, il le dit escrivant à Boniface, en ceste manière, Nous savons que la grâce de Dieu n’est point donnée à tous hommes : et que quand elle est donnée à aucun, ce n’est point selon les mérites, ne des œuvres ne de la volonté, mais selon la bonté gratuite de Dieu : quand elle est desniée, que cela se fait par le juste jugement de Dieu[s]. Et en ceste mesme Epistre il condamne fort et ferme l’opinion de ceux qui estiment la grâce seconde estre rétribuée aux mérites des hommes : d’autant qu’en ne rejettant point la première, ils se sont monstrez dignes d’icelle. Car il veut que Pélagius confesse la grâce nous estre nécessaire à une chacune œuvre, et qu’elle n’est point rendue à nos mérites, afin qu’elle soit recognue pure grâce. Mais on ne peut plus sommairement despescher ceste question, que par ce qu’il en dit en son livre De correction et grâce, au huitième chapitre : où premièrement il enseigne, que la volonté humaine n’obtient point grâce par sa liberté, mais obtient liberté par la grâce de Dieu. Secondement que par icelle grâce elle est conformée au bien, afin de l’aimer et y persévérer. Tiercement, qu’elle est fortifiée d’une vertu invincible, pour résister au mal. Quartement, que estant gouvernée d’icelle, jamais elle ne défaut : estant délaissée, incontinent elle trébusche. Item que par la miséricorde gratuite de Dieu, la volonté est convertie à bien : estant convertie, y persévère. Item, que quand la volonté de l’homme est conduite à bien, et après y avoir esté addressée, qu’elle y est confermée, que cela vient de la seule volonté de Dieu, et non d’aucun mérite. En ceste manière il ne reste à l’homme autre libéral arbitre, que tel qu’il descrit en un autre lieu : c’est qu’il ne se peut convertir à Dieu, ne persister en Dieu, sinon de sa grâce : et que tout ce qu’il peut, c’est d’icelle[t].

[r] Epist. CV.
[s] Epist. CVI.
[t] Epist. XLVI.

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